Le 21 février 2012, le groupe punk féministe Pussy Riot investit la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. Ses membres, vêtues de robes colorées et de cagoules, se trémoussent énergiquement au pied de l’autel pendant quarante et une secondes avant d’être évacuées par des agents de sécurité. Le même jour, une vidéo est publiée sur YouTube sous le titre Prière punk : Marie mère de Dieu, chasse Poutine. Les images tournées dans la cathédrale du Christ-Sauveur sont mixées avec une bande-son et des extraits d’une action similaire menée dans la cathédrale de la Théophanie à Moscou.
Le 3 mars, des membres présumées du groupe, Nadejda Tolokonnikova, Maria Alekhina et Ekaterina Samoutsevitch, sont arrêtées. Le 17 août, toutes trois sont reconnues coupables de vandalisme et incitation à la haine religieuse, et sont condamnées à deux ans de prison (la peine de Samoutsevitch sera commuée ultérieurement en sursis).
L’affaire Pussy Riot suscite un tollé public sans précédent et donne lieu à de nombreuses actions publiques, de la part tant des partisans que des opposants du groupe. Des centaines de politiciens et de personnalités culturelles du monde entier apportent leur soutien aux Pussy Riot. Enfin, l’affaire va marquer un tournant dans la rhétorique de l’État concernant les “valeurs traditionnelles” et l’affirmation d’une “majorité conservatrice”.
À l’hiver 2011-2012, un vent de contestation
À la parution de la vidéo, nul besoin de faire les présentations : les Pussy Riot sont alors des artistes activistes chouchoutes des médias de la capitale qui parodient un groupe punk. On les a vues se produire sur le toit d’un trolleybus ou encore dans une vitrine de magasin. Leur action la plus spectaculaire a pris place juste en face du Kremlin, sur la place Rouge : juchées sur la plateforme du Lobnoïe mesto [un piédestal en pierre depuis lequel étaient énoncés les décrets du tsar, et sur lequel étaient effectués les châtiments corporels avant la révolution bolchevique], elles ont interprété avec guitares et fumigènes une chanson sur la peur de Vladimir Poutine face aux manifestations.
Elles donnent des interviews sans enlever leurs cagoules et diffusent un message non conformiste mêlant féminisme, écologie, refus de l’homophobie, du machisme et des violences policières. Elles disent tenir à leur anonymat et à l’absence de hiérarchie au sein du groupe : pas de leaders ni de célébrités, des vêtements et des prénoms interchangeables entre les membres, tout le monde peut adhérer au code couleur et à l’idéologie des Pussy Riot. Ces personnages colorés et graphiques ne passent pas inaperçus dans le paysage plombé de Moscou.
Les actions des Pussy Riot s’inscrivent parfaitement dans l’esprit contestataire de l’hiver 2011-2012, notamment leur performance sur le toit du centre pénitentiaire où sont incarcérés Alexeï Navalny [l’un des plus célèbres opposants à Poutine] et Ilia Iachine [un activiste libéral démocrate] après leur arrestation lors du rassemblement du 5 décembre 2011 [tenu au lendemain d’élections législatives remportées par le parti au pouvoir Russie unie, mais contestées par une partie de la population ; durant plusieurs semaines, les manifestations vont se succéder].
Dans la pure tradition de l’actionnisme russe
La vidéo de leur performance à la cathédrale participe de la même vague de protestation. Elle donne lieu à des débats modérés sur Facebook – “le propos est clair, mais pourquoi une église ?” – sans pour autant choquer ni émouvoir outre mesure le public laïque moscovite.
Ces intrusions artistiques audacieuses et semi-illégales dans l’espace public relèvent d’une tradition bien établie. Sur ce même monument de la place Rouge où se sont produites les Pussy Riot, Alexandre Brener [l’un des leaders de l’actionnisme moscovite], vêtu d’un short de boxe, avait défié Boris Eltsine au combat ; l’artiste avait aussi fait irruption dans la cathédrale de la Théophanie en criant “Tchétchénie !” [Boris Eltsine, alors président de la Fédération de Russie, venait de lancer la première guerre de Tchétchénie (1994-1996)]. Le groupe Voïna [créé en 2007], qui a flirté avec l’illégalité et le mauvais goût pendant des années, avait achevé de démontrer que rien n’est impossible pour les actionnistes. Le 9 décembre 2011 enfin, des militantes du groupe ukrainien Femen avaient manifesté seins nus devant la cathédrale du Christ-Sauveur avec le slogan “Dieu, chasse le tsar !”
