« Le combat héroïque de Navalny n’est pas différent de celui de Gandhi, King, Mandela et Havel. » À l’unisson de la presse occidentale, l’ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, M. Michael McFaul, ne craint pas l’emphase lorsqu’il évoque le militant anticorruption qui défie le président russe Vladimir Poutine [1]. Soigné en Allemagne après avoir survécu à une tentative d’empoisonnement dans un avion en Sibérie en août, M. Alexeï Navalny a refusé l’exil définitif. Après son retour sur le territoire russe en janvier, il a écopé, comme il s’y attendait, d’une peine de deux ans et demi de prison. Cela force le respect. Il n’empêche que son affaire a connu un retentissement dont ne bénéficient pas souvent les opposants politiques.
Dès la nouvelle de son arrestation, les chancelleries occidentales ont exigé la « libération immédiate » de l’opposant russe et agité la menace de représailles. Au Congrès américain, une large coalition de démocrates et de républicains en a pris prétexte pour demander le renforcement des restrictions déjà adoptées en 2019 contre les entreprises impliquées dans la construction du gazoduc Nord Stream 2, qui doit acheminer du gaz russe en Allemagne. Une telle décision satisferait le Parlement européen, qui a voté en janvier à une large majorité une résolution non contraignante appelant l’Union à « empêcher immédiatement l’achèvement » du gazoduc — contre l’avis de Berlin, mais conformément au souhait de la Pologne et des États baltes.
De son côté, M. Navalny a multiplié les contacts à l’étranger. L’opposant voudrait que l’Union européenne intensifie et réoriente le train de sanctions individuelles adoptées le 15 octobre dernier contre six hauts responsables présumés impliqués dans son empoisonnement, dont le directeur adjoint de l’administration présidentielle, M. Sergueï Kirienko. Son objectif : obtenir des mesures de rétorsion contre des échelons encore plus élevés du pouvoir et geler les avoirs d’oligarques proches du Kremlin en Europe et aux États-Unis. Son équipe a adressé au président américain une liste de trente-cinq personnes qui « ont fait du trucage des élections une politique nationale, volent l’argent public, empoisonnent ». Outre des personnalités politiques de premier plan — comme le porte-parole du gouvernement, le maire de Moscou et le premier ministre —, sa liste comprend des hommes d’affaires proches de M. Poutine ou des fils de hauts responsables soupçonnés de servir de prête-noms pour des opérations de détournement de fonds publics.
Washington pourrait entendre son appel. Depuis 2012, le Global Magnitsky Act permet aux États-Unis de sanctionner des faits de corruption partout dans le monde. La Commission européenne a milité cet automne en faveur d’un « Navalny Act » sur le modèle américain. Devant les réticences de certains États membres, Bruxelles s’est résolu à un compromis : le nouveau régime de sanctions adopté le 7 décembre, et déclenché le 22 février contre quatre hauts fonctionnaires, maintient la règle de l’unanimité et se limite au champ restreint des atteintes aux droits humains. « Nous espérons que ce nouveau régime pourra à l’avenir être étendu aux actes de corruption », a déclaré le ministre des affaires étrangères lituanien, M. Linas Linkevičius.
La stature politique de M. Navalny dans son pays justifie-t-elle cet emballement international ? C’est en tout cas l’opinion de Washington, qui honnit le régime de M. Poutine, accusé de déstabiliser les démocraties. En 2018, dans la revue Foreign Affairs, M. Joseph Biden présentait la Russie comme un pays aux mains d’une « cabale d’anciens responsables du renseignement et d’oligarques ». « Sans l’étranglement de la société civile, voulait-il croire, les applaudissements adorateurs et les cotes de popularité tutoyant les sommets dont jouissent [les dirigeants russes] pourraient rapidement céder la place à une tempête de huées et de sifflets (…). Le régime a une image d’invincibilité qui masque la fragilité du soutien sur lequel il peut compter, en particulier chez les jeunes urbains diplômés » [2].
