RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE - Comme le Docteur Randall Mindy dans Don’t Look Up, Jean Jouzel a lui aussi dû se battre contre les sceptiques. Non pas ceux qui refusaient de croire à l’arrivée d’une comète sur Terre, comme dans l’intrigue du film de Netflix, mais ceux qui doutent du réchauffement climatique.
Depuis les années 1970, le scientifique travaille sur le sujet et a été l’un des premiers à modéliser cette hausse des températures. Il a depuis participé comme auteur principal aux 2e et 3e rapports du GIEC (co-lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2007), organisme dont il a été vice-président entre 2002 et 2015. Pour Le HuffPost, le scientifique a regardé la comédie dramatique réalisée par Adam McKay et livre son analyse.
Le HuffPost : Vous êtes-vous reconnu dans le rôle de Dr Randall Mindy interprété par Leonardo DiCaprio ?
Oui à plusieurs reprises d’ailleurs. Ce que vivent ces deux astronomes, c’est un peu ce que j’ai vécu lorsque j’ai commencé à travailler sur la question du réchauffement climatique. Quand nous, scientifiques, disions dans les années 1980 que si on continuait à émettre davantage de gaz à effets de serre, on irait vers un réchauffement irrémédiable. Et nous n’étions pas écoutés au début.
En France nous avons beaucoup souffert du climato-scepticisme d’une partie de la communauté scientifique elle-même, comme Claude Allègre, qui a tout fait pour nier la réalité du réchauffement climatique et la responsabilité humaine dans ce phénomène.
Ce film montre aussi une chose très intéressante : le fait que nos dirigeants n’appréhendent pas les problèmes climatiques correctement. La patronne de la NASA est une anesthésiste et visiblement ne maîtrise pas son sujet. Elle n’a pas de capacité de jugement et est totalement ballottée par les pouvoirs publics et les lobbys. Il faut vraiment que nos élites de demain apprennent à parler correctement du sujet et le comprenne. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Je suis justement en charge d’un groupe de travail auprès du Ministère de l’Enseignement supérieur pour sensibiliser les étudiants à la transition écologique.
Dans le film comme dans la réalité, les dirigeants pensent qu’on pourra trouver des solutions plus tard, tandis que les scientifiques les implorent d’agir au plus vite.
Jean Jouzel
Dans le film, les intérêts privés d’une entreprise (Bash) semblent prendre le pas sur l’intérêt général également.
L’autre message du film c’est le poids que pèsent les lobbys. Sur la comète, ce sont les mesures qu’ils préconisent qui prennent le pas sur celles des scientifiques. C’est un phénomène que l’on rencontre dans la réalité également et cela me fait penser à la géo-ingénierie. Ces techniques visent à modifier le climat pour combattre le réchauffement, comme en jouant sur le rayonnement solaire ou le carbone par exemple. Faire cela, c’est mettre une épée de Damoclès sur la tête des générations futures. Dans le film comme dans la réalité, les dirigeants pensent qu’on pourra trouver des solutions plus tard, tandis que les scientifiques les implorent d’agir au plus vite.
La présidente Janie Orlean incarnée par Meryl Streep refuse d’agir, car le “timing politique” n’est pas le bon pour elle. C’est assez révélateur de la manière dont les politiques traitent ces questions à l’heure actuelle...
C’est très intéressant. Quand on regarde la Convention citoyenne sur le climat décidée en réponse au grand débat national (après le mouvement des gilets jaunes, NDLR), il est clair qu’il y avait un aspect politique. Parmi les propositions des citoyens, il y en avait une qui visait à limiter la vitesse sur autoroute à 110 km/h, ce qui est tout à fait pertinent d’un point de vue climatique et accepté dans beaucoup de pays. Emmanuel Macron a dit clairement qu’il ne prendrait pas cette mesure parce qu’elle ne sera pas acceptée par les gens. Il y a donc une dimension politique qu’on est obligé de reconnaître.
Meryl Streep incarne une présidente populiste, prête à faire passer ses intérêts électoraux avant l’intérêt national.
Dans le cas de Nicolas Sarkozy, le Grenelle de l’environnement était extrêmement pertinent, faisant naître de bonnes propositions en 2007. Mais au salon de l’agriculture en 2011, il dit : “l’environnement ça commence à bien faire” parce qu’il craint que cela ne lui rapporte pas de voix. Ce qu’il avait mis en route, avec de bonnes intentions, il l’a arrêté et baissé les bras.