Une performance inclassable
L’intrusion des Pussy Riot dans l’église se termine de manière relativement pacifique : elles ne sont même pas arrêtées par la police, et le diacre Andreï Kouraev ironise sur son blog en disant qu’il aurait bien offert des blinis et un bol d’hydromel aux jeunes femmes. Le soir même, leur action est déjà débattue sur la chaîne [indépendante] Dojd sous un angle commercial : le groupe décrochera-t-il ainsi des contrats dans les clubs moscovites ?
Mais les Pussy Riot ne sont pas un groupe de musique à proprement parler : leurs performances sont furtives comme des actions de guérilla, pas le temps de brancher une sono. Plus généralement, elles sont inclassables, insaisissables et échappent à toute définition : c’est du punk, c’est de l’“action directe”, c’est une extension du mouvement rock féministe américain Riot Grrrl, c’est tout ça à la fois et simultanément. La performance de la cathédrale du Christ-Sauveur inscrit les Pussy Riot également dans la lignée de l’art anticlérical, déjà entré en conflit ouvert avec l’Église et l’État : l’exposition “Attention religion !” au centre Sakharov avait été [en 2003] vandalisée par des militants orthodoxes, les commissaires de l’exposition “L’art interdit”, Andreï Erofeev et Iouri Samodourov, avaient été [en 2008] mis en examen pour incitation à la haine religieuse.
On peut également voir dans la prière punk un écho à un autre événement très médiatisé : la file d’attente de plusieurs kilomètres qui s’est formée sur le quai Frounzenskaïa en novembre 2011 pour admirer la ceinture de la Vierge Marie. Durant des jours, des dizaines de milliers de personnes, en majorité des femmes, ont fait la queue pour entrer dans la cathédrale du Christ-Sauveur et demander un miracle.
Dans l’étau du pouvoir et de la propagande
L’irruption des Pussy Riot dans cette même cathédrale aurait pu n’être qu’un chapitre de plus dans la chronologie de l’actionnisme moscovite – mais l’œuvre véritable qui fait entrer les Pussy Riot dans la grande histoire n’est pas leur danse de quarante secondes ni leur clip de musique inarticulée et bruyante, c’est tout ce qui se passe ensuite. Les enquêteurs font tomber les masques que les journalistes avaient soigneusement préservés : les Pussy Riot ne sont plus alors les abstraites Chaïba et Garadja, mais Nadejda Tolokonnikova, Maria Alekhina et Ekaterina Samoutsevitch ; elles sont recherchées et arrêtées, on comprend vite qu’elles risquent bien plus que quinze jours de détention pour hooliganisme, alors que cela est jugé [dans un premier temps] comme une punition plus que suffisante par leurs opposants eux-mêmes.
La machine du pouvoir et de la propagande se referme sur elles avec la plus grande férocité : à l’enquête menée à grand renfort de moyens, à la détention provisoire sans cesse prolongée (alors que deux des accusées sont mères de jeunes enfants) viennent s’ajouter les reportages des médias officiels sur ces “blasphématrices” derrière lesquelles se cacherait un complot mondial contre la Russie. Des militants ultraorthodoxes organisent des prières de rue contre les Pussy Riot, allant jusqu’à brûler des portraits des membres du groupe.
Le procès devient à son tour mise en scène
D’après les chefs d’accusation, les accusées encourent jusqu’à sept ans d’emprisonnement, sans que personne sache la raison d’une telle sévérité : en effet, les jeunes femmes n’ont pas dit un mot pendant leur action, et leur intrusion dans la cathédrale, si déplacée soit-elle, a été interrompue en quelques secondes à peine. C’est ainsi que le procès lui-même se transforme en une “action” surréaliste avec des références aux décisions du concile in Trullo [tenu en 691-692], des accusations de “gigotements démoniaques”, et même la mention dans l’acte d’accusation d’“insulte aux valeurs séculaires de l’Église orthodoxe russe” et de “troubles mentaux induisant une posture active dans la société”.
