Cette maison située près d’Aflao Road, dans une banlieue d’Accra, était le seul endroit où Joe se sentait suffisamment en sécurité pour nous rencontrer.
Des militants homosexuels ghanéens l’utilisent pour se réunir en secret et offrir un refuge aux personnes LGBTQ [lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et queers] dans le besoin. “Je ne peux pas changer ma façon d’être, dit-il. Je ne peux pas changer qui je suis. C’est une chose naturelle, et c’est ce que je ressens au plus profond de moi. Mais nous sommes morts. Aujourd’hui nous sommes tous morts. À nouveau, nous ne pouvons plus sortir. Nous ne pouvons plus voir nos amis”, explique-t-il.
Durant plusieurs années, les militants LGBTQ ghanéens ont eu le sentiment que leur situation s’améliorait. Ils observaient une plus grande tolérance, particulièrement dans les grandes villes, et pensaient que leurs droits allaient continuer à progresser. Mais le Parlement ghanéen débat [depuis le 10 novembre] d’un projet de loi censé promouvoir les “valeurs familiales”. S’il est adopté, le Ghana aura l’une des législations anti-LGBTQ les plus strictes du continent africain.
Les LGBTQ ghanéens se demandent comment la situation a pu dégénérer aussi vite, et les diplomates occidentaux disent avoir été pris par surprise.
Ce projet de loi, qualifié par un militant de “rêve de tout homophobe”, est fortement soutenu par les communautés religieuses du pays. Il s’inspire également largement d’un mouvement ultraconservateur américain.
Le chemin qui a mené Joe au centre d’accueil a commencé dans sa ville natale, à plusieurs heures de route de la capitale. Un soir, il y a plusieurs mois, il a été accosté dans la rue par un groupe d’hommes qui l’ont accusé d’avoir cherché à séduire un membre de leur famille. Ils l’ont emmené sur un chantier de construction abandonné pour l’interroger. “C’est vrai que tu lui as dit que tu l’aimais bien ?” lui aboient-ils en fante [l’une des langues parlées au Ghana].
“Oui”, répond Joe en tremblant. Dans une vidéo, on le voit accroupi sur le sol et l’un de ses agresseurs lui donne plusieurs coups de genou à la tête. Les vidéos du calvaire de Joe ont été publiées sur les réseaux sociaux quelques mois plus tard. Son père l’a jeté dehors.
Un climat violent
Selon les militants LGBTQ, ce qui est arrivé à Joe s’inscrit dans un schéma de violences que l’on observe au Ghana depuis plusieurs années. Des vidéos montrant des Ghanéens – pour la plupart des hommes perçus comme homosexuels – harcelés, passés à tabac et parfois dépouillés de leurs vêtements sont publiées les unes après les autres. Les lesbiennes et les transgenres sont également pris pour cible, mais la majorité des agressions ne sont pas signalées.
Certaines personnes sont insultées et agressées publiquement, mais ces comportements sont plutôt isolés : des fêtes “LGBTQ-friendly” sont régulièrement organisées à Accra et annoncées sur les réseaux sociaux.
Dans un rapport publié en 2018, Human Rights Watch signalait que le Ghana avait un bilan contrasté concernant le traitement des personnes LGBTQ.
Des lois interdisant la sodomie datant de 1960 y sont toujours en vigueur (comme dans une grande partie de l’Afrique) mais elles sont très rarement appliquées. Tout pourrait changer cette année.
Le premier centre d’accueil pour les personnes LGBTQ du pays a été inauguré en janvier dernier. Il avait été décoré de ballons multicolores et de parapluies aux couleurs de l’arc-en-ciel pour accueillir les invités. Des diplomates représentant plusieurs pays européens et l’Australie y avaient assisté, et les Ghanéens LGBTQ répétaient sans arrêt que les progrès réalisés par leur pays étaient incroyables.
Chefs religieux et traditionnels unis contre les LGBTQ
La réaction a été immédiate. Des chefs traditionnels, des groupes religieux et des députés ont inondé les réseaux sociaux de messages, pris d’assaut les chaînes de télévision locales et utilisé leur pupitre pour condamner l’ouverture de ce centre, attribuant son existence à l’influence de l’Occident et affirmant qu’il s’agissait d’une tentative pour “recruter” de jeunes Ghanéens.
Beaucoup de ces critiques émanaient d’une organisation peu structurée, la National Coalition for Proper Human Sexual Rights and Family Values [“Coalition nationale pour des valeurs familiales et des droits sexuels convenables”].
