Toutes les crises immobilières ne sont pas des crises systémiques du capitalisme, mais toutes les crises systémiques du capitalisme ont commencé avec une crise immobilière. De la spéculation viennoise de 1873 à la crise des subprimes de 2008 en passant par la folie immobilière états-unienne des années 1920 stoppée par la remontée des taux de 1929, ce théorème semble décidément se vérifier. Au point que l’on peut légitimement s’inquiéter de ce qui se passe actuellement en Chine où un des géants de l’immobilier, Evergrande, vient le 8 septembre, d’annoncer qu’il suspendait une partie du paiement de sa dette.
Depuis plusieurs mois, le géant de l’immobilier chinois Evergrande se débat en effet dans des difficultés qui semblent sur le point de l’emporter. Le premier métier d’Evergrande, société fondée en 1997 par Xu Jiayin, aujourd’hui cinquième fortune de la République populaire, est de vendre des projets immobiliers et des appartements. Depuis la fin des années 2000, cette activité a été une des plus juteuses du pays. Confrontée au ralentissement mondial dû à la crise de 2008, la Chine s’est lancée dans le développement de l’immobilier pour soutenir sa croissance. Et pour alimenter tout cela, on a eu recours à la dette et aux mécanismes complexes de la finance. Sur le papier, cela avait tous les avantages : permettre de développer la croissance de la demande intérieure sans trop dégrader la compétitivité par une trop forte hausse des salaires. On pouvait ainsi demeurer l’atelier du monde et disposer d’un pilier intérieur fort.
Evergrande a beaucoup prospéré alors, dans cet océan de dettes. Les clients s’endettaient pour acheter les appartements payables d’avance à Evergrande qui, lui, s’endettait pour multiplier les projets et payer ses fournisseurs. Avec, pendant longtemps, un grand succès alimenté par l’urbanisation accélérée du pays. Evergrande devenait même un conglomérat diversifiant ses investissements dans des secteurs aussi divers que l’agroalimentaire, l’assurance ou les parcs de loisirs. Un temps, l’homme d’affaires cantonais Xu Jiayin a même été l’homme le plus riche de Chine continentale. L’incarnation de cette folie immobilière chinoise des années 2010.
Seulement voilà, la martingale immobilière chinoise s’est transformée en bulle et la hausse vertigineuse des prix a creusé les inégalités dans un pays où la part des salaires dans la richesse nationale demeure très faible. La crise sanitaire n’a fait qu’aggraver la situation, et les autorités de Pékin se sont vues contraintes de reprendre le contrôle de la situation. Ou du moins d’essayer de le faire. Car, selon les calculs de l’agence de notation Standard & Poor’s, le secteur immobilier pèse désormais entre 20 et 25 % du PIB chinois. Dès 2017, le président chinois Xi Jinping avait tiré la sonnette d’alarme en prévenant qu’une maison « était faite pour vivre dedans et pas pour spéculer ». Mais comment faire pour ralentir la spéculation sans faire exploser la bulle ? La question est délicate et, plus on attend, plus elle est insoluble.
Pour autant, fin 2020, dans le grand chambardement qui a suivi la crise sanitaire et amené à une redéfinition des priorités de la politique économique, les autorités chinoises ont décidé d’actionner le frein à main. Rééquilibrer l’économie vers la demande intérieure ne pouvait plus se faire par l’immobilier. Il fallait stopper l’envolée des prix dans ce secteur. En décembre, les prêts aux développeurs immobiliers ont été limités et les banques ont été contraintes de réduire leur distribution de crédits immobiliers. L’idée, c’était évidemment de diriger le flot de crédits vers d’autres secteurs, permettant de renforcer la rentabilité des entreprises et, en conséquence, les salaires. Dès lors, le calcul était celui qui précède toujours les crises immobilières : la rentabilité du capital productif viendra compenser l’explosion de la bulle. Mais le calcul est toujours à haut risque, comme l’a prouvé l’expérience japonaise des années 1990-2000.
Quoi qu’il en soit, ces régulations sont venues frapper de plein fouet le modèle Evergrande déjà affaibli par la crise sanitaire. La moindre distribution de crédits immobiliers ne permettait plus de trouver des clients disposés à payer par avance leurs appartements. Or, sans ces liquidités, le groupe se retrouvait en difficulté pour honorer son immense dette, estimée aujourd’hui, en prenant en compte les différentes obligations émises par le groupe, à pas moins de 1 900 milliards de yuans (près de 230 milliards d’euros, soit plus que le PIB annuel du Portugal ou de la République tchèque), et poursuivre ses projets. Or plus moyen de faire jouer la cavalerie financière puisque l’accès à la dette devenait plus difficile.
