Par la faute du Covid, leur mariage a été reporté d’un an. Il s’est déroulé le week-end des 30 et 31 octobre 2021, en Gironde. Des amis, de la famille, 110 personnes de tous les âges étaient invitées à la fête, sous passe sanitaire. Tous étaient vaccinés, assurent les mariés.
Huit jours plus tard, 24 convives ont été déclarés positifs au coronavirus. Pendant huit jours, les équipes de tracing de la caisse primaire d’assurance-maladie de la Gironde ont contacté une à une les personnes positives, sans prendre la mesure du cluster, malgré de multiples alertes.
Elles auraient dû en réalité prévenir, dès le premier cas, les équipes d’enquêteurs de l’agence régionale de santé, chargées de gérer ces situations critiques, qui peuvent être à l’origine d’une superpropagation du virus.
« Nous avons appris le lundi qu’un invité du vin d’honneur était positif, raconte Pierre, le marié. Nous avons pris l’initiative de prévenir tous les invités, les encourageant à se faire tester. » Le deuxième cas positif, le mari de Pierre, survient le mercredi 3 novembre. « L’assurance-maladie contacte mon mari, raconte Pierre. La personne l’interroge sur ses contacts les 48 heures précédant ses premiers symptômes, donc à partir de lundi seulement. Mon mari insiste sur le fait que nous étions 110 personnes sans masque trois jours plus tôt. Cette personne n’a pas voulu remonter le traçage des cas au mariage. L’erreur vient de là. »
L’erreur se répète, encore et encore. Les tests positifs tombent les uns après les autres dans leur groupe d’amis. Pierre est à son tour déclaré positif le samedi. Tous signalent qu’ils ont participé à un mariage durant lequel s’est propagé le virus. C’est Élodie qui fait finalement bouger sa caisse primaire d’assurance-maladie, celle des Hauts-de-Seine : « Je leur ai dit que je trouvais cela complètement fou, irresponsable de ne pas remonter le tracing au moment du mariage. À partir de là, j’ai eu des personnes différentes au téléphone, qui m’ont enfin interrogée sur mes contacts pendant le mariage, en pensant que c’était le mien. L’information circulait manifestement mal… »
Ce n’est que le 8 novembre, huit jours après le mariage, que l’agence régionale de santé contacte enfin Pierre pour lui demander la liste de ses invités. L’échange, qui n’a alors plus de sens, cesse très vite.
Au début, ils étaient très présents. Puis on a senti qu’ils ont été débordés par la reprise en flèche de l’épidémie
Élodie, positive au Covid
Élodie insiste sur la bonne volonté des équipes de tracing de l’assurance-maladie : « Tous étaient très sympathiques. Au début, ils étaient très présents. Puis on a senti qu’ils ont été débordés par la reprise en flèche de l’épidémie. J’étais seule, assez malade, j’avais accepté la visite à domicile d’une infirmière, mais elle n’est jamais venue. »
Le mariage de Pierre est une histoire mouvementée, mais heureuse jusqu’à la fin : tous les positifs avaient une quarantaine ou une cinquantaine d’années. Certains ont été cloués au lit, arrêtés jusqu’à trois semaines, mais aucun cas ne s’est aggravé. Il y a des séquelles : la perte du goût ou de l’odorat, un sentiment de fatigue, de confusion. Mais les personnes les plus âgées, dont une « grande-tante de 86 ans », n’ont pas été touchées. Pierre a tremblé. Il en est convaincu : « Si on n’avait pas été vaccinés, plusieurs personnes aurait été hospitalisées. » Les époux ont tenté de comprendre le parcours du virus dans le mariage : « C’est incompréhensible », dit Pierre.
Le variant Delta se propage à grande vitesse : les 60 000 cas quotidiens ont été frôlés le 29 novembre, pas loin du record des 70 000 cas atteint à l’automne dernier. Le variant Omicron frappe à la porte, sa très grande contagiosité se confirme en Afrique du Sud. Mais la France chasse encore le virus avec un filet à papillons : des équipes en sous-effectif de traceurs aux contrats précaires, une fois encore débordées par le coronavirus.
C’est un tonneau des Danaïdes. On ne peut plus appeler tous les cas positifs
Sophie, traceuse de l’assurance-maladie
Sophie vient de commencer un contrat d’intérim de traceuse dans une direction des services médicaux de l’assurance-maladie. Elle a été en réalité rappelée par son ancien employeur : « J’ai fait deux CDD de trois mois. C’est un travail intéressant : on se sent utile et on discute avec des gens de tous horizons. Mais fin août, mon chef m’a expliqué qu’ils ne pouvaient pas me garder, car au-delà de 6 mois, l’assurance-maladie était obligée de me prendre en CDI. Finalement, il m’a rappelée, en m’expliquant que je serai, cette fois, employée par une entreprise d’intérim. »
Elle ne perd rien en salaire, mais ne bénéficie plus de la mutuelle de l’assurance-maladie. Elle gagne 1 600 euros brut par mois, auxquels s’ajoutent des titres-restaurant, une prime de télétravail et des heures majorées de 50 % le week-end.
