Richard Wright est un écrivain noir américain qui a vécu de 1908 à 1960. Il a été communiste pendant une partie de sa vie et s’est constamment engagé contre le racisme et pour le panafricanisme. En 1955, il lit un encart dans un journal qui annonce la première rencontre à Bandung des premiers chefs d’Etat des pays indépendants d’Afrique et d’Asie. Il décide de s’y rendre ; il est un témoin direct et un des journalistes qui a suivi et rendu compte de cet événement considérable.
Richard Wright comprend que ce n’est pas seulement une rencontre des Chefs d’Etat indépendants mais aussi le premier sommet des peuples de couleur dans lequel seuls les blancs ne sont pas invités. En se rendant à Bandung, il mène une première enquête en interrogeant des indonésiens au hasard de rencontres. Il se rend compte des étroites relations entre plusieurs facteurs : la décolonisation, le racisme, les appartenances et les couleurs, les religions et les croyances.
La deuxième partie raconte l’arrivée à Bandung et nous livre un très intéressant reportage sur la Conférence. Le journaliste reprend le dessus ; il cite des extraits des interventions des chefs d’Etat participants et témoigne de l’émotion qui y règne. Sukarno, président d’Indonésie et hôte de la Conférence ouvre la séance en déclarant : Ceci est la première conférence internationale des peuples de couleur dans l’histoire de l’Humanité … Pendant de nombreuses générations, nos peuples ont été les sans-voix de ce monde. Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, appelle à la solidarité des peuples africains et asiatiques qui ébranle les frontières qui sépare deux mondes, le monde communiste et le monde non-communiste. Sir John Kotelawala, premier ministre de Ceylan affirme vouloir appliquer au problème du monde actuel les valeurs traditionnelles pour le respect de la vie et pour la dignité de la personne humaine. Gamal Abdel Nasser président de l’Egypte déclare nous sommes face à un enjeu crucial, la survie même de l’humanité… Nous avons subi l’influence étrangère, il n’est pas surprenant que nous nous sentions si proches. On retrouve, citées par Wright, des phrases des représentants du Ghana, d’Irak, des Philippines, d’Ethiopie, de Thailande, du Liban, du Japon. Wright est frappé par l’importance des références à la race et à la religion dans toutes les interventions qui traduisent les réactions au rejet par l’Occident des valeurs des pays qui avaient été conquis.
La troisième partie concerne le communisme à Bandung. De fait, il s’agit d’une analyse très fine du rôle des deux hommes qui ont rendu possible la Conférence : le pandit Nehru et Zhou EnLai. C’est la retenue des communistes qui a été remarquée à Bandung. Zhou EnLai a été présent et très ouvert. L’accord entre l’Inde et la Chine assurait l’unité de l’Asie sans laquelle il n’y aurait pas eu de conférence. La Gold Coast, actuel Ghana, est porteuse du nkrumahisme qui va ouvrir de nouvelles voies au panafricanisme.
La quatrième partie est une réflexion sur la honte raciale. Richard Wright avance que La Conférence exerçait son influence sur des millions de personnes conscientes de leur couleur dans tous les pays de la terre. Ils commençaient à prendre conscience de leur force combinée. Ils y prenaient goût. Ils sentaient à présent leur ennemi blanc loin, très loin d’eux.
La dernière partie s’adresse au monde occidental à partir de Bandung. Richard Wright présente et discute le communiqué final de la Conférence. Il souligne sa modération et ses ouvertures. Il appelle à un avenir dans lequel les deux fondements intellectuels, les rationalismes occidental et oriental n’en feraient plus qu’un. La question posée à Bandung n’était pas celle de la prise du pouvoir ; ceux qui étaient là représentaient des gouvernements qui avaient déjà pris le pouvoir et se demandaient ce qu’il fallait en faire. La question posée à Bandung était Comment la race humaine s’organisera-t-elle ?