La spirale infernale lancée
Résultat : Evergrande est progressivement entré dans une spirale infernale. Faute de moyens et de clients, le groupe a dû stopper ou ralentir bon nombre de ses 778 projets actuels. Dès lors, les liquidités provenant de ses clients finaux ont encore davantage manqué et, confrontés à ces difficultés, des fournisseurs ont commencé à refuser le papier commercial d’Evergrande, les titres de créance avec lesquels le groupe les payait jusqu’ici pour obtenir du matériel et de la main-d’œuvre. Cela signifiait encore moins de chantiers et donc encore moins de revenus. Le tout avec une pression croissante de la dette.
En désespoir de cause, le groupe s’engage alors dans une série de ventes d’actifs pour tenter de se renflouer et de faire face à ses obligations. Mais les acheteurs ne se pressent guère pour reprendre des projets immobiliers compromis et sans perspectives et des activités commerciales alors que la croissance chinoise est en phase de ralentissement. Bref, ces ventes se passent mal : elles se font à vil prix ou ne se font pas du tout. Plus que jamais, Evergrande manque de cash.
En juillet 2021, Evergrande annonce la suspension d’un versement prévu de dividendes. Les agences de notation commencent à paniquer et à dégrader la note du groupe, coupant encore davantage son accès au financement. À la Bourse de Hong Kong, le titre Evergrande a perdu près de 75 % de sa valeur en un an, tombant même en deçà de sa valeur d’introduction. Personne ne veut plus prêter un yuan au groupe. Logiquement, la faillite semble inévitable. C’est ce qu’ont affirmé en tout cas les trois grandes agences de notation mondiales, Fitch, S&P et Moody’s. Pour elles, le défaut de paiement semble ne pas pouvoir être évité.
Le dilemme de Xi Jinping
Et de fait, mercredi 8 septembre, l’agence d’information financière Redd indiquait qu’Evergrande avait annoncé qu’il ne paierait pas les intérêts de deux prêts bancaires et cesserait les paiements de sa division de gestion d’actifs. Parallèlement, selon Reuters, le groupe a demandé une extension de trois mois de la suspension de ses paiements à la banque chinoise CITIC. Selon les données disponibles, Evergrande doit de l’argent à 128 banques et 121 institutions non bancaires. D’ici à la fin de l’année, selon Fitch, elle devrait rembourser pas moins de 850 millions de dollars d’intérêts. L’an prochain, pas moins de 7,5 milliards de dollars d’obligations arrivent à échéance. À ce jour, il est impossible d’imaginer comment Evergrande va pouvoir payer ces sommes. Sa survie ne tient qu’à un fil.
Certes, en Chine, on annonce depuis des années le grand krach immobilier qui n’arrive jamais. Certes, on sait que l’économie et les marchés chinois dépendent étroitement de la volonté de l’État. Dès lors, le dilemme est désormais entre les mains de Xi Jinping et il n’est pas aisé.
Sauver Evergrande est impossible si l’on veut contenir la spéculation immobilière dont il est un des moteurs et si l’on veut également éviter de donner l’impression que le Parti communiste sauve les riches. Laisser faire faillite le groupe risque de déclencher une onde de choc sur l’ensemble de l’économie chinoise et d’un système financier surendetté et fragile. Ce serait faire le pari de l’administration Bush avec Lehman Brothers en 2008.
Évidemment, on peut imaginer une sortie en douceur, avec un rachat partiel et des remboursements de créances ciblées. Pékin choisira sans doute cette voie. Mais elle n’en reste pas moins périlleuse, car il y aura des perdants et des effets d’entraînement.
La confiance dans le marché immobilier risque de s’en ressentir au moment où ni la banque centrale ni le gouvernement n’entendent soutenir la demande intérieure au-delà de ce qu’elle fait aujourd’hui. Alors que la demande de services montre des faiblesses et que la croissance chinoise semble à nouveau dépendre de la croissance de ses marchés extérieurs, cette crise d’Evergrande tombe fort mal.
Elle risque de détourner les investisseurs étrangers et de conduire à des ajustements difficiles dans la société chinoise. La messe n’est pas encore dite sur une éventuelle crise chinoise, mais les contradictions du capitalisme d’État de la République populaire semblent se creuser de plus en plus.
Romaric Godin