“Nous savions qu’il y aurait une opposition, mais nous ne pensions pas qu’elle serait d’une telle ampleur, déclare Alex Kofi Donkor, directeur de LGBT + Rights Ghana, l’association qui a ouvert le centre. Tout le pays semblait ne parler que de ça.” L’indignation publique a pris une telle ampleur que la police a effectué une descente et fermé le centre, moins d’un mois après son ouverture.
Les premières manœuvres en faveur d’une nouvelle loi anti-LGBTQ draconienne ont commencé peu de temps après, et le projet de loi a été présenté au Parlement au début du mois d’août. Nous avons obtenu une copie du “Promotion of Proper Human Sexual Rights and Ghanaian Family Values Bill” [“projet de loi sur la promotion des droits sexuels humains appropriés et des valeurs familiales ghanéennes”].
Si ce projet de loi est adopté, les Ghanéens LGBTQ pourront soit être condamnés à des peines de prison, soit contraints de suivre une “thérapie de conversion”, une pratique largement condamnée par la communauté médicale internationale. Les militants LGBTQ risqueront jusqu’à dix ans de prison, les manifestations publiques d’affection entre personnes du même sexe et le port de vêtements du sexe opposé seront passibles d’une amende ou de prison, et certains traitements médicaux seront illégaux. La diffusion de contenus jugés pro-LGBTQ par des organes de presse ou des sites Web sera également interdite. Les Ghanéens seront invités à dénoncer les personnes qu’ils soupçonnent d’appartenir à la communauté LGBTQ.
“Ces comportements vont à l’encontre de notre culture, de nos règles, de nos traditions, déclare Emmanuel Kwasi Bedzrah, l’un des parlementaires qui ont signé le projet de loi. Nous ne voulons pas que des choses qui vont à l’encontre de notre sensibilité soient prioritaires dans notre société, et cette loi aura un effet dissuasif sur tous ceux qui les encouragent.”
Danny Bediako est président de l’ONG Rightify Ghana et il réfute tous les arguments selon lesquels l’homosexualité serait une importation occidentale et ceux qui assurent que les militants LGBTQ chercheraient à recruter et à convertir les Ghanéens hétérosexuels. “Ceux qu’ils accusent d’avoir apporté l’homosexualité en Afrique sont les mêmes qui les incitent à nous haïr, dit-il. Il y a toujours eu des homosexuels au Ghana.”
Au nom des “valeurs familiales”
La coalition anti-LGBTQ fondée sur les “valeurs familiales” existe depuis longtemps au Ghana, précise Danny, mais elle n’était pas organisée et n’avait pas de stratégie précise. Selon lui, tout a changé lorsqu’une association américaine défendant ces fameuses “valeurs familiales” a organisé un rassemblement à Accra fin 2019, juste avant la pandémie de Covid-19. Human Rights Campaign (une organisation de défense des droits des LGBTQ) qualifie l’association à l’origine de l’événement, le World Congress of Families (WCF, “Congrès mondial des familles”), de “l’une des organisations américaines les plus impliquées dans l’exportation de la haine”.
Le rassemblement avait été planifié en grande partie en réponse à une proposition du gouvernement de lancer un programme d’éducation complète à la sexualité afin d’enseigner aux jeunes ses aspects émotionnels, physiques et sociaux. Depuis, ce projet a été mis au placard. Les enregistrements du meeting montrent que les discours portaient pour la plupart sur les “dangers” du “lobby” LGBTQ, qualifié de grande conspiration de gauche visant à détruire les “valeurs familiales”.
L’une des interventions les plus attendues était celle du président du WCF en personne, l’Américain Brian Brown, ultraconservateur. Brown s’est fait un nom en poussant les Californiens à dire non au mariage homosexuel. Il dirige la National Organisation for Marriage (NOM, “Organisation nationale pour le mariage”) et collecte des fonds sur Internet pour les candidats de l’aile droite du Parti républicain.
Insidieux travail de lobbying
Les débuts du WCF sont curieux : l’association a été fondée à la fin des années 1990, après la dissolution de l’Union soviétique, pour réunir les conservateurs catholiques américains et les Russes de droite autour des mêmes idées.
Mais selon Neil Datta, secrétaire du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs, l’organisation a montré lors des rassemblements qui se sont tenus ces dernières années en Hongrie, en Croatie, en Géorgie et en Italie qu’elle glissait de plus en plus vers l’organisation d’actions anti-LGBTQ et la pression sur les orientations politiques. Datta a publié [en 2018] un rapport sur les groupes anti-LGBTQ en Europe [intitulé Restaurer l’ordre naturel. Un agenda pour l’Europe et publié en 2018] comprenant des informations sur le financement du WCF.
