Pour mieux comprendre le présent, plutôt que de partir des sommets France-Afrique, je vous propose de partir de deux autres évènements historiques qui permettent de mieux comprendre le présent. Le premier est celui de la Conférence de Bandung en 1955. C’est la première conférence des Etats indépendants d’Afrique et d’Asie, à l’invitation de Soekarno, président d’Indonésie, avec Nehru qui représente l’Inde, premier Etat indépendant d’Asie et d’Afrique depuis 1947, avec Chou en Lai pour la Chine. L’Afrique y est représentée par Nasser pour l’Egypte, et Kwame Nkrumah pour le Ghana qui annonce les mouvements au Mali, en Guinée, au Kenya et plus tard en Afrique du Sud et dans les colonies portugaises. Les mouvements de libération sont présents, notamment le FLN algérien représenté en tant qu’observateur, par Hocine Ait Ahmed. Une des rares déclarations concernera la situation de la Palestine.
Bandung marque le bouleversement de la géopolitique mondiale avec l’irruption de ce qu’on appellera le Tiers Monde, puis le Sud. Alfred Sauvy qui a inventé le terme Tiers Monde en 1952 disait « je n’appelle pas tiers monde les pays pauvres, ni non plus les pays qui ne sont pas des deux premiers mondes, occidental et soviétique, j’appelle tiers monde les pays qui sont exclus de la direction politique comme le tiers état était exclu de la décision politique avant la révolution française ». La conférence de Bandung tout en réaffirmant la necessaire lutte contre la colonisation, l’impérialisme et le néocolonialisme, refusera le choix entre les deux blocs. La jonction avec l’Amérique Latine se fera après la révolution cubaine en 1959, les mouvements en Amérique latine se réclamant de la libération nationale par rapport aux limites des indépendances conquises par les colons. Elle donnera naissance à l’essai de la Tricontinentale, avec le rôle de Che Guevara et Mehdi Ben Barka, qui se réunit à La Havane en 1966, et ensuite du mouvement des non-alignés. Rappelons toutefois que la première indépendance a été celle de Haïti en 1804, celle du soulèvement des esclaves qui ont battu les armées de Napoléon. Haiti a continué de rembourser à la France, jusque dans les années 1950, la dette et ses intérêts, imposée pour indemniser les esclavagistes de la « perte » de la propriété des esclaves.
L’indépendance de l’Afrique est plus reliée à la décolonisation illustrée par la Conférence de Bandung qu’aux indépendances des années 1960. Mais pour comprendre Bandung, il faut remonter un peu plus loin dans le passé. Je vous propose de retenir un autre événement et une autre date, le Congrès de Bakou, en 1920. Nous sommes en Azerbaïdjan, dans une région dont on redécouvre l’importance dans l’histoire longue des empires et des nations. Il a été suivi par le Congrès des peuples opprimés, à Bruxelles, en 1927, présidé par Madame Sun Yat Sen et Albert Einstein. Le Congrès de Bakou, ou Congrès des peuples d’Orient, va mettre en avant la proposition d’une stratégie, d’une nouvelle alliance, l’alliance entre les mouvements ouvriers, et notamment les mouvements communistes, et les mouvements de libération nationale. Cette alliance a succédé aux affrontements armés entre ces mouvements, les mouvements de libération nationale considérant les mouvements communistes comme un frein à l’indépendance et les mouvements communistes considérant que les mouvements de libération nationale recherchaient l’arrivée au pouvoir des bourgeoisies nationales. Cette alliance a connu de grands succès et a réussi à encercler l’impérialisme jusqu’en 1965 après la rupture entre les partis communistes soviétiques et chinois.
Ce rappel historique nous permet de mettre en évidence deux interrogations qui se posent aujourd’hui aux mouvements d’émancipation. La première est celle de la décolonisation. A Bandung, Chou en lai avait déclaré : les Etats veulent leur indépendance, les nations veulent leur libération, les peuples veulent la révolution. Quelle est le rapport aujourd’hui entre les Etats, les nations et les peuples ? La deuxième question est celle des alliances stratégiques. Quelle stratégie et quelles alliances après l’alliance stratégique du début de la décolonisation entre les mouvements sociaux et les mouvements de libération nationale ?
Pour aborder ces questions, il nous faut partir de la situation actuelle. Dans quel changement de période sommes-nous ? Il faut mesurer l’importance des bouleversements en cours et des ruptures systémiques qui caractérisent la situation actuelle. Dans cette situation, les contradictions s’aiguisent et se redéfinissent.
Toutes les facettes d’une crise globale et structurelle sont présentes. La crise de la pandémie et du climat met en évidence la perte de résilience du système dominant et de la caractérisation de la mondialisation dominante. La crise sociale est de plus en plus aigüe, les inégalités sociales sont démesurées et sont devenues de plus en plus insupportables, les discriminations sont intolérables. La fracture politique entre les pays du Nord et les pays du Sud devient explosive. Le système capitaliste est en crise et la question de son dépassement est posée, vers un autre mode de production qui ne sera pas forcément égalitaire. Le néolibéralisme est épuisé et a évolué vers un austéritarisme sécuritaire ; les contradictions se renforcent au sein même du capitalisme entre les GAFAM et les extractivistes. La crise géopolitique oppose une approche multipolaire avec l’affrontement de deux nouveaux blocs ouvrant l’extension de nouveaux risques de guerre. La crise démocratique devient majeure avec la faillite des institutions et la défiance généralisée contre les formes ressenties de corruption.
