Arrivé depuis cinq jours à Maba Pura, à Halmahera Est [une île de l’archipel indonésien des Moluques], il m’est difficile d’imaginer que ce village était autrefois un paradis économique pour les familles de pêcheurs.
Aucune barque de pêche au lamparo n’est amarrée à la jetée. Les étals sur le marché du matin vendent essentiellement des légumes et des fruits, très peu de produits de la mer. On note juste ici et là des villageois vêtus d’uniformes de sociétés minières partir à l’aube et rentrer le soir. Il est probable qu’ils travaillent soit à Moronopo Bay, soit à Tanjung Buli, deux sites d’extraction de nickel de la compagnie Aneka Tambang (Antam) proches de Maba Pura. Certains attendent un bus de ramassage au bord de la grand-route, d’autres partent à moto sur leur lieu de travail.
Ce changement dans l’économie de la communauté du district de Maba est relaté dans l’essai ethnographique Spoliation de l’espace vital : histoires du peuple d’Halmahera [Surya Saluang, Didi Novrian, Risman Buamona, Meifita Handayani – éditions Tanah Air Beta - 2015, non traduit en français].
L’ouvrage explique comment l’expansion des mines de nickel dans ce district a dégradé le mode de production des insulaires qui, de pêcheurs et cultivateurs de sagou [une fécule de palmier], sont devenus mineurs. Un changement radical dans la relation entre l’homme et la nature.
Explosion de la production de minerai de nickel
Le rapport annuel du Bureau central des statistiques montre que la production de minerai de nickel à Halmahera a considérablement augmenté. Le volume d’extraction est passé de 728 460 tonnes en 2006 à 9,87 millions de tonnes en 2013. Cette hausse exponentielle est due à la demande de nickel sur le marché mondial.
Le rôle dévastateur des sociétés minières qui se sont installées dans les zones rurales au cours des deux dernières décennies est attesté par des pêcheurs comme Iqbal Djurubasa. Il estime qu’elles ont eu un impact néfaste sur la cohésion sociale entre les villageois. Iqbal se souvient que, jusque dans les années 2000, ils pratiquaient systématiquement l’entraide volontaire et désintéressée.
Par exemple, lorsqu’il y avait une cérémonie de mariage, tous les habitants participaient en prêtant gracieusement les biens dont ils disposaient. Mais cette culture a commencé à s’éroder lorsque de nombreux villageois se sont mis à travailler dans les sociétés minières et ont perçu des salaires importants, raconte Iqbal. Ce changement est allé de pair avec les transformations dans la façon de penser des gens.
“On parle d’abord argent, parce que le revenu par famille est devenu le critère. On vous dit par exemple : ‘Tu reçois un salaire de l’entreprise, alors pourquoi ne peux-tu pas me donner d’argent ?’ Ce n’était pas comme ça avant.”
Iqbal reconnaît à mi-mots que les villageois ont “tendance à être commerciaux”.
14 sociétés minières dans la régence
La compagnie Antam n’est pas la seule à extraire le minerai de nickel sur Halmahera Est. Selon les données officielles du gouvernement compilées par Tirto.id, au moins 14 sociétés minières opèrent dans la régence.
Neuf permis d’extraction ont été signés par divers régents, un autre par le ministre de l’Énergie et des Ressources minérales en 2017, deux autres par le gouverneur des Moluques du Nord en 2016. Deux autres encore sont dans le flou, à savoir Priven Lestari et Weda Bay Nickel.
En moyenne, les permis expirent en 2030. Seul celui d’Antam court jusqu’en 2040. Cette société fait partie d’Industri Baterai Indonesia (IBC), un consortium de quatre entreprises publiques, les trois autres étant Mining Industry Indonesia (Mind), Pertamina [pétrole] et PLN [électricité].
Devenir un centre de l’industrie du véhicule électrique
Le gouvernement [du président] Joko Widodo a confié à Antam la gestion de l’industrie des batteries de véhicules électriques sur toute la chaîne de fabrication, de l’amont à l’aval. Le 29 avril, IBC a signé un protocole d’accord avec le consortium sud-coréen de batteries LG, dont l’investissement s’élève à 9,8 milliards de dollars [8,4 milliards d’euros].