“Les meetings du Congrès mondial de la famille agissent comme des incubateurs de mauvaises idées, explique-t-il. Différents extrémistes religieux venus de différentes parties du monde se rencontrent et échangent des idées, puis les gens reprennent ces idées et les propagent dans leur pays.”
Selon lui, plusieurs lois et pétitions en Europe de l’Est ont trouvé leur origine dans les réunions de cette organisation. “Après le rassemblement du WCF en 2019 à Accra, il fallait s’attendre au projet de loi présenté aujourd’hui, poursuit-il. Le ‘Projet de loi sur la promotion des droits sexuels humains appropriés et des valeurs familiales ghanéennes’ n’est qu’une répétition de plus des initiatives homophobes émanant de ces réunions.” Lors du congrès d’Accra, des délégués ont proposé que des équipes de juristes soient formées pour saisir les tribunaux et contester la constitutionnalité des lois protégeant les droits des personnes LGBTQ. Ils souhaitaient que ces actions soient menées dans un délai de six mois à un an.
Brian Brown assure que son organisation n’est qu’une source d’inspiration et ne donne aucune directive. “Dans tous ces endroits, les gens disent qu’ils en ont assez que les pays occidentaux viennent leur dire qu’il faut redéfinir la famille”, déclare-t-il depuis son bureau de Washington. Il affirme que le WCF n’a joué aucun rôle dans la rédaction du projet de loi ghanéen.
Pourtant, cette inspiration est évidente lorsque les Ghanéens qui défendent ce projet utilisent des arguments étonnamment similaires à ceux de l’organisation de Brown. Notamment celui de la famille “naturelle” comme moyen de transmettre les valeurs chrétiennes conservatrices aux nouvelles générations, qui est presque une obsession chez eux.
“Ceux qui défendent les gays et les lesbiennes oublient qu’ils ne vont pas avoir d’enfants, nous explique l’archevêque Philip Naameh, président de la Conférence des évêques catholiques du Ghana. Qu’on ne s’étonne pas ensuite si les musulmans deviennent rapidement majoritaires dans notre pays et le déclarent État islamique.” Il se réjouit ainsi d’avoir le soutien du WCF.
Certains militants pour les droits des LGBTQ pensent cependant qu’une répression était inévitable avec ou sans coup de pouce des conservateurs américains, parce que le mécontentement ne cessait de croître dans la communauté religieuse ghanéenne.
Lors d’un grand rassemblement de prière organisé sur Internet en mars dernier sous le titre L’homosexualité : un péché détestable aux yeux de Dieu, des pasteurs de l’Église pentecôtiste, qui compte des millions de membres, ont déclaré que faire adopter la loi sur les valeurs familiales était une question de “sécurité nationale”. Ils n’ont pas cessé de pousser les membres du Parlement à aller dans leur sens.
Le risque de sanctions
Le projet de loi pourrait être édulcoré au fil des débats. Il devra également être signé par le président Nana Akufo-Addo, qui risque d’être sévèrement sanctionné par les bailleurs de fonds occidentaux s’il est adopté. Il met en effet les nations occidentales dans une position difficile. Déjà fortement critiqués pour avoir soutenu l’ouverture du centre LGBTQ, les diplomates européens et australiens n’ont pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Il n’y avait pas de représentant des États-Unis à l’inauguration, mais l’une des premières mesures prises par le gouvernement Biden a été de demander à ses instances de lutter contre les lois anti-LGBTQ partout dans le monde. Selon un porte-parole du département d’État, le nombre croissant de discours et d’actions contre la communauté LGBTQ au Ghana est une source d’inquiétude pour le gouvernement américain.
Mais pour beaucoup de militants, le mal est déjà fait. À la fin du mois de mai dernier, plus de 20 participants à une formation juridique sur les droits des LGBTQ organisée par [les associations] One Love Sisters Ghana et Key Watch Ghana ont été arrêtés pour “rassemblement illégal” dans la région de la Volta, dans le sud-est du pays.
“Les gens ont peur, déclare Danny Bediako. Ils ne se sentent en sécurité nulle part, même dans les espaces publics, et ils ont peur d’organiser des réunions pour leurs associations. Certains ont complètement arrêté de les soutenir.” Il essaie aujourd’hui de mettre en place des groupes d’entraide sur Internet.
Les militants LGBTQ, poursuit-il, ont soumis des propositions au Parlement pour atténuer les conséquences du projet de loi, et essaient de rencontrer les députés pour les convaincre de modérer ses dispositions. Mais vu le climat actuel, il craint que peu de responsables politiques soient assez courageux pour s’engager à leurs côtés, même si des vies sont en jeu.
David McKenzie
Nimi Princewill
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