En France on ne peut pas dire que nous n’avons pas de vision à long terme dans les textes puisque la neutralité carbone d’ici à 2050 est inscrite dans la loi climat, en parfaite adéquation avec le diagnostic des scientifiques. Là ou le bât blesse, c’est dans l’action et nous prenons du retard sur ce point.
À la fin du film, seuls quelques riches s’en sortent en migrant sur une autre planète. Y voyez-vous là encore une allégorie de la crise climatique ?
Je ne crois pas à l’existence d’une Planète B comme dans le film, je pense que c’est ridicule ! Mais dans l’esprit, c’est en effet ma crainte. Le réchauffement climatique risque de creuser les inégalités. Dans le cas extrême d’un monde à +4°C, il y aurait encore quelques endroits agréables où vivre sur la Terre, mais ils pourraient être plus accessibles aux riches qu’aux autres.
Un autre exemple concret, c’est l’augmentation de la taxe carbone à l’origine du mouvement des gilets jaunes. Les bas revenus auraient été trois fois plus affectés par la hausse de cette taxe que les hauts revenus.
Il peut y avoir des inégalités à la fois dans les conséquences du réchauffement climatique, mais aussi dans les mesures prises pour lutter contre le phénomène. Et pour moi la force de Don’t Look Up c’est de montrer cette relation entre science et société qui est centrale.
Sur le plateau de « The Daily Rip », les deux astronomes tentent de faire passer leur message mais ne sont pas pris au sérieux par les deux animateurs Brie Evantee (Cate Blanchett) et Jack Bremmer (Tyler Perry).
Tyler Perry, qui incarne le co-présentateur de l’émission fictive The Daily Rip recommande aux scientifiques de faire du “media-training”. Les spécialistes qui interviennent à la télévision suivent-ils vraiment ce type de formation ?
À titre personnel je n’en ai jamais fait, mais il y en a dans nos laboratoires aujourd’hui. À l’époque où j’étais au GIEC, j’avais participé à la création d’une cellule de communication en 2009. Cela montre à quel point c’est important d’avoir aujourd’hui les outils pour sensibiliser le public.
À la télévision ou à la radio, on sait qu’il faut essayer de simplifier notre travail, sans donner trop de chiffres. Mais à l’inverse, les gens qui viennent nous écouter dans les conférences ont envie d’apprendre des choses. Ils ont envie de saisir la complexité de la question climatique. Donc il faut avant tout savoir s’adapter à notre public.
Ce qui fait mal à notre cause c’est avant tout le climato-scepticisme, pas la manière dont on communique.
Jean Jouzel
Quel est le meilleur moyen de faire passer un message scientifique : le côté fataliste mais transparent de Kate Dibiasky (Jennifer Lawrence) ou au contraire le calme et la pédagogie de Randall Mindy (Leonardo DiCaprio) ?
En fait, on a besoin des deux. À la fois de cette doctorante percutante qui est un peu la Greta Thunberg de l’astronomie et de ce docteur qui essaye plutôt d’agir de l’intérieur, avec une certaine sobriété dans la communication.
En tant que scientifique je ne peux pas communiquer comme un militant, ce n’est pas mon rôle : je me dois de m’appuyer sur les connaissances de ma communauté et ne pas être fataliste car il existe des solutions. À être trop catastrophique nous n’atteignons pas forcément la cible non plus. Mais chacun communique comme il le souhaite et je comprends la position des jeunes et j’apprécie leur engagement. Cette communication nous a beaucoup manqué il y 30 ans lorsque nous essayions de porter ces messages au public. Ce qui fait mal à notre cause c’est avant tout le climato-scepticisme, qui est encore très présent dans notre société, pas le style de communication.
Estimez-vous que la couverture médiatique de ce sujet a progressé ces dernières années en France ?
Je pense que les médias en France ont de bonne qualité dans le domaine. Surtout dans la presse écrite, qui traite bien la question. Mais mon grand regret c’est le manque d’émissions à la télévision qui évoquent les thèmes scientifiques aux heures de grande écoute. Si on prend l’émission C dans l’air sur France 5, à son lancement il y avait très souvent des émissions sur les questions scientifiques. Maintenant c’est essentiellement politique. Sur les chaînes d’informations, lorsque l’on invite un scientifique, dès qu’il y a le moindre événement on vous dit “on vous rappellera plus tard”. En fait, l’actualité immédiate passe avant les préoccupations à long terme.
Clément Vaillant