Selon le secrétaire général d’Antam, Yulan Kustiyan, dans le programme de développement de l’écosystème des batteries de véhicules électriques, la société est en charge du traitement et du raffinage du nickel, des matières premières des batteries et des kits de cellules de batterie. “Antam s’engage à répondre aux besoins en matières premières”, a déclaré Yulan Kustiyan dans une notification écrite à Tirto.id, le 4 juin.
Depuis 2019, le président Jokowi [surnom de Joko Widodo] rêve en effet que l’Indonésie devienne un centre de l’industrie des voitures électriques. Il a déclaré lors d’un forum pour les chefs d’entreprise, en novembre 2019 :
“Nous voulons que dans deux-trois ans, les dérivés du nickel puissent être transformés en batteries au lithium parce que nous avons du cobalt, du manganèse et d’autres matières premières […] et parce que l’Indonésie est le numéro un mondial pour les réserves de nickel.”
[L’Indonésie renferme 21 des 94 millions de tonnes des réserves de nickel de notre planète, selon l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS)]. Et 90 % du nickel indonésien sont dans les îles de Célèbes et des Moluques du Nord.
Les résidus miniers se déversent dans la baie
Les véhicules électriques sont vantés comme respectueux de l’environnement et capables de réduire les émissions de dioxyde de carbone, alors que la production d’électricité en Indonésie est encore largement dépendante des centrales au charbon. Ce battage médiatique est ressenti comme un mensonge à Halmahera Est, en particulier dans le district de Maba.
En mai, des résidus miniers d’Antam se sont déversés depuis la baie de Moronopo dans la mer. Le chef du service environnemental d’Halmahera Est, Harjon Gofur, a accusé la mauvaise gestion des déchets sur la colline, dont le barrage s’est effondré. “La brèche dans un mur de rétention est un événement qui se produit fréquemment dans le monde minier, a-t-il expliqué à Tirto.id en mai. Mais on manque de vigilance et lors de fortes précipitations, les déchets débordent.”
La société assure respecter les politiques environnementales
Depuis plusieurs années déjà, Antam tente de freiner la dégradation de l’environnement du littoral en plantant des mangroves. Selon Harjon Gofur, cette initiative n’est pas efficace car les déchets continuent de s’écouler dans les eaux.
Il a annoncé que son agence allait convier l’entreprise à une réunion au cours de laquelle il exposerait les résultats de ses investigations menées au premier trimestre 2021. “Les impacts environnementaux peuvent être de catégorie lourde ou légère. Il n’y a aucune tolérance quand ils sont lourds. Cela impactera forcément leur licence d’exploitation.”
Le secrétaire général d’Antam affirme que la société a veillé à ce que les pratiques minières respectent les politiques environnementales. “Nous nous engageons à assumer notre responsabilité sociale envers les habitants vivant autour de la zone d’opération”, a-t-il déclaré à Tirto.id.
En attendant, comme tous les habitants de l’île, Iqbal Djurubasa ne peut s’empêcher de rire en apprenant que le nickel finira dans une batterie de voiture électrique respectueuse de l’environnement. “Autour de la mine, il n’y a pas que des gens, il y a aussi toute la nature dont nous avons besoin pour vivre : la terre, l’eau, les poissons, etc. Le gouvernement devrait ouvrir davantage son cœur pour nous voir, nous, encerclés par ces mines”.
Said Marsaoly, un habitant du village de Buli, dans le même district, proteste lui aussi. Comment peut-on prétendre que les véhicules électriques sont non polluants et respectueux de l’environnement si l’extraction des matières premières pour les fabriquer saccage les zones rurales ?
“Les citadins jouissent d’un air pur et sans pollution [grâce aux véhicules électriques]. Les villageois, eux, subissent tous les effets : la mer souillée, les forêts rasées, et nous, les habitants, sommes transformés en mineurs.”
Ce reportage est la deuxième partie d’une série produite dans le cadre de la formation “Journalist Fellowsea : protéger la mer avec des données journalistiques”, soutenue par la Society of Indonesian Environmental Journalists (SIEJ) et l’ONG EcoNusa.
Haris Prabowo
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.