Dans une Nouvelle-Calédonie dévastée par une soudaine flambée du Covid-19, avec 49 décès le 22 septembre et un hôpital saturé, l’annonce par le voisin australien de l’annulation du contrat des sous-marins français est passée largement inaperçue. Au 22 septembre, il n’y avait pas de message officiel de la part des élus du groupe loyaliste Avenir en Confiance. Seul le député Philippe Gomès (Calédonie Ensemble), également président du groupe d’amitié France-Australie à l’Assemblée nationale, écrivait « regretter vivement cette décision aussi brutale que soudaine…orchestrée de manière peu élégante s’agissant de pays alliés de très longue date ». Et si le député ajoute que « cet espace doit pourtant demeurer une priorité pour la France », cette dernière peut s’attendre à relever de nouveaux défis pour s’y maintenir.
Une alliance pas si sacrée
Comme devait le rappeler la commémoration de la bataille de Chesapeake Bay en septembre 1781 par l’ambassade de France à Washington, le soutien de Louis XVI aux insurgés américains était une affaire triangulaire. Autrement dit, il constituait avant tout un message au rival britannique responsable des défaites successives enregistrées par la France sur le continent nord-américain dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, dont celles de la French and Indian War, ou Guerre de sept ans (1754–1763). Or, les affaires triangulaires finissent toujours mal. Passer en revue une relation de 250 ans mérite un livre. On se contentera de rappeler quelques dates-clés de la poussée hégémonique américaine. Devenus première puissance économique mondiale dans la dernière décennie du XIXe siècle, les États-Unis cherchaient à cocher les cases manquantes, notamment par l’acquisition de colonies et de territoires et par la langue, qu’ils essayèrent d’imposer dans la diplomatie avant 1919. Contrairement aux idées reçues, l’Europe fut le dernier théâtre qu’ils pénétrèrent « à la faveur », pour ainsi dire, d’un effroyable conflit que les Européens ne pouvaient clore. En relations internationales, la plume des traités de paix se trempe dans le sang. C’est donc après leur entrée militaire en France en 1917 que les vainqueurs imposaient un traité rédigé en anglais et signé dans la Galerie des Glaces du Palais de Versailles. C’est aussi là qu’il faut trouver les sources de la construction européenne, du multilatéralisme (dont ils s’exclurent en l’imposant aux Européens) et de la merchant diplomacy ou diplomatie d’affaires qui sera plus tard inscrite dans l’article 71 de la Charte des Nations Unies, rédigée par le Département d’État pendant la Seconde Guerre mondiale. Durant l’entre-deux-guerres, cette diplomatie des banquiers servit à renégocier la dette allemande, considérée par les États-Unis comme un frein à la reconstruction économique, et une source de conflits avec la France. En 1945, l’entrée de la France parmi les membres permanents du Conseil de sécurité était loin d’être acquise. En effet, peu d’Américains acceptaient l’idée que les Français fîssent partie des vainqueurs. Il est évident que la France doit cette position entièrement au rôle, à la personnalité et au caractère du général de Gaulle. Cependant, une France parmi les cinq membres permanents, alors que la guerre froide avait commencé et que l’Allemagne n’existait plus, permettait à Roosevelt d’équilibrer (« balancing » en terminologie des alliances) le Royaume-Uni en Europe. Et revoilà notre triangle… La décolonisation, la crise de Suez en 1956, les chocs pétroliers, la construction européenne et la fin de la guerre froide, qui ramena la puissance allemande au cœur de l’Europe, n’ont pas favorisé la diplomatie française. La réintégration au commandement intégré de l’OTAN s’est faite par phases entre 1995 et 2009. Si les États-Unis ont constamment promu l’élargissement européen, Turquie et balkanisation de l’ancienne Yougoslavie incluses, c’est avant tout pour élargir l’OTAN, voulue en adéquation la plus étroite possible avec l’Union européenne. En février 2003, dans un discours au Conseil de sécurité, Dominique de Villepin osait affirmer que les liens entre Al-Qaïda et Saddam Hussein n’étaient pas avérés et que la guerre mènerait à une insécurité régionale totale. Après quoi les frites furent rebaptisées « freedom fries » et les Français vilipendés pour insoumission. En Afghanistan également, la France s’est inscrite dans une mission intégrée de l’OTAN, dans un pays où elle jouissait depuis un siècle de relations privilégiées et singulières. Il s’ensuit que lorsque le patron déclare la guerre terminée, il faut plier bagage, quelle que soit la catastrophe humaine laissée sur place. Puis survient l’annonce d’une nouvelle triple alliance, AUKUS, à 1 500 kilomètres de la Nouvelle-Calédonie, trois mois avant le dernier référendum d’auto-détermination.
