Les Etats généraux de la justice se sont ouverts à Poitiers le 18 octobre pour quatre mois. Ils étaient demandés par les deux plus hauts magistrats de France, la première présidente et le procureur général de la Cour de cassation, reçus en mai par le président de la République. Evoquant « la désespérance collective » de la magistrature, leur message était simple : « ça suffit », après les manifestations policières prétendant que la justice était « le problème » de la police.
Les Etats généraux de la justice devaient être une réponse à cette sédition policière contre l’Etat de droit, mais aussi aux terribles manques de moyens de cette institution. Les chiffres sont cités ad nauseam, la France est au quatorzième rang européen (sur 27) pour le budget de sa justice, certes en augmentation significative, mais pour construire des prisons. Selon les critères de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice [1], il faudrait doubler le nombre de magistrats et de greffiers. Comment, dans ces conditions, s’étonner qu’il faille dix-huit mois pour obtenir un jugement de divorce ou pour exécuter une mesure d’assistance éducative d’un enfant en danger ?
Au-delà des chiffres, une tribune publiée le 23 novembre par Le Monde, signée des deux tiers des magistrats et de nombreux greffiers [2], a bouleversé le monde judiciaire. Ses collègues y expliquaient le suicide d’une jeune magistrate de 29 ans, dont le premier poste était « juge placée » à la cour d’appel de Douai (Nord), c’est-à-dire pompier judiciaire : cette fonction, exercée par les magistrats débutants, est sans doute la plus difficile dans la justice. Comme pour les jeunes professeurs, nommés sur les postes les plus exigeants. Cherchez l’erreur.
« Juges de l’inutile »
Charlotte devait éteindre le feu dans les tribunaux sinistrés, de Dunkerque à Arras, héritant de dossiers tous plus urgents les uns que les autres. Tantôt juge des enfants, juge des affaires familiales, juge d’instruction ou juge correctionnel, cela en étant assistée de greffiers épuisés et en appliquant des droits différents ; un peu comme si un médecin devait être tour à tour cardiologue, psychiatre et rhumatologue. Bien sûr, burn-out, arrêts maladie et démissions se multiplient dans la justice, sans que la chancellerie n’en donne les chiffres exacts. Il faut donc remplacer les collègues absents. Toujours moins de temps pour juger (sept minutes pour l’expulsion d’un locataire endetté, trente minutes en comparution immédiate, quinze minutes pour un divorce). Le Monde avait justement titré la tribune : « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout ».
De leur côté, les justiciables attendent interminablement les décisions judiciaires, produits incompréhensibles de logiciels inadaptés. Comme le disait un collègue, juge de l’exécution des décisions de justice, « nous sommes les juges de l’inutile ».
Quelle réponse apportent les Etats généraux de la justice à tous ces maux ? Jugeons sur pièces. Ils ont débuté par des « ateliers thématiques », composés de professionnels et de citoyens. La parole des professionnels y est en réalité confisquée car ce sont dans les « ateliers délibératifs », où seuls siègent des citoyens, que se décideront les propositions. De plus, pour la première rencontre avec le garde des sceaux, à Saint-Quentin-Fallavier (Isère), le 21 octobre, seul le bâtonnier a pu s’exprimer parmi les professionnels ; le ministre lançant en préambule à l’assistance : « Faites-moi remonter les griefs que vous avez contre la justice ! » On est bien loin des yeux doux du ministre de l’intérieur aux policiers et à leurs syndicats lors du Beauvau de la sécurité, promettant le doublement d’ici dix ans du nombre de policiers et de gendarmes sur la voie publique.
Les thèmes de débat sont imposés, tels que la simplification de la procédure pénale (revendication policière), la justice des mineurs et des affaires de tutelle (le code pénal des mineurs date de moins d’un an), ou l’évolution des statuts (comprendre l’aggravation de la responsabilité des magistrats). Rien sur les moyens et les effectifs de la justice, son indépendance, la souffrance au travail des personnels, sujets qui sont pourtant ceux qui soulèvent la révolte actuelle du monde judiciaire.
Une justice à l’américaine
Les questionnaires proposés sur le site Parlonsjustice.fr préemptent les conclusions des Etats généraux : le choix d’une justice à l’américaine, marginalisant le juge, où l’essentiel des litiges est réglé par des transactions sur la peine (le plaider-coupable) ou sur des indemnités, entre avocats rémunérés par les parties. Quelques exemples : « Faut-il réserver l’accès au juge pour les cas les plus complexes ou urgents, et systématiser pour les autres cas une tentative de règlement amiable… ? Faut-il réserver l’audience aux infractions les plus graves… et systématiser pour les autres cas une peine négociée ? Que pensez-vous d’un modèle de justice pénale dans lequel… les victimes et les mis en cause doivent contribuer à apporter les preuves utiles ? » Il n’est pas précisé que dans ce modèle, dit accusatoire, les frais d’avocats sont très élevés car ceux-ci recherchent les preuves (expertises, témoignages…). En France ils sont payés par l’Etat, au titre des frais de justice.
Pendant que le garde des sceaux chemine sur sa feuille de route, annulant parfois des débats boycottés par les personnels de justice, les avocats manifestent leur soutien aux motions votées dans les juridictions contre la justice d’abattage. Les procureurs, pourtant liés hiérarchiquement au garde des sceaux, sont entrés dans l’arène de façon houleuse lors d’une réunion avec lui le 29 novembre, ce qui leur a valu d’être accusés d’avoir des « arguments de cour d’école ».
Faute d’avoir pu être réellement débattus dans ces réunions organisées par la chancellerie, les vrais problèmes de la justice seront exposés dans la rue par les professionnels lors d’une journée d’action et de rassemblements régionaux et nationaux, le 15 décembre.
Quand « ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière », il ne reste plus des Etats généraux de la justice qu’une baudruche dégonflée.
Evelyne Sire-Marin
Magistrate honoraire