L’histoire moderne de l’Asie centrale aurait pu être différente. A la fin des années 1980, alors que l’Union soviétique transitait des réformes au chaos, beaucoup prédisaient l’incertitude, l’instabilité, les guerres ethniques et les révoltes islamistes. Ils affirmaient que les Etats d’Asie centrale étaient des créations soviétiques, qu’ils avaient des frontières artificielles, qu’ils manquaient de traditions étatiques, de sens de la nation et qu’ils finiraient par se désintégrer avec la disparition de leur créateur, le centralisme de l’URSS.
Ces prédictions n’étaient pas sans fondement. Les tensions interethniques étaient fortes dans les dernières années de l’Union soviétique, à commencer par les pogroms anti-Meskhètes [Turcs Meskhètes installés en Ouzbékistan] à Fergana, en Ouzbékistan (juin 1989), et le conflit interethnique entre Kirghizes et Ouzbeks à Uzgen et Osh, au Kirghizistan (mai 1990). Au Tadjikistan, une courte expérience démocratique a déclenché une guerre interne en 1992, qui semble avoir fait des dizaines de milliers de victimes.
La rébellion armée islamiste est également réelle. L’Afghanistan est juste de l’autre côté de la frontière de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Turkménistan. Non seulement géographiquement, mais aussi ethniquement et culturellement, c’est une extension de l’Asie centrale, séparée seulement par le rideau de fer. Il existe également des groupes armés islamistes locaux en Ouzbékistan et au Tadjikistan. Le Mouvement islamique d’Ouzbékistan, fondé par Tahir Yuldashev et le commandant Juma Namangani, a pris part à la guerre civile tadjike, à des attaques à l’intérieur d’Ouzbékistan (MIO), avant de rejoindre Al-Qaida dans la région frontalière Afghanistan-Pakistan. Les deux fondateurs du MIO seront tués par des frappes de drones américains. Une autre figure notoire est le Saoudien Ibn al-Khattab, qui a combattu au Tadjikistan avant de rejoindre le « djihad » en Tchétchénie.
Enfin, les castes dirigeantes de l’ère soviétique en Asie centrale étaient en crise profonde, et ont été témoins d’une grave lutte pour le pouvoir entre la majorité conservatrice et les minorités pro-Gorbatchev. De nombreux dirigeants d’Asie centrale, tels que Nazarbaïev, mais aussi Islam Karimov en Ouzbékistan et Askar Akaïev au Kirghizstan, sont arrivés au pouvoir grâce au soutien de Gorbatchev. Il n’était donc pas évident qu’ils parviendraient à apporter la stabilité.
Stabilité ou stagnation ?
Pendant la majeure partie des trois décennies qui ont suivi l’effondrement de l’URSS, l’Asie centrale est restée « stable ». Cette stabilité a eu un prix : la nomenklatura de l’ère soviétique est restée au pouvoir et a imposé sa culture politique issue de l’ère Brejnev : la stagnation. Trois décennies de conditions politiques stables au cours desquelles aucune réforme économique, sociale ou politique significative n’a été réalisée, à l’exception du remplacement de l’idéologie de style soviétique par un nationalisme ordinaire. Avec l’indépendance, la nomenklatura kazakhe s’est libérée des « planificateurs centraux » de Moscou. Elle n’avait désormais aucune limite. Les revenus importants en pétrodollars accumulés grâce aux énormes ressources énergétiques – estimées à 3% des réserves mondiales de pétrole – ont servi à enrichir la famille dirigeante et ses associés.
Au lieu d’utiliser l’avantage de trois décennies de stabilité et les sommes massives de pétrodollars disponibles en vue de changements nécessaires, la caste dirigeante du Kazakhstan a dilapidé les ressources financières et le temps politique. Ses traits forts peuvent se résumer ainsi : la corruption, le consumérisme et une extravagance architecturale pharaonique visible dans la nouvelle capitale. Sur le plan politique, Nazarbaïev a instauré un système autoritaire, éliminant le pluralisme politique limité – oligarchique – qui existait dans les années 1990. Il a ensuite instauré un culte de la personnalité dans la meilleure tradition stalinienne : sa nouvelle capitale coûteuse a été baptisée de son nom : Noursoultan [précédemment nommée Astana]. En 2019, alors qu’il avait 79 ans, il a transmis la présidence à Kassym-Jomart Tokaïev, un diplomate sans pouvoir indépendant. Pourtant, Nazarbaïev a gardé les rênes du pouvoir en tant que chef du « Conseil de sécurité du Kazakhstan ».
Noursoultan Nazarbaïev et Kassym-Jomart Tokaïev
Les événements de 2022 au Kazakhstan révèlent que demeurent les défis auxquels devaient faire face les pays post-soviétiques depuis trois décennies : construire un nouveau régime politique avec des institutions légitimes et opérationnelles, et moderniser leurs économies pour offrir suffisamment de possibilités d’emploi à la jeunesse. Ce sont les deux défis auxquels Gorbatchev a également été confronté. Sa réponse prit la forme de la Perestroïka et la Glasnost, mais celles-ci n’ont pas tenu leurs promesses. De nombreuses castes dirigeantes post-soviétiques se sont tournées vers l’autoritarisme sous couvert de nationalisme, en prenant appui sur les exportations d’énergie ou de minéraux. Ce modèle statique est aujourd’hui en crise. Le soulèvement de 2020 en Biélorussie a été provoqué par la fraude électorale, c’est-à-dire la contestation de la légitimité politique de Loukachenko, tandis qu’au Kazakhstan, le déclencheur a été une profonde crise socio-économique, symbolisée par la hausse des prix du gaz.
Ce dont nous sommes témoins au Kazakhstan n’est pas une « révolution de couleur » : la lutte ne porte pas sur des élections contestées ; le soulèvement ne dispose pas d’une représentation explicite ; et les événements ont déjà pris une tournure très violente. L’époque des « révolutions de couleur » a évolué. Qui se souvient aujourd’hui qu’à l’époque de la « révolution des roses » en Géorgie, Poutine avait envoyé son ministre des Affaires étrangères, Igor Ivanov, à Tbilissi pour servir de médiateur entre Edouard Chevardnadze [ministre des Affaires étrangères de l’URSS en 1985 et 1990, puis président de la Géorgie de 1992 à 2003] et Mikheil Saakachvili [président de la Géorgie de 2004 à 2007 et de 2008 à 2013, anciennement ministre de la Justice du gouvernement de Chevardnadze] ? Depuis, notre monde a changé. La Russie a des troupes en Syrie qui bombardent encore quotidiennement les zones rebelles, tandis que Loukachenko réprime les manifestations pacifiques.
La Russie n’a pas envoyé de diplomates et de négociateurs au Kazakhstan, mais des « troupes de maintien de la paix » sous le drapeau de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Il n’est qu’ironique que l’OTSC soit désormais dirigée par nul autre que le Premier ministre arménien Nikol Pachinian, qui est lui-même arrivé au pouvoir suite à des manifestations de rue, et dont les appels à l’aide de l’OTSC en 2020-2021 contre l’agression azerbaïdjanaise ont tout simplement été ignorés.
L’intervention militaire russe pourrait stabiliser la caste au pouvoir pendant un certain temps, mais elle aggravera son manque de légitimité. A mesure que les événements se déroulent, de nombreuses questions restent en suspens : dans quelle mesure le prochain chapitre de l’histoire du Kazakhstan sera-t-il sanglant ? Le statut d’Etat du Kazakhstan survivra-t-il à l’explosion interne et à l’intervention étrangère ? Et enfin, comment les régimes autoritaires voisins – et notamment l’Ouzbékistan – survivront-ils aux chocs tectoniques du Kazakhstan ?
Vicken Cheterian
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.