Alain Badiou – Je voudrais commencer ce séminaire en vous parlant de la mort de Daniel Bensaïd. C’est une chose qui me frappe vivement et qui est une grande perte pour moi. Une grande perte qu’on peut dire en un certain sens paradoxale parce que, pour des raisons que je vais expliquer, Daniel Bensaïd n’était pas ce qu’on peut appeler communément un proche compagnon. Il est vrai que les proches compagnons, vous savez… Un des grands titres de gloire de Lin Piao en Chine, pendant la Révolution culturelle était d’être “le plus proche compagnon d’armes de Mao Tsé Toung” ; ça l’a conduit à la mort en peu d’années. Donc on peut se méfier des “proches compagnons d’armes” ou de ce titre de gloire. Daniel Bensaïd n’était pas un proche compagnon d’armes, mais c’était cependant quelqu’un que je vivais absolument comme un compagnon. Il était, pour des raisons que je vais expliquer, ce que j’appellerais un compagnon lointain.
Ne pas renier, continuer
Il était un compagnon lointain pour trois raisons essentielles, dont l’ensemble produisait une sorte de rareté. D’abord au niveau des choