La polémique sur les « femmes de réconfort » contraintes de se prostituer pour l’armée impériale, relancée par les déclarations du premier ministre Shinzo Abe tendant à évincer la responsabilité de l’armée dans cet esclavage sexuel, témoigne une nouvelle fois de l’enlisement du Japon dans son passé, plus de soixante ans après la fin de la seconde guerre mondiale.
Le mérite de cet ouvrage collectif, dû à des spécialistes du Japon moderne, est d’expliquer pourquoi la perception de la guerre demeure un enjeu politique. Parler de l’après-guerre au Japon ne consiste pas seulement à faire référence à une période historique, mais revient à se situer par rapport à elle, écrit en introduction Michael Lucken, qui analyse les ambiguïtés de la commémoration officielle des souffrances du premier peuple atomisé du monde à travers la statue de la Paix érigée à Nagasaki. L’après-guerre est une époque révolue. Mais non forclose. Elle reste un enjeu démocratique et intellectuel du présent. Si, pour les jeunes générations, la guerre est lointaine, elle nourrit des crispations très actuelles (avec la Chine et la Corée) et des débats internes qui ne le sont pas moins (révision de la Constitution et de la loi sur l’éducation). C’est une notion qui « étire les événements et les faits d’un passé référencé jusqu’au temps présent », écrit Eric Seizelet.
En Occident, la seconde guerre mondiale a disparu du discours politique comme articulation fondamentale. Ce n’est pas le cas au Japon, en raison de l’ambivalence qu’introduit la césure de la défaite. Comme l’Allemagne ou l’Italie avant le nazisme et le fascisme, le Japon prémilitariste connut un relatif libéralisme. Après avoir recouvré son indépendance (sous tutelle américaine) en 1952, la droite n’a eu de cesse d’effacer le « temps d’exception de la défaite et de l’occupation » pour renouer avec une « normalité historique » : l’après-guerre constituant moins, à ses yeux, une rupture qu’une « réorientation ».
En raison des propos négationnistes de certains de ses dirigeants, le Japon passe pour refuser d’assumer son passé. Cette vision est schématique : il a formulé à plusieurs reprises et sans ambiguïté son repentir. Quant à la réflexion sur le passé, elle a donné lieu à un intense bouillonnement intellectuel.
« Pour qu’elle puisse être supportée, dépassée, la défaite devait être interprétée », écrit Emmanuel Lozerand en prenant le cas de trois écrivains du « bord de l’abîme » sur lesquels achoppe la dichotomie gauche-droite, tandis que Makiko Andro-Ueda et Karine Arneodo évoquent les difficultés de poètes à dire le présent des souffrances subies comme de celles infligées. Les résonances de la guerre s’étendirent jusqu’à l’art de la scène, montre Anne Gossot, en traitant des artistes néodadaïstes des années 1950-1960 qui cherchèrent dans un engagement des corps à survivre à la négation de l’histoire comme au retour du refoulé.
Toute tentative de penser l’après-guerre au Japon passe par le travail du grand l’historien des idées, Masao Murayama (1914-1996), dont l’un des apports majeurs fut de « libérer la notion de démocratie de son identité occidentale », écrit Jacques Joly. En regard, Masahiro Yasuoka fournit une armature idéologique à un néocolonialisme culturel qui influença l’élite politique : une figure révélatrice, montre Eddy Dufourmont, de la fluctuante frontière entre conviction et instrumentalisation de la mémoire.
A la « confiscation identitaire » dénoncée par la droite fit longtemps pendant l’attachement viscéral de la gauche au cadre imposé au lendemain de la défaite. La question qui se pose désormais au Japon est de dépasser ce clivage et de voir comment « la démocratie peut s’investir dans un autre système que celui de 1947 sans pour autant se renier », écrit Eric Seizelet.
* LE JAPON APRÈS LA GUERRE dirigé par Michael Lucken, Anne Bayard-Sakai et Emmanuel Lozerand. Ed. Philippe Picquier, 406 p., 19,59 €.