“The history book on the shelf/ Is always repeating itself” [“le livre d’histoire sur l’étagère / se répète encore et toujours”] chantait ABBA dans Waterloo, le titre qui a permis au groupe suédois de gagner le concours Eurovision en 1974 et l’a propulsé au sommet de la gloire internationale. Un demi-siècle plus tard, l’affirmation semble se vérifier : le groupe s’est reformé et sort un nouvel album en novembre. Ses membres vont effectuer une tournée virtuelle sous la forme d’hologrammes à leur effigie rajeunie. Et, au Royaume-Uni, où ABBA a caracolé en tête du hit-parade plus de dix années durant après sa victoire à l’Eurovision, l’actualité fait de plus en plus écho aux années 1970.
À l’époque, le Royaume-Uni est en proie à des pénuries énergétiques qui handicapent son industrie. En 1974, l’État impose la semaine de trois jours à bon nombre d’usines. Aujourd’hui, le pays renoue avec les ruptures d’approvisionnement énergétique, les rayons vides dans les grandes surfaces et les plans de sauvetage du gouvernement.
Subventionner ou laisser s’effondrer le secteur
La toile de fond est une flambée des prix de l’énergie à l’échelle planétaire, en particulier du gaz naturel. Si beaucoup de pays le vivent mal, c’est encore plus le cas du Royaume-Uni. Depuis qu’on a découvert du gaz et du pétrole au large des côtes du nord-est, voilà un demi-siècle, la ressource sert à produire l’essentiel de l’électricité du pays et à chauffer la plupart des logements. Or les gisements gaziers de la mer du Nord s’épuisent. Et comme le Royaume-Uni a remplacé ses centrales à charbon par des éoliennes, dans le but de réduire ses émissions de gaz à effet de serre, il est devenu cruellement dépendant des importations de gaz naturel, surtout par temps calme.
Pour couronner le tout, ces dix dernières années, le gouvernement a autorisé des nouveaux venus à s’emparer d’une part notable du marché de détail de l’énergie, alors que leur modèle économique les prémunit mal contre les turbulences du marché. Aujourd’hui, à l’approche de la COP26 qui se tiendra en novembre à Glasgow, le pays doit choisir entre laisser son marché de l’énergie s’effondrer et subventionner massivement les combustibles fossiles.
Un modèle économique bancal
Le problème remonte aux années 1980 et 1990, quand les privatisations donnent naissance à un marché de l’énergie oligopolistique dominé par les “Big Six”, qui versent à leurs actionnaires de juteux dividendes et à leurs patrons de gros salaires. L’État répond alors à la grogne provoquée par la hausse du prix de l’énergie en libéralisant davantage, avec à la clé un morcellement du marché. Certains des nouveaux acteurs innovent, comme Bulb, qui propose des applications permettant de suivre sa consommation, et Octopus, qui dissuade l’usager de consommer lorsque la demande est forte grâce à la “tarification dynamique”. Mais la plupart ont peu de capitaux et ne produisent pas d’énergie, se contentant de l’acheter sur le marché de gros mondial pour la revendre. Et certains se soucient peu de garantir la continuité de l’approvisionnement ou de se prémunir contre la volatilité des prix.
Ce type de modèle économique a toujours été à la merci des contractions de la demande. Or les risques se sont accrus en 2017, avec la fermeture d’un important site de stockage gazier qui a ramené les réserves du Royaume-Uni à 2 % seulement de sa consommation annuelle, quand d’autres gros importateurs peuvent en stocker 20 % à 30 %.
Des hausses de prix intenables sur le marché de gros
Tous les ingrédients d’une crise majeure se sont réunis cet été. À mesure que les restrictions sanitaires s’allégeaient, la demande mondiale d’énergie repartait à la hausse. L’approvisionnement de gaz en provenance de Russie, gros pays producteur, a été perturbé, et une météo anormalement calme a empêché les éoliennes britanniques de tourner. En août, l’Ofgem, le régulateur de l’énergie britannique, a annoncé que le plafond tarifaire allait être relevé de 12 % à compter d’octobre. Or, entre-temps, le prix du gaz payé par les fournisseurs britanniques sur le marché de gros a bondi de plus de 70 %. Résultat : les compagnies britanniques, liées par contrats, se retrouvent à devoir fournir du gaz aux ménages à un prix très inférieur à celui auquel elles l’achètent. [Dix] d’entre elles ont déjà déposé le bilan depuis le mois d’août, et des experts estiment que sans intervention de l’État, des dizaines d’autres leur emboîteront le pas.
Certaines entreprises particulièrement énergivores ont été contraintes de se mettre en pause. Le fabriquant d’engrais américain CF Industries a cessé sa production sur ses deux sites britanniques, expliquant que cela n’était plus rentable. L’onde de choc s’est propagée sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Le dioxyde de carbone commercial, un sous-produit de la production d’engrais, sert à conditionner les produits frais et à préserver la chaîne du froid pendant le transport. Le 21 septembre, le gouvernement a annoncé que, après concertation, CF Industries reprendrait sa production de CO2. Le subventionnement des prix de l’énergie coûtera “des millions”, a reconnu George Eustice, ministre de l’Environnement.
Une sécurité énergétique négligée
L’État peut s’attendre à devoir débourser beaucoup plus encore. Quand un fournisseur fait faillite, l’Ofgem fait basculer sa clientèle vers un autre. Or, cette année, les rescapés rechignent à l’idée de prendre des clients qui risquent de venir s’ajouter aux millions d’autres qui ne sont pas rentables. L’État envisage donc de prendre à sa charge les pertes liées aux clients transférés, ou de créer une entité publique temporaire – et déficitaire – pour assurer leur approvisionnement cet hiver.
Dans un cas comme dans l’autre, la facture sera salée. Son montant exact dépendra du nombre de fournisseurs défaillants, mais aussi du délai dans lequel les prix du gaz vont grimper et jusqu’à quel niveau. Au gouvernement, on espère que le coût pour le contribuable se chiffrera, au maximum, “en milliards”. Après avoir négligé la sécurité de l’approvisionnement énergétique pendant dix ans, il va falloir payer la note.
The Economist
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