Le Pacifique central
La centralité du Pacifique dans les intérêts américains se manifeste par un premier acte en 1823. La doctrine Monroe fait de l’Amérique latine le pré-carré des États-Unis, sécurisant ainsi la frontière orientale de l’océan, où baleiniers, santaliers et autres marchands-corsaires posaient des jalons depuis la fin du XVIIIe siècle. Après l’ouverture forcée des ports chinois par les Britanniques, suivis des Français, lors des deux guerres de l’opium, les Américains s’intéressèrent de près à l’ouverture du Japon, envoyant à l’Empereur les membres de l’aristocratie de la côte est, bostonienne en particulier, comme l’a démontré l’historien Christopher E. G. Benfey. L’année 1898 marque un tournant majeur, avec l’annexion d’Hawaï, la colonisation des Philippines et les prises de position à Guam et aux Samoa – les positions aux Mariannes et en Micronésie sont plus récentes. En Asie, la Thaïlande est le plus vieil allié américain, le premier traité remontant à 1833. La confrontation avec le Japon expansionniste constitue, comme on le sait, la raison de l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, confirmant l’espace indo-pacifique comme central et l’Europe comme périphérique aux intérêts américains. Fondée sur le contrôle des mers et la liberté de navigation, la pensée géostratégique américaine s’est formée pendant les décennies précédent 1945, en considérant, entre autres, « le problème japonais ». La Seconde Guerre mondiale permit de consolider l’Indo-Pacifique comme espace intégré et de positionner les États-Unis sur chaque pion de ce vaste échiquier, notamment en Indochine. Comme pour les Anglais avant eux, le Moyen-Orient fait partie de la route des Indes.
Cargo cult
Quelques semaines après Pearl Harbor, les GI’s faisaient une entrée triomphale dans la rade de Nouméa. En un peu plus de trois ans, les États-Unis allaient transformer une colonie de 10 000 habitants en eldorado soudainement conquis par l’armée la plus puissante du monde, équipée de l’outillage et de l’armement les plus avancés. Si l’île de Santo aux Nouvelles-Hébrides constituait une tête de pont idéale pour les missions aériennes vers le Nord-Ouest, la Nouvelle-Calédonie, où hôpitaux et aérodromes poussèrent comme des champignons, devint une base de repos pour les forces américaines du Pacifique occidental. La réplique du Pentagone qui fut le quartier général de l’état-major américain devint, après la guerre, le siège de la Commission du Pacifique, dont le traité fut signé à Canberra en 1947. La fascination exercée par les GI’s trouvait ici des racines profondes. Avant la prise de possession par la France en 1853, les premiers colons, précédés par de probables beachcombers, furent immanquablement irlandais, anglais, américains et écossais, voire français, allemands et scandinaves, ayant préalablement transité par l’Australie. Le développement économique, et démographique, de la Nouvelle-Calédonie est dû aux Paddon, Higginson, Daly, O’Donoghue (famille Cheval), Pentecost, Martins et nombre d’autres. Dans un pays qui a grandi au lait, au beurre et aux biscuits australiens, on circule en 4X4 de marque américaine, on pratique le rodéo comme une religion, et le cow-boy local s’appelle stockman. Si l’imaginaire kanak est dominé par l’espace naturel et celui du métropolitain par le clocher au milieu du village, le caldoche rêve de capturer le bétail de son ranch au lasso.
