Le 20 septembre, alors qu’il survolait l’Atlantique en route pour New York, Boris Johnson a été bombardé de questions de la part des journalistes accrédités qui se trouvaient à bord à propos du désastre annoncé qu’il venait tout juste de laisser derrière lui : bientôt, les pompes seraient à sec.
Voguant au-dessus des nuées, le Premier ministre était effectivement en train de filer dare-dare, loin de la pire crise qu’ait connue son gouvernement depuis la pandémie. Un mélange volatil fait de ruptures dans les chaînes d’approvisionnement, de hausse des tarifs de l’énergie, d’inflation galopante, d’augmentation des taxes et de réduction des prestations sociales qui risque de paupériser des centaines de milliers de personnes, de vider les rayons des supermarchés, voire de paralyser la société.
Le week-end qui a précédé le voyage du Premier ministre à destination des Nations unies et de la Maison-Blanche, plusieurs fournisseurs d’énergie se sont effondrés. L’hiver promet d’être rude pour les sujets de Sa Majesté, alors que la facture d’énergie de millions de foyers grimpe en même temps que le coût de la vie : l’inflation est passée de 2 % en juillet à 3,2 % en août – la progression la plus importante depuis que l’on a commencé à enregistrer cet indice en 1997.
Boris Johnson et ses métaphores désinvoltes
L’économie britannique est si vulnérable aux pénuries de gaz que “nous pourrions facilement en arriver à la semaine de trois jours” [lire ci-contre], a averti dans les pages du Telegraph Clive Moffatt, un consultant spécialiste du secteur qui a conseillé le gouvernement dans le domaine de la sécurité énergétique.
Comme toujours en période de crise nationale, Boris Johnson a eu recours à une métaphore désinvolte pour se débarrasser des journalistes présents dans son avion, et a affirmé que ces goulets d’étranglement n’étaient que “provisoires”, le temps que l’économie mondiale se remette des pires restrictions liées au Covid-19 : “C’est comme si tout le monde se levait pour brancher la bouilloire à la fin d’une émission de télé.”
La situation n’est pas aussi simple que le Premier ministre veut le croire. Une croissance économique subite après l’affaissement dû à la pandémie, des événements locaux imprévus (comme un incendie qui a touché une interconnexion électrique fournissant le Royaume-Uni depuis la France) et des complications géopolitiques, tout cela a contribué à faire monter les prix du gaz à l’échelle mondiale.
Problème, le Royaume-Uni compte sur son territoire certains des logements les moins étanches d’Europe, et l’on y dépend majoritairement du gaz pour se chauffer et faire la cuisine. Aussi le pays est-il particulièrement affecté par la crise. Et il commence à manquer de bien autre chose que de gaz.
Un été déjà agité
Le pays a discrètement traversé un été agité. Ces derniers mois, semaine après semaine, tandis que Johnson et ses ministres se débattaient avec le pont aérien en Afghanistan, les chaînes d’approvisionnement ont de plus en plus souffert de la pénurie de chauffeurs de poids lourds. Il en manque plus de 100 000, et cela concerne tout ce que l’on peut stocker dans le pays, des milk-shakes de McDonald’s aux flacons d’analyse sanguine et aux produits chimiques nécessaires à la purification de l’eau.
Le Brexit, dont l’impact est exacerbé par les restrictions associées au Covid-19, a entraîné un exode de chauffeurs routiers européens, qui ont quitté le Royaume-Uni pour rentrer chez eux, et les examens de permis poids lourd ont été interrompus pendant la pandémie, aggravant encore cette pénurie. Au moment où le Premier ministre a pris l’avion, les stations-service avaient commencé à fermer [jusqu’à la moitié des stations-service indépendantes du pays étaient à sec au plus fort de la crise, fin septembre], et trois des principaux exploitants de stations-service mettaient en garde contre une pénurie de carburant à cause du manque de chauffeurs.
Le ministre des Transports, Grant Shapps, a laissé entendre qu’il serait prêt à assouplir les règles d’obtention des visas pour recruter davantage de chauffeurs étrangers [ce qu’il a fini par faire le 25 septembre en débloquant 5 000 visas temporaires] – un véritable anathème pour un gouvernement qui attend des entreprises qu’elles comblent le vide avec des salariés britanniques.
“Une qualification pas reconnue par les politiques”
“Le Brexit a joué un rôle énorme, parce que beaucoup de gars et de filles ont dû rentrer chez eux, et maintenant ils ne peuvent pas revenir, explique Tom Reddy, un routier de 36 ans originaire de Stratford-upon-Avon, qui a quinze ans d’expérience et effectue des tournées de plus de quatorze heures d’affilée pour livrer du lait aux supermarchés. C’est un travail qualifié, mais ce genre de qualifications n’est pas reconnu chez nous, et c’est vraiment difficile d’attirer l’attention des politiques, parce que ce n’est pas le genre de travail dont ils ont eux-mêmes fait l’expérience.”