La Russie s’habitue aux sanctions
Malgré son audience microscopique en Russie, l’ancien champion du monde d’échecs Garry Kasparov a longtemps bénéficié de l’aura d’« opposant numéro un » à M. Poutine. M. Navalny fait un prétendant au titre plus crédible. Qui se souvient encore que cet ancien blogueur a défilé à Moscou à la tête de dizaines de jeunes gens scandant « La Russie aux Russes » et « Arrêtons de nourrir le Caucase » ? Nous sommes alors en 2007, et cet avocat de formation dirige un parti groupusculaire, Narod (« Le peuple »). Trois ans plus tard, et après un détour par l’université Yale de New Haven, il lance le site d’enquêtes anticorruption Rospil. En faisant de la dénonciation des biens mal acquis le cœur de son action, il quitte les rivages du nationalisme virulent et s’attire la sympathie de la presse occidentale, sans avoir jamais renié son passé [3]. On commence alors à l’appeler « le Julian Assange russe » [4]. Autorisé à se présenter aux élections municipales à Moscou en 2013, il obtient 27 % des suffrages, un score remarquable dans le contexte russe. Et, si on refuse d’enregistrer sa candidature à l’élection présidentielle de 2018, sa campagne mobilise tout de même deux cent mille bénévoles et près de cent bureaux locaux dans tout le pays [5].
Expulsé de l’arène politique par la porte, N. Navalny cherche à y revenir par la fenêtre. En 2018, il lance un appel au « vote intelligent » : il demande à ses partisans de porter leurs suffrages sur les candidats de l’opposition parlementaire les mieux placés pour battre Russie unie. L’objectif : éroder la domination du parti au pouvoir en utilisant les formations autorisées comme cheval de Troie. Le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) et les nationalistes du Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR) sont les principaux bénéficiaires de cette stratégie. En 2019 et 2020, plusieurs candidats de l’opposition percent grâce au renfort des voix « intelligentes » à Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans quelques villes de province telles que Tambov (16 élus sur 18), Tomsk (19 sur 27) ou Novossibirsk (13 sur 50). Cette campagne permet à M. Navalny de compenser sa relative marginalisation politique.
De fait, l’appel à manifester lancé par l’opposant après son arrestation et la sortie de son film-enquête Le Palais de Poutine — que plus d’un adulte russe sur quatre aurait visionné [6] — ont trouvé un certain écho. Près de cent mille personnes seraient descendues dans la rue le 23 janvier. L’ampleur de la mobilisation a égalé certaines journées du mouvement de 2011-2012 contre la falsification des élections. Et cela en dépit d’une répression accrue — arrestations préventives, interdictions de manifester, interpellations massives suivies de gardes à vue —, sans oublier le froid polaire.
Cependant, M. Navalny ne représente pas une menace sérieuse pour le régime. Depuis qu’il est sous les verrous, il n’est plus rare qu’on le compare à Nelson Mandela, l’un des plus célèbres prisonniers politiques de l’histoire — par exemple sur la British Broadcasting Corporation (BBC) et dans le Guardian, le 17 janvier. Mais la position de M. Navalny diffère de celle de l’ancien dirigeant du Congrès national africain (ANC), qui pouvait s’appuyer sur une organisation comptant une centaine de milliers d’adhérents et sur une immense popularité dans son pays. Les manifestations de janvier dernier, elles, ont été tièdement reçues par les Russes : 22 % d’opinions favorables, très loin des 80 % dont pouvaient se targuer par exemple les « gilets jaunes » français au début du mouvement [7]. Et leur nombre a reflué dès le second week-end de protestations, alors que le harcèlement judiciaire s’intensifiait contre les militants les plus en vue. Depuis la fin de l’été, selon le Centre Levada, réputé pour l’indépendance de ses sondages, la popularité de l’opposant stagne à 20 %, loin derrière les 64 % d’opinions favorables du président russe [8].