Révisionnisme
En relations internationales, un état révisionniste est celui qui remet en question des accords internationaux unilatéralement, et éventuellement par la force. La version bégnine du révisionnisme est le non-respect, non négocié, de traités préalablement signés. La forme la plus maligne en est la révision des frontières, notamment par annexion de territoire. Comme les règles de l’ordre international sont écrites par les vainqueurs du dernier conflit, ceux-ci réservent le terme de « révisionniste » à tous sauf à eux-mêmes. Il va sans dire que personne n’ose qualifier les actions américaines de révisionnistes. Pourtant, avec la très douteuse invasion de l’Irak en 2003, la sortie de l’Accord de Paris sur le climat de 2015 par l’administration Trump, tout comme la suspension de l’accord sur le nucléaire iranien négocié la même année, entrent bien dans cette catégorie. Sans utiliser le terme, les déclarations du ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves le Drian – « Cette décision unilatérale, brutale, imprévisible ressemble beaucoup à ce que faisait M. Trump » – décrivent pourtant bien le phénomène. Les États-Unis estiment que force fait loi. Une attitude facilitée par l’affaiblissement des Nations Unies depuis vingt ans, l’inutilité croissante d’un Conseil de sécurité bloqué par la nouvelle guerre froide entre OTAN et alliance sino-russe, et l’absence d’une redistribution de pouvoir qui aurait dû avoir lieu au tournant du nouveau millénaire.
3e référendum
Les relations de la France avec ses voisins australiens et néo-zélandais furent notoirement tendues jusqu’aux années 2000, ce dont la fatidique affaire du Rainbow Warrior en 1985 fut un symbole retentissant. Le réchauffement diplomatique des vingt dernières années a permis l’établissement de missions du gouvernement calédonien dans les capitales des deux voisins et l’accession de la Nouvelle-Calédonie aux instances régionales. Il est donc acquis que les ennemis d’hier sont devenus les alliés d’aujourd’hui et toute suggestion du contraire était, jusqu’à la semaine dernière, rabrouée comme anachronique. Pour autant, la Nouvelle-Calédonie fait partie de la première barrière d’îles de défense du territoire australien, le Vanuatu étant intégré à la deuxième barrière d’îles. L’Australie, déjà en compétition avec la Chine sur cette deuxième barrière, entend bien éviter que Pékin ne se rapproche. Menacée par une dépendance vis-à-vis de son premier partenaire commercial et des exemples d’ingérence accrus, l’Australie est consciente du coût d’une confrontation avec la Chine. Les États-Unis ont également conclu que la compétition avec le rival chinois impose de se préparer à une guerre chaude. Quant au Royaume-Uni, il désespérait que les portes s’ouvrent enfin à son « retour » vers l’ancien empire de l’Asie-Pacifique, stratégie sur laquelle toute l’idéologie Tory du Brexit reposait. Dans ce contexte, les Américains sont prêts à des partages technologiques avec l’allié australien, qu’ils ont réservés aux alliés britanniques pendant la guerre froide et qui rendront l’Australie dépendante de la recherche nucléaire de ses deux partenaires. En effet, le choix de sous-marins à propulsion nucléaire n’implique ni la construction d’un programme nucléaire national, ni la lancée de missiles nucléaires. La confiance requise par ce degré de dépendance semble impliquer un héritage historique et linguistique commun, la défense redevenant une affaire de famille. Il est parfaitement connu que « l’allié » australien nourrit, de longue date, des contacts et une influence au sein des groupes indépendantistes kanak. Pendant la campagne précédant le second référendum d’octobre 2020, les équipes du consulat d’Australie s’étaient ouvertement rendues en brousse. Le Groupe du fer de lance mélanésien, créé à Port-Vila en 1988, offre un autre espace de rencontres. Le territoire découvert par l’Anglais James Cook et qui porte un nom écossais reste une tentation par trop évidente pour Aukus, qui finira par être connecté au Quad + (soit Aukus avec l’Inde, le Japon, le Vietnam, la Corée du Sud et la, Nouvelle-Zélande). Suggérer qu’une catastrophe naturelle donne aux armées australienne et française de futures raisons d’opérations communes ne saurait être vanté comme constructif. Rétrospectivement, l’annulation du contrat des sous-marins français semble avoir été bien préparée. Lourde de conséquences pour la diplomatie française, cette décision a aussi, tout d’un coup, transformé la portée du référendum du 12 décembre prochain.
Sandrine Teyssonneyre, à Nouméa