Cette situation de crise généralisée se traduit sur le plan idéologique. Des partis d’extrême droite accèdent au pouvoir dans toutes les régions du monde avec Bolsonaro, Orban, Dutertre, Modi, Trump, et d’autres. Les idées d’extrême droite n’ont pas été aussi présentes et fortes depuis la deuxième guerre mondiale ; elles sont dominantes dans des secteurs dominants des médias. Et pourtant, on peut admettre l’hypothèse que la montée des idées d’extrême droite est une réaction au sens propre du terme. Elle traduit un refus violent et un affolement par rapport aux nouvelles radicalités portées par les nouvelles générations sur les questions du féminisme, du refus du racisme, de l’urgence écologique. Les indices ne manquent pas ; par exemple, alors que les extrêmes-droites s’affolent, une mapuche est élue présidente de l’assemblée constitutionnelle au Chili.
Nous sommes engagés dans une bataille pour l’hégémonie culturelle particulièrement violente. Comme l’affirmait Gramsci, elle est essentielle. Cette bataille pour l’hégémonie culturelle oppose violemment deux conceptions du monde ; d’un côté l’identitarisme et le sécuritarisme, de l’autre l’égalité et la solidarité. La bataille porte sur les libertés avec d’un côté une conception individualiste et libertarienne et de l’autre le lien entre les libertés individuelles et les libertés collectives.
A partir de là, nous pouvons proposer deux réponses par rapport aux questions que je vous ai proposé.
Sur la caractérisation de la période, nous pouvons dire que la décolonisation n’est pas terminée. La première phase a été celle de l’indépendance des Etats. On peut considérer qu’elle a relativement réussi même si on en voit les limites. La deuxième phase, celle de la libération des nations et des peuples, commence. Elle implique de remettre en cause les formes de domination, dont la FrançAfrique, et les prolongements de la colonisation dans la colonialité des institutions internationales et nationales et dans les idéologies.
Sur la question des alliances, il s’agit d’une ouverture vers la construction d’un bloc de mouvements porteurs de radicalités nouvelles : les mouvements ouvrier et syndical, paysans, féministe, écologiste, des peuples autochtones, contre le racisme et les discriminations et le précariat. La stratégie de ces mouvements est en pleine évolution. Par exemple, le mouvement paysan a réussi à mettre en avant l’agriculture paysanne considérée comme plus avancée que l’agro-industrie et correspondant plus aux impératifs écologistes, à rejeter les OGMs, et à proposer la souveraineté alimentaire.
L’urgence est de définir le projet de dépassement et d’émancipation correspondant à cette nouvelle alliance stratégique. Et d’inventer les nouvelles formes du politique renouvelant une approche de la démocratie.
Gustave Massiah - 2 octobre 2021
--------------------
Présentation de la table ronde sur les migrations
Nous avons la chance d’avoir à notre table ronde Saïd Bouamama qui introduira la discussion ainsi que des camarades de l’Association Marocaine des Droits Humains et des camarades du comité des sans-papiers du département.
Quelques brèves réflexions pour commencer.
L’Histoire des Migrations se confond avec l’Histoire de l’Humanité. Elle a commencé en Afrique à partir des migrations des Néanderthaliens et de l’Homo Sapiens. Les migrants ne sont pas des intrus ; ils sont partie prenante de l’histoire de chaque société.
Dans l’histoire longue des migrations, un changement important survient, entre le 17e et le 18e siècle, avec le passage de l’Etat-Empire à l’Etat-Nation. Les Etats-nations n’ont pas existé de tous temps et ne sont pas une forme éternelle. L’identité nationale est d’invention récente, comme le disent si bien Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, chaque individu a des identités multiples ; il est réducteur et faux de vouloir le rabattre à une seule identité.
Dans la période actuelle, marquée par la mondialisation capitaliste, les migrations prennent trois formes. Les migrations économiques caractérisées par la différence des situations qu’on peut définir pour simplifier par l’impérialisme et le néocolonialisme. Comme l’exprimait très bien Alfred Sauvy dès 1950, « si les richesses sont au Nord et que les hommes sont au Sud, les hommes iront là où sont les richesses et vous ne pourrez rien faire pour les en empêcher ». Les migrations politiques résultent des guerres et des conflits et se traduisent par des déplacements de réfugiés. Les migrations environnementales qui commencent vont bouleverser les équilibres de la population mondiale.
Le droit international définit les grandes lignes des politiques migratoires. Il met en avant six principes de base : la dignité ; les droits des migrants ; la lutte contre le racisme ; la redéfinition du développement ; la liberté de circulation ; le droit international. La dignité est le fondement de toutes les propositions. Les migrants doivent être reconnus comme acteurs de la transformation des sociétés de départ et d’accueil et comme acteurs de la transformation du monde. Le respect des droits des migrants s’inscrit dans le cadre du respect des droits de tous. Le droit des étrangers doit être fondé sur l’égalité des droits et non sur l’ordre public. Il commence par la régularisation des sans-papiers Il met en avant le droit de vivre et travailler dans son pays et aussi le droit de libre circulation et d’installation. Il propose de reconnaître la citoyenneté de résidence
On prétend que la bataille idéologique s’organise autour de la question des migrations. C’est une instrumentalisation médiatique. La bataille pour l’hégémonie culturelle porte d’abord sur l’égalité. Les migrations sont utilisées mais partagent toujours autant les sociétés. Il y a autant d’appel à la haine que de manifestations de solidarité. Depuis quatre ans, les sondages annuels indiquent que 60% des sondés sont pour la citoyenneté de résidence et la participation des résidents étrangers aux élections locales. Et quand on les interroge sur leurs sujets d’inquiétude, les français mettent en tête le pouvoir d’achat et l’écologie, l’islam arrive en dixième position et l’immigration en treizième position.
Gustave Massiah - 2 octobre 2021