Sylviane Thiebaut, de la fédération des organismes sociaux CGT, confirme : « L’assurance-maladie cherche à recruter au plus vite de nouveaux traceurs, malgré 1 200 salariés admis en CDI et 5 800 CDD. Ils en cherchent 1 500 à 2 500 de plus. Seulement, notre convention collective prévoit que les CDD soient titularisés au bout de 6 mois. On a refusé qu’ils puissent déroger à cette règle. Alors ils la contournent en passant par de l’intérim : c’est une malversation du droit du travail et des embauches ! Ils pourraient embaucher en CDI, car le personnel manque, y compris pour nos autres missions : depuis le confinement, on a accumulé énormément de retard dans le versement des indemnités journalières. »
Sur le front du Covid, Sophie est stupéfaite par l’intensité de l’épidémie : « On commence la journée avec 1 000 dossiers à traiter, on la finit avec 1 500. C’est un tonneau des Danaïdes. On ne peut plus appeler tous les cas positifs. Certains passent à la trappe et reçoivent, au mieux, un SMS. Pourtant, c’est nous qui établissons l’arrêt de travail ! Les cas contacts reçoivent, au mieux, un SMS avec le protocole. »
Elle questionne les règles de l’isolement, auquel ne sont plus soumis les cas contacts vaccinés : « Ils sont nombreux à devenir positifs. Et cela nous complique encore la tâche, car ils ont vécu normalement, on doit retracer leurs contacts, c’est encore plus de boulot. Et on nous presse, on nous dit qu’on ne doit pas passer plus de 20 minutes avec une personne. Ce n’est pas possible de bien faire ce travail en 20 minutes. »
La tâche est immense et complexe, surtout quand les cas positifs évoluent dans un environnement à risque : « Quand il y a un cas dans une école, un Ehpad, il faut créer un événement rattaché au lieu, et vérifier s’il n’y a pas d’autres cas signalés. Si c’est le cas, le dossier remonte à l’ARS. » L’assurance-maladie a fait, un temps, du retro-tracing : « On remonte les contacts dans le temps, jusqu’à quinze jours, pour trouver les chaînes de transmission. On a arrêté, cela nous prenait trop de temps »,assure Sophie.
L’assurance-maladie reconnaît que « cette cinquième vague met évidemment sous tension les exigences de rapidité et d’exhaustivité du tracing », puisque le nombre de cas positifs quotidien est passé de « 6 000 en moyenne fin octobre, à désormais plus de 45 000 ». Des recrutements sont en cours, pour renforcer les équipes à hauteur de 6 000 postes de traceurs, et peut-être au-delà.
15 % des cas positifs ne sont plus contactés par téléphone, mais reçoivent un simple SMS indiquant la marche à suivre. Leurs contacts ne sont donc plus tracés.
Selon l’analyse hebdomadaire du tracing réalisé par Santé publique France, dans la semaine du 4 au 22 novembre, la part des personnes positives contactées par téléphone est tombée à 85 %. Mais « tous ont été destinataires de consignes par SMS, y compris lorsque l’appel n’a pas pu aboutir », précise l’assurance-maladie. Seulement, leurs contacts ne sont plus tracés. 81 % des cas contacts ont reçu une information, la plupart du temps par simple SMS. Le filet à papillons a de plus en plus d’accrocs.
Dans son bilan de la semaine du 22 au 28 novembre, Santé publique France ne communique pas ces chiffres : les données ne sont pas « interprétables en raison de l’augmentation rapide du nombre de cas en fin de semaine », explique l’agence de santé publique. Une façon elliptique de décrire le crash du système ?
S’ajoute désormais à la tâche des traceurs le variant Omicron, pour lequel est réalisé « un traçage exhaustif des cas contacts », ces derniers étant tous appelés « pour les sensibiliser à l’importance du respect des consignes d’isolement y compris pour les cas contacts vaccinés ».
Le deuxième niveau du tracing est assuré par les agences régionales de santé (ARS). Elles se saisissent des contaminations groupées dans des environnements collectifs, les plus à risque. Les traceurs de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes devaient recevoir vendredi la visite du premier ministre Jean Castex et du ministre de la santé Olivier Véran, sous l’œil des caméras. La visite a été annulée. Mais selon nos informations, des agents d’autres services devaient remplir les bureaux laissés vides par la situation de sous-effectif.
En réponse à nos questions, l’ARS ne nie pas l’anecdote et explique qu’« une vingtaine de personnes sont mobilisées pour la gestion des situations de niveau 3 au sein de la cellule, active 7 jours sur 7. Des recrutements sont en cours pour la gestion de la crise, représentant 40 personnes supplémentaires d’ici la fin du mois de décembre ».
On est contraints de prioriser les clusters les plus à risque, on abandonne ceux qui nous paraissent moins risqués
Un traceur de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes
Un de ses membres décrit « une équipe très jeune, constituée essentiellement d’intérimaires. Ils sont une vingtaine quand on était une quarantaine au milieu de la troisième vague. Mi-octobre, on recevait 250 mails quotidiens, d’entreprises, de crèches, d’Ehpad, de prisons. Ils nous demandent la marche à suivre. On en reçoit aujourd’hui 500. On a arrêté certaines missions, comme les statistiques sur les écoles ou les établissements de santé. On est contraints de prioriser les clusters les plus à risque, on abandonne ceux qui nous paraissent moins risqués. On explique par exemple aux crèches qu’on est débordés et qu’on reviendra vers eux plus tard. Des responsables de crèche sont en larmes. Des parents contraints de rester à la maison avec leurs enfants attendent le justificatif pour leur employeur. Tout cela se répercute sur la société ».
En conversation chaque jour avec des personnes testées positives, Sophie sent que « les gens en ont marre. Ils ont fait une dose de vaccin, deux doses, bientôt trois, et ils sont tout de même contaminés, contraints de s’isoler. Les injonctions changent tout le temps, ils ne s’y retrouvent plus. Même moi, après une pause de trois mois, j’étais perdue. Ils pensaient pouvoir se retrouver en famille pendant les fêtes, sans contraintes, et ils commencent à douter, à raison ».
Caroline Coq-Chodorge