Cela ne ressemble plus à une action de justice prenant le pas sur la miséricorde, mais à une vengeance au détriment du droit. Tolokonnikova et Alekhina se démarquent au cours du procès par leur attitude particulièrement courageuse, et l’intrigue qui se joue dans la salle d’audience est limpide, du moins aux yeux de la foule de sympathisants qui se massent devant le tribunal : les accusées ont la jeunesse, le courage, l’honnêteté pour elles, tandis que l’accusation, avec la brutalité de l’arbitraire pour seule arme, et sous prétexte de défendre l’orthodoxie (et le tribunal lui-même), voudrait étouffer la liberté.
Un événement, deux lectures
L’action des Pussy Riot prédisposait sans doute à cette forme d’interprétation dès le départ, mais cette histoire n’a pas été comprise par tous de la même manière. En effet, l’affaire bénéficie d’une campagne internationale de soutien sans précédent (le monde occidental n’avait probablement pas défendu de Russes avec autant de conviction depuis Soljenitsyne). Les Pussy Riot sont perçues [à l’étranger] comme les héritières des dissidents soviétiques, défenseurs des droits et des libertés, ou du mouvement rock des années 1960 qui défiait l’éducation religieuse, les traditions et les préjugés.
Paul McCartney signe une lettre ouverte de soutien aux Pussy Riot, en mémoire sans doute du scandale qui a suivi la déclaration de Lennon selon laquelle les Beatles étaient plus populaires que Jésus ; Madonna, qui a elle-même failli être excommuniée à cause du clip de Like A Prayer, dans lequel figurait un Christ noir, arbore une cagoule et dans le dos l’inscription “Free Pussy Riot” [“Libérez les Pussy Riot”] lors d’un concert à Moscou à l’été 2012.
Mais ceux qui ont fait la queue pour voir la ceinture de la Vierge Marie ne partagent pas ce vécu et ont un rapport très différent à leurs traditions. Les Pussy Riot, comme la télévision officielle russe le leur martèle, auraient profané quelque chose de très important, certes peut-être pas les fondements séculaires de leur culture, mais pour le moins la foi populaire dans les rituels de l’Église, la mémoire des ancêtres et “l’autre voie” empruntée par la Russie. D’après un sondage [mené avant que le verdict ne tombe], 46 % de la population russe estime que la sanction réclamée est juste. On peut donc en conclure que près de la moitié des Russes est favorable à une peine allant jusqu’à sept ans de camp pour les Pussy Riot.
Deux camps irréconciliables
Finalement, l’État se retrouve être le coauteur, et même le principal exégète, de ce happening. En invitant sur le devant de la scène les cercles les plus conservateurs de l’orthodoxie, tous ces militants et zélateurs qui voient en l’Église avant tout le glaive, il prouve aux partisans des Pussy Riot que l’Église, c’est en effet cela : des obscurantistes barbus qui veulent tout étouffer, tout piétiner, un clergé hypocrite et rien d’autre. À l’inverse, les opposants des Pussy Riot perçoivent leurs actions comme un symbole de ce que sont les libéraux et l’opposition en général : des héritiers du bolchevisme et des profanateurs d’églises qui se pavanent sous l’étendard du mouvement “Pour des élections justes”.
Les autorités instrumentalisent ce conflit pour pouvoir, en quelque sorte, le surplomber. Et c’est ainsi que les thématiques féministes, la protestation contre la fusion de l’Église et de l’État, et tous les autres sujets que les Pussy Riot ont véhiculés dans leur action, tombent dans les oubliettes de l’opinion publique. Finalement, le débat autour des Pussy Riot se réduit à une confrontation entre des obscurantistes soucieux de contrôler et de punir, et des libéraux qui ne croient en rien. La société est comme scindée en deux camps irréconciliables.
Le prétexte pour rassembler une force politique
C’est à partir de l’affaire des Pussy Riot que le pouvoir commence à utiliser la carte des “sentiments offensés” [une loi punit désormais “l’offense aux sentiments religieux”]. L’État prend en quelque sorte le contre-pied du programme occidental de gauche symbolisé par les Pussy Riot, pour lequel les sentiments de groupes discriminés deviennent un élément politique important, la reconnaissance de leur douleur et de leurs griefs étant un moyen de lutter pour leurs droits. Le politiquement correct qui marque le troisième mandat de Poutine [commencé en 2012] protège les sentiments non pas de ceux qui voudraient se prémunir de la répression et de la violence, mais précisément de ceux dont l’État se fait le porte-voix : les anciens combattants, les croyants, les patriotes, les partisans des “valeurs traditionnelles” et de la version officielle de l’histoire.