Le livre commence par une excellente préface de Amzat Boukari-Yaraba. Il rappelle l’histoire et la personnalité complexe de Richard Wright. Il raconte comment on peut être noir, américain, communiste et écrivain. Richard Wright, dans son exil à Paris, a participé aux actions de Présence Africaine avec Alioune Diop, Aimé Césaire, Leopold Sedar Senghor. Il a échangé avec Sartre, Simone de Beauvoir, Franz Fanon. Il s’inscrit dans la route des décolonisations et il perçoit et comprend l’importance de Bandung et du procès du colonialisme. Amzat Boukari-Yaraba explique ainsi comment la conférence de Bandung rend possible une désoccidentalisation du monde. Richard Wright a publié en 1954 Black Power ; en 1956, il publie son rapport sur la Conférence de Bandung sous le titre de The Color Curtain, le rideau de couleur, qui sera préfacé par Gunnar Myrdal [2]. Il met l’accent sur les communautés de race, de couleur et de religion qui dépassent les clivages idéologiques entre capitalisme et communisme. Race et religion unissent les peuples de couleur contre les peuples occidentaux sans négliger les différenciations entre les peuples de couleur. Amzat Boukari-Yaraba cite aussi Malcom X et son projet d’organiser un Bandung à Harlem. Il précise l’impossibilité pour Wright de rompre avec la pensée occidentale est aussi un indice pour comprendre son orientation anti-communiste, ou non-communiste. Il cite Richard Wright qui s’explique : la couleur n’est pas ma patrie, je suis un être humain avant d’être un Américain ; je suis un être humain avant d’être un Noir et si je traite des problèmes raciaux, c’est parce que ces problèmes ont été créés sans mon consentement, sans ma permission. Je suis opposé à toute définition raciale. Si j’écris sur les problèmes raciaux, c’est précisément pour mettre fin aux définitions raciales.
Les prolongements de la Conférence de Bandung
Les prolongements de Bandung ont été très présents et ont retrouvé aujourd’hui une forte actualité avec la nécessité de revenir sur la décolonisation et l’hypothèse que la décolonisation n’est pas terminée. La discussion sur Bandung continue notamment en Afrique, en Asie et s’est élargie à l’Amérique Latine [3] à partir de la Tricontinentale, la revue de l’OSPAAL (Organisation de Solidarité des Peuples d’Afrique d’Asie et d’Amérique Latine) dirigée par Vijay Prashad. En Asie, le réseau The Rise of Asia, animé par Darwis Khudori [4] anime une Bandung Spirit Book Series et organise de nombreuses conférences internationales. En Afrique, Souleymane Bachir Diagne [5] indique que le moment de l’histoire qui marque la décolonisation c’est la conférence de Bandung qui projette l’histoire du monde à venir, un monde de relations horizontales, le moment historique du postcolonial. Immanuel Wallerstein propose de tourner le dos à l’universalisme européen qui est passé de la colonisation au droit d’ingérence, pour construire un universalisme universel, sur le modèle de Bandung. [6]
La Conférence de Bandung est prolongée par le mouvement des non-alignés. Les Non-Alignés ne résument pas la décolonisation, même si ce mouvement en est significatif. L’histoire des luttes anticoloniales commence par la résistance aux conquêtes coloniales. Les peuples ont résisté de mille façons, à la domination coloniale. Le droit à l’autodétermination des peuples est affirmé à l’issue de la première guerre mondiale. Un mouvement politique international de la décolonisation se construit. Le Congrès des Peuples d’Orient, à Bakou en 1920, propose l’alliance stratégique entre les mouvements de libération nationale et les mouvements ouvriers. Le Congrès des Peuples Opprimés, à Bruxelles en 1927, met en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’indépendance nationale.
De 1945 à 1955, ce sont les massacres coloniaux et les premières indépendances en Afrique et en Asie. En 1955, a lieu, à Bandung (en Indonésie) la rencontre des 29 premiers Etats indépendants d’Afrique et d’Asie. On y discutera de la poursuite de la décolonisation, des risques de troisième guerre mondiale et du non-alignement, des politiques de développement des nouveaux Etats, des débats aux Nations Unies.
En 1956, Nasser nationalise le canal de Suez. Il fait face à une agression militaire conjointe d’Israël, de la France et de la Grande-Bretagne. Malgré leur succès militaire, les trois pays sont contraints de se retirer à la suite de la pression internationale, y compris des Etats Unis et de l’Union Soviétique. Les puissances coloniales françaises et britanniques sont affaiblies. L’Egypte de Nasser, devient le porte-parole, dans le monde arabe, des mouvements de lutte pour la décolonisation. Le Tiers Monde désigne les pays du Sud exclus de la décision politique mondiale. Une opinion publique tiers-mondiste les soutient.