Et le salut ne viendra pas de la diplomatie. Moscou semble s’habituer aux sanctions, et interprète toute pression étrangère pour obtenir la libération de l’opposant comme une forme d’ingérence. M. Poutine l’a fait comprendre lors d’un déplacement à Moscou du chef de la diplomatie européenne, M. Josep Borrell, en expulsant trois diplomates polonais, suédois et allemand. Enfonçant le clou, le ministre des affaires étrangères russe, M. Sergueï Lavrov, a menacé de rompre les relations diplomatiques avec l’Union européenne « si des sanctions créent des risques pour notre économie en frappant certains secteurs, y compris dans des sphères sensibles ».
Bien que Moscou affiche son assurance, deux éléments au moins sont de nature à préoccuper le Kremlin. D’abord, le profil sociologique des manifestants. Alors que, depuis 2014, les revenus de la population baissent presque chaque année et que l’inflation alimentaire a bondi en 2020 (+ 70 % pour le sucre, + 24 % pour l’huile de tournesol [9]), la présence dans la rue du « prolétariat postindustriel urbain [10] » et des diplômés déclassés complique la réplique du Kremlin. Nombre de personnes prenaient part à une mobilisation pour la première fois. Arrêté fin janvier lors d’un rassemblement, M. Alexeï Gaskarov, un militant syndical proche de M. Navalny, nous a confié avoir partagé sa cellule avec un travailleur du bâtiment, un réparateur de climatiseurs et un employé de magasin. « L’un avait un crédit qu’il ne parvenait plus à rembourser ; l’autre était très en colère parce qu’il n’avait pas pu payer le traitement du cancer de sa mère… Les motivations sociales sont une dimension évidente de la contestation. » En 2018, déjà, une impopulaire réforme des retraites avait accru la défiance de la population envers le pouvoir [11].
Effets collatéraux
Autre motif d’inquiétude pour le Kremlin : les effets collatéraux de l’affaire Navalny sur l’opposition parlementaire qui lui est réputée loyale [12]. Si le dirigeant du LDPR, M. Vladimir Jirinovski, vitupère sur les plateaux télévisés contre M. Navalny, « acheté » par les Américains, M. Sergueï Fourgal, ex-gouverneur de la région de Khabarovsk issu du même parti, a lui été élu en 2018 grâce au « vote intelligent ». Alors que sa popularité grandissait, il s’est retrouvé derrière les barreaux, ce qui a suscité des manifestations inédites l’été dernier.
Les divisions sont encore plus sensibles au sein du KPRF, la première force d’opposition du pays (42 députés sur 450 à la Douma fédérale), que le Kremlin n’a jamais réussi à contrôler tout à fait. Si son secrétaire général Guennadi Ziouganov a traité M. Navalny d’agent de l’étranger, plusieurs députés communistes ont rejoint les manifestations. L’un d’eux, le populaire Nikolaï Bondarenko, de Samara, qui compte 1,28 million d’abonnés à sa chaîne YouTube, a même été arrêté durant quelques heures. L’affaire ne devrait pas en rester là, puisque le député doit se présenter aux législatives de septembre prochain dans la même circonscription que M. Viatcheslav Volodine, le président de la Douma fédérale. L’interdiction, en février — officiellement pour des raisons sanitaires —, des traditionnels rassemblements communistes commémorant la création de l’Armée rouge a contribué à radicaliser l’aile gauche du KRPF, inquiète des restrictions grandissantes imposées à la vie politique et à l’usage des réseaux sociaux. Le député Alexandre Smirnov, de l’assemblée de la ville de Penza, a écopé de sept jours de rétention administrative pour avoir appelé à ne pas respecter la consigne du Kremlin.
L’emprisonnement de M. Navalny perturbe le jeu politique russe. Le gouvernement réagit par la criminalisation de l’opposition « hors système » et demain, peut-être, par l’expulsion des éléments les plus turbulents de l’opposition légale. Si M. Poutine compte se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036, comme le lui permet la nouvelle Constitution avalisée l’été dernier par un vote populaire, il n’est pas certain que la répression suffise.
Hélène Richard
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