Si, à la fin du mois d’août, Reddy a vu son salaire augmenter de 40 % du jour au lendemain, ce qui lui permet de toucher 24,5 livres (28,4 euros) de l’heure le dimanche (la tournée la mieux rémunérée), il dit vouloir bientôt changer de métier. “On est tous épuisés, complètement claqués, confesse-t-il. Je me sens un peu usé, je travaille trop, et je veux passer plus de temps avec ma compagne et ses gosses. Je suis heureux pour les chauffeurs, parce qu’en ce moment ça fait une belle somme d’argent, mais ça ne résout rien du tout, parce que le prix de l’essence, du pain, du gaz, le coût de la vie, tout augmente, et ça va faire mal à ceux qui sont tout en bas.”
Une baisse des allocations au pire moment
Les électeurs n’ont pu que constater ces difficultés. 69 % des Britanniques disent que depuis quelques mois, les prix de leurs produits alimentaires courants ont augmenté, et 67 % qu’ils trouvent ces produits en moins grande quantité dans leurs supermarchés.
Cette crise de la consommation pourrait faire perdre le cap à Johnson, lui qui vient à la mi-septembre de remanier les éléments clés de son équipe ministérielle pour se concentrer sur ses projets de réformes avant des élections anticipées qui pourraient avoir lieu en 2023.
Les nouvelles politiques mises en place par le gouvernement vont aussi frapper les électeurs directement au portefeuille. La hausse hebdomadaire de 20 livres (23,2 euros) du Crédit universel [système d’allocation unique], décidée en mars pour aider les gens à surmonter la pandémie, doit prendre fin en octobre, coïncidant avec la crise énergétique. Cela représentera la plus grande baisse des prestations depuis la création des aides sociales en 1945.
“C’est une aide au revenu vitale pour des millions de gens, et la supprimer maintenant, surtout quand il semble que l’on soit à la veille d’augmentations importantes du coût de la vie dans les prochains mois, ça tombe vraiment très mal”, commente Damian Green, ministre conservateur du Travail et des Retraites en 2016-2017.
La panique gagne le gouvernement
En avril prochain, une augmentation de 1,25 % des cotisations sociales destinée à éponger les arriérés du service de santé public et à financer le coût des prestations sociales apparaîtra sur les bulletins de salaire, et représentera 255 livres (296 euros) de moins pour les salaires annuels d’un montant de 30 000 livres (34 800 euros).
Le programme de chômage partiel mis en œuvre par le gouvernement pour préserver les emplois pendant la pandémie est également censé prendre fin maintenant. Des postes subventionnés par l’État pendant dix-huit mois, mais qui, en réalité, n’existent plus, vont se traduire par des licenciements, contraignant davantage de salariés à dépendre des aides sociales – les demandes de prestations ont d’ailleurs doublé depuis le début de la pandémie.
Toutes les conditions semblent donc réunies pour aboutir à une catastrophe. La panique gagne les rangs du parti au pouvoir. Si la hausse des cotisations sociales a été votée en septembre sans provoquer de véritable révolte, cette politique n’en déplaît pas moins à nombre de députés conservateurs, qui la considèrent comme une taxe sur les salariés en âge de travailler et aux revenus faibles et moyens.
Choisir entre se nourrir et se chauffer
Déjà, au Royaume-Uni, 3 millions de foyers doivent choisir entre se nourrir ou se chauffer. Un demi-million d’autres les ont rejoints au 1er octobre, quand le plafond des tarifs de l’énergie a grimpé de 139 livres (161 euros), la plus forte augmentation des factures énergétiques jamais enregistrée.
“On nous inflige une hausse du gaz, et le prix des denrées alimentaires augmente. Franchement, ils essaient de tuer les pauvres, là, ou quoi ? se demande Deirdre, enseignante de Belfast Ouest âgée de 42 ans, qui a dû quitter son emploi et élever seule sa fille de 12 ans et son fils de 9 ans afin d’échapper à des violences conjugales. Avec tout ça, et si on nous supprime les 20 livres supplémentaires du Crédit universel, qui sont essentielles pour ma famille, c’est une blague de croire que les gens vont effectivement pouvoir s’en tirer. Ils n’auraient pas pu choisir un pire moment, juste avant Noël.”
Deirdre participe au programme de recherche “Covid Realities” financé par la Fondation Nuffield, qui analyse comment les faibles revenus ont vécu la pandémie. “C’est une drôle de façon de vivre, et je m’inquiète pour ma santé mentale, l’effet que ça va avoir sur moi.”
Une conjonction inédite de facteurs déstabilisants
Les taxes en hausse, les avantages sociaux en baisse, l’essence et la nourriture qui augmentent, tout cela fait qu’il est probable que le coût de la vie devienne un enjeu politique capital, ces problèmes coïncidant avec les ondes de choc économiques du Covid-19 et les conséquences d’un accord mal négocié sur le Brexit.
Et si ces problèmes font sombrer le pays dans des troubles dignes de ceux des années 1970, cet hiver de la colère [lire encadré ci-dessous] pourrait aussi annoncer le crépuscule du règne de Johnson.
Anoosh Chakelian
Philippa Nuttall
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