Préfiguré par Bandung, le Mouvement des Non Alignés est créé en 1961 à Belgrade ; il participe à l’évolution des équilibres géopolitiques. Après Bandung, la décolonisation s’étend avec le Ghana en 1957, la Guinée en 1958, l’Algérie en 1962, les colonies portugaises en 1975, la défaite américaine au Vietnam en 1975, la fin de l’apartheid en 1990. L’élargissement du mouvement à l’Amérique Latine est renforcé dès la révolution cubaine en 1959 et la préparation de la rencontre de la Tricontinentale à La Havane en 1966. Mehdi Ben Barka un des initiateurs de la Tricontinentale [7] est assassiné à Paris en 1965, Che Guevara est assassiné en Colombie, en 1967. La Tricontinentale élargit Bandung aux pays du Sud, nouvelle représentation des pays décolonisés. Les indépendances américaines avaient concerné des Etats formés par les anciens colons ; les nouvelles luttes en Amérique Latine se nommeront elles-mêmes « luttes de libération nationale ». Sans oublier les deux grands moments de la décolonisation, la révolution haïtienne qui sera victorieuse contre les troupes de Napoléon, et en 1905, la révolution mexicaine conduite par Pancho Vila et Emiliano Zapata.
En 1973, le Mouvement des Non Alignés, réuni à Alger adopte le Nouvel Ordre Economique Mondial qui sera voté aux Nations Unies en 1974. Il propose le contrôle des matières premières, le financement du développement, l’industrialisation, le contrôle des technologies, le contrôle des multinationales. Fin 1973, à la suite de la guerre entre Israël et les pays arabes, les pays du Golfe réduisent leur production. Le prix du pétrole est multiplié par quatre. En 1979, la révolution islamique en Iran se traduit par un nouveau doublement des prix. La création en 1975 du G5 qui deviendra G6, puis G7, organise la riposte : endetter les pays du Sud, imposer des plans d’ajustement structurel, mettre en place le néolibéralisme, contrôler le Sud et accentuer la crise du bloc soviétique. La réponse par les non-alignés est rendue difficile par la division entre pays pétroliers et pays non-pétroliers.
La décolonisation est marquée par quelques luttes emblématiques qui vont mobiliser l’opinion publique. Citons notamment les luttes des peuples algérien, vietnamien, contre le colonialisme français puis contre l’intervention armée des Etats Unis, Sud-Africain contre l’apartheid. La lutte du peuple palestinien fait partie des luttes emblématiques de libération. Le soutien d’une partie de l’opinion publique internationale a été illustrée par les tribunaux d’opinion, notamment le tribunal Russell pour le Vietnam en 1966 et contre les dictatures en Amérique Latine en 1967, et le Tribunal Permanent des peuples créé à l’initiative de Lelio Basso à Rome. La Charte pour la Déclaration universelle des droits des peuples adoptée à Alger, en 1976, sert de référence. Le Tribunal Russell sur la Palestine a organisé, de 2010 à 2013, cinq sessions à Barcelone, Londres, Le Cap, New-York et Bruxelles.
Le Mouvement des non-alignés s’élargit mais il va perdre de son tranchant [8]. En 2012, il regroupe 120 Etats, qui représentent près de 55% de la population mondiale. Le Mouvement des non-alignés refuse, dans un premier temps, de suivre les orientations du consensus de Washington et des institutions de Bretton Woods (Fond Monétaire International le FMI, la Banque Mondiale et l’Organisation Mondiale du Commerce l’OMC). Les Non Alignés sont confrontés après la chute du mur de Berlin, en 1989 à la définition même du Non Alignement. Les pays occidentaux désignent un nouvel ennemi au nom du choc des civilisations : l’Islam. Les guerres d’Afghanistan, les deux guerres d’Irak, la destruction de la Lybie, les interventions israéliennes, le jeu trouble des monarchies du Golfe, vont donner du souffle au djihadisme et renforcer les discriminations contre les musulmans en Europe et aux Etats Unis.