L’historien de l’art Boris Groys a dit à propos du happening des Pussy Riot : “Tout un groupe social qui restait encore invisible et menait une existence discrète dans le champ social russe a été rendu visible par l’action des Pussy Riot, que l’on peut féliciter pour cela. Elles ont atteint leur objectif artistique. La question est maintenant de savoir comment on juge ce qui a été rendu visible.” Le pouvoir a peut-être remarqué en amont l’existence de ces populations et perçu leur potentiel, dans la file d’attente pour toucher la ceinture de la Vierge, par exemple. Mais c’est bien le procès qui contribue à les mobiliser, à les structurer et à les rassembler en une force politique. Cela justifie la mise en place de tout un système pour surveiller ce qui pourrait les offenser, expliquer aux citoyens loyaux comment et pourquoi leurs sentiments ont été blessés, et déployer des mesures coercitives pour y remédier.
Voilà comment un spectacle vu tout au plus par un millier de personnes connaît une résonance nationale et un tweet lu cinq fois touche finalement des millions de personnes, dans le seul but de souder un auditoire loyal par l’indignation et la colère contre de prétendus “blasphémateurs”. Cette machinerie disciplinaire finit par s’autoalimenter sans aucun effort extérieur : les gens vont au théâtre ou lisent les journaux dans le seul but d’y dénicher quelque chose d’offensant et de le signaler aux autorités compétentes, sachant pertinemment que ces signalements pourront à tout moment être utilisés, comme ce fut le cas avec le témoignage d’une employée de la cathédrale du Christ-Sauveur, qui prétendait avoir subi un préjudice moral si grave lors de la performance des Pussy Riot qu’elle ne parvenait plus le lendemain à faire correctement sa caisse.
Trois femmes devenues des icônes
Pendant le procès des Pussy Riot, beaucoup ont dit que la forme ou le lieu du rassemblement leur semblait inappropriés, mais une fois que les trois femmes ont été emprisonnées il est devenu impossible de débattre de cela. Comme l’a fait remarquer le théologien Andreï Desnitski lors d’une table ronde organisée par le journal Bolchoï Gorod, “le tribunal les a en un sens acquittées : il les a condamnées, tout en les rendant malheureusement inattaquables sur le plan moral”. Il semble en effet que critiquer les Pussy Riot ou les questionner ne sera plus jamais admissible.
Même des années après que les membres des Pussy Riot ont purgé leurs deux ans prison, la seule évocation des Pussy Riot provoque la fureur et ne reste pas sans conséquence. Piotr Verzilov, l’ex-mari de Tolokonnikova [et membre du groupe Voïna], qui s’est introduit sur un terrain de football en uniforme de police pendant la finale de la Coupe du monde de 2018, à Moscou [pour dénoncer les violences et la torture policières], a par la suite été empoisonné avec une substance non déterminée [ce qui lui a valu une hospitalisation à Berlin]. À l’heure où j’écris cet article, Maria Alekhina et la nouvelle génération de militantes qui l’ont rejointe voient leur détention sans cesse prolongée dans le cadre de ce qui a été baptisé “l’affaire sanitaire” [des proches d’Alexeï Navalny, dont Maria Alekhina, ont été arrêtés lors d’une manifestation en janvier 2021 et accusés d’infraction aux normes sanitaires dans le cadre de la pandémie]. Certaines membres des Pussy Riot ont été contraintes de quitter le pays.
Pour la nouvelle génération d’artistes contemporains ou de militants politiques, les Pussy Riot sont déjà des icônes : leur courage et leur droiture ne font pas le moindre doute, chacun voudrait leur ressembler. Les conservateurs qui brûlaient leurs photos en place publique ont toujours de nouveaux “ennemis de la foi et de la patrie” dans le collimateur, une liste sans fin.
Dans cette confrontation publique savamment alimentée, il y a sept ans comme aujourd’hui, ceux que l’on entend le moins sont ceux pour qui l’Église est autre chose qu’un ramassis d’obscurantistes barbus, qui comprennent qu’une “société libérale” n’est pas synonyme de satanistes féroces et qui aimeraient pouvoir débattre de spectacles et d’opinions politiques. Personne, et encore moins une société dans son ensemble, ne saurait être réduite à une image unidimensionnelle et monochrome – n’est-ce pas ce que l’Église nous enseigne ? Mais, à la guerre – même s’il s’agit d’une guerre artificielle et virtuelle –, il n’y a pas de place pour ces subtilités.
Iouri Saprykine
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