Le quinquennat qui s’achève sera le premier sans réforme des retraites depuis vingt ans. Ce n’est pas faute pour Emmanuel Macron d’avoir essayé, et bien sûr la pandémie a joué un rôle dans la décision finale d’enterrer la réforme.
Mais il serait hâtif d’expliquer ce recul par les seules circonstances sanitaires ou des désaccords de palais. Si la réforme des retraites a été retirée, c’est avant tout parce que le gouvernement a fait face à un mouvement social déterminé, qui a contribué à déplacer le terrain du débat et à lui faire perdre l’essentiel du soutien politique à son projet.
Le scénario était pourtant soigné. Le rapport Delevoye (voir lien PDF), publié durant l’été 2019, présentait après un an de « concertations » une réforme qui prétendait ne faire « que des gagnants », être à la fois juste, simple et efficace.
Nuage de fumée
Derrière cette présentation lénifiante, il passait largement sous silence le cœur de la réforme : la volonté de mettre en place « la dernière des réformes », celle qui assurerait que désormais tout besoin d’ajustement financier du système se traduirait par une baisse des droits quasi automatique pour les retraités. Un projet qui conduisait chaque génération à partir à la fois plus tard que la précédente et avec une retraite moins favorable…
La mobilisation pour élucider les enjeux de la réforme et s’y opposer a rapidement dissipé ce nuage de fumée. A mesure que la contestation a progressé, le débat s’est profondément déplacé, depuis les questions d’équilibre automatique des comptes ou d’« universalité du régime », les deux thèmes choisis par le gouvernement, vers les deux questions qui intéressent principalement les assurés : « A quel âge pourrai-je partir à la retraite, et combien représentera ma retraite par rapport à mon dernier salaire ? »
Or à ces deux questions centrales le gouvernement n’a jamais donné de réponse explicite. Et pour cause : en gelant les ressources du système de retraite comme il en avait le projet, le niveau des pensions ne pouvait que baisser. Le gouvernement s’est d’ailleurs toujours refusé à rendre publiques ses projections sur l’effet de la réforme, se limitant à présenter des cas types ininterprétables et peu sincères.
Le Conseil d’Etat épinglait d’ailleurs, fin janvier 2020, l’étude d’impact remise par le gouvernement au Parlement, truffée de trous et d’imprécisions. Ainsi, plus qu’en surpassant le gouvernement dans des réponses techniques, c’est en imposant ses propres questions que l’opposition à la réforme a marqué les premiers points.
Reculs et reports
La seconde clé du basculement a été l’ampleur du mouvement social. A partir de la manifestation du 5 décembre 2019 – réunissant un million et demi de participants selon les syndicats, 800 000 selon le ministère de l’intérieur –, une grève historique a secoué le pays : quarante-sept jours de grève à la RATP, plus qu’en 1995 contre la réforme Juppé, des taux de grévistes dépassant les 85 % chez les conducteurs de la SNCF, ou les 70 % dans le corps des professeurs des écoles.
Mais le mouvement a très largement dépassé ces catégories historiquement mobilisées, avec des images qui ont fait le tour de la France : avocats jetant leur robe aux pieds de la ministre de la justice et danseuses mobilisées devant l’Opéra de Paris ont ainsi rejoint égoutiers, étudiants et militantes féministes pour construire un des mouvements sociaux les plus massifs depuis 1968.
Contraint, le gouvernement dut concéder de multiples reculs et reports de calendrier − sans que cela change grand-chose au fond, ni que cela l’empêche de perdre la quasi-totalité des soutiens à sa réforme. A l’occasion de la discussion parlementaire, l’opposition de gauche s’est trouvée une vigueur et une détermination nouvelles, multipliant les interventions de fond et les obstructions de forme.
Devant l’ampleur de la grève, le Medef rappelait de loin en loin qu’il n’était pas demandeur de la réforme. Même la CFDT, partisane indéfectible du projet d’un système de retraite par points, n’est jamais parvenue à obtenir un accord contenant suffisamment de concessions pour rendre la réforme désirable. Au point qu’une certaine gêne s’est mise à gagner la majorité parlementaire elle-même, secouée par le départ de Jean-Paul Delevoye du fait d’omissions dans sa déclaration d’intérêts.
Contexte explosif
Au total, alors que le 1er décembre 2019, 64 % des Français se déclaraient favorables au principe d’un système universel de retraite, l’opposition au projet de réforme rassemblait plus de 56 % de la population après un mois de mouvement social.
C’est dans ce contexte explosif que le gouvernement, ayant déjà perdu beaucoup de temps et de crédit politique, a renoncé à convaincre, utilisant un conseil des ministres exceptionnel consacré au Covid-19 pour enclencher une procédure d’adoption sans vote, dite du « 49-3 », dès la première lecture à l’Assemblée nationale.
Et c’est comprenant cette défaite politique face au mouvement social qu’il a jugé opportun, au sortir de la première vague de la pandémie, de renoncer à cette réforme – largement encouragé en cela par le patronat et les syndicats – sans jamais tout à fait admettre avoir clôturé ce dossier. Pour le dire clairement, la réforme des retraites aurait peut-être été à son terme sans le covid-19 mais, sans le mouvement social, il est certain que le gouvernement n’y aurait pas renoncé.
Aussi, dans l’histoire sociale et politique, si le mandat d’Emmanuel Macron aura été celui du mouvement des « gilets jaunes », c’est aussi celui où, pour la première fois depuis l’abandon du contrat première embauche (CPE) en 2006, un gouvernement aura été contraint de reculer à l’occasion d’une « réforme » sur le terrain social – alors même qu’il en a imposé beaucoup d’autres. Il est certain que les prochains gouvernements auront cet épisode en tête. Et le débat présidentiel à venir pourrait être marqué par l’ombre de cet échec.
Justin Benard
Fonctionnaire, expert de la sécurité sociale et membre du collectif Nos retraites
Michaël Zemmour
Economiste au Centre d’économie de la Sorbonne/CES-Université-Paris-I et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques/Liepp-Sciences Po