Le mouvement altermondialiste s’affirme comme le mouvement anti-systémique du néolibéralisme. Dès 1980, il met en avant le refus de la dette et des plans d’ajustement structurel. A partir de 1989, il affirme que le droit international ne doit pas être subordonné au droit des affaires. A partir de 2000, il organise les Forums sociaux mondiaux. En 2008, la crise financière, suivie à partir de 2011 par des insurrections dans plusieurs dizaines de pays, ouvre une nouvelle période. Le néolibéralisme entame une mutation austéritaire, combinant austérité et sécuritarisme. Les mouvements réactionnaires, identitaires et d’extrême droite se renforcent en réponse aux nouvelles formes de contestation des mouvements sociaux salariés et paysans, d’émancipation féministe, écologistes. Dans les nouveaux mouvements, les mouvements antiracistes et les peuples autochtones se réfèrent directement à la décolonisation. La crise de la pandémie et du climat ouvre une nouvelle crise de civilisation. Le mouvement altermondialiste est confronté à un nécessaire renouvellement.
Les débats idéologiques de la décolonisation continuent. Sur la question stratégique du racisme et des discriminations, les Non Alignés ont été très actifs à la conférence mondiale de Durban, en 2001, contre le racisme, la discrimination la xénophobie et l’intolérance. Les débats ont été houleux (et passionnés), notamment sur la question israélo-palestinienne, Pourtant, le rapport final déclare Nous rappelons que l’Holocauste ne doit jamais être oublié , condamne dans son 61e point la montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie dans diverses régions du monde , et affirme dans son 63e point Nous sommes préoccupés par le sort du peuple palestinien vivant sous l’occupation étrangère. Nous reconnaissons le droit inaliénable du peuple palestinien à l’autodétermination et à la création d’un État indépendant, ainsi que le droit à la sécurité de tous les États de la région, y compris Israël, et engageons tous les États à soutenir le processus de paix et à le mener à bien rapidement ». Durban II à Genève, en 2009, relie le racisme et les discriminations, dans leurs formes actuelles, aux séquelles de la colonisation.
Le Mouvement des Non Alignés ne s’est pas résumé à une conglomération d’Etats ; il a aussi contribué à créer une opinion publique mondiale qui ne se limite pas à celles des pays et des médias dominants. Cette opinion publique mondiale, appuyée par des mouvements sociaux et citoyens déterminés, soutient les luttes contre la domination, la colonisation et l’apartheid. Elle rappelle qu’un peuple qui opprime un autre n’est pas un peuple libre. Aimé Césaire, dans le Discours sur le colonialisme, écrivait déjà en 1955, à propos de l’Europe, la colonisation avilit le colonisateur. Nous sentons monter la barbarie dans notre civilisation. La décolonisation est une étape dans le chemin de l’émancipation. Zhou EnLai avait déclaré à Bandung les Etats veulent leur indépendance, les nations leur libération, les peuples la révolution. Il avait repris cette déclaration à l’Assemblée Générale des Nations Unies qui avait suivi Bandung.
Nous sommes confrontés à trois grandes questions stratégiques mondiales qui interpellent la solidarité internationale. Celle de la dimension géopolitique de la crise globale, de la multipolarité par rapport à la bipolarité, de la paix et des guerres. Pus d’un milliard de personnes vivent dans des zones de conflits armés. La contradiction est ouverte entre les manipulations et les interventions d’une part, et le nouveau cycle de luttes et de révolutions de l’autre. Celle du droit international et des Nations Unies qui sont minées par le système des inégalités de traitement par rapport aux valeurs et aux principes [9]. Se pose enfin la question de la décolonisation inachevée. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des Etats, est presque achevée. On a pu en mesurer l’importance, les contradictions et les limites, d’autant que le néolibéralisme peut être caractérisé comme une forme de recolonisation. La deuxième phase de la décolonisation, celle de la libération des nations et des peuples commence. Elle interroge la nature des Etats et de la démocratie. Nous sommes à l’articulation des deux phases de la décolonisation, celle de l’indépendance des Etats qui n’est pas encore achevée et celle, qui s’ouvre, de la définition des nouveaux possibles.
26-12-2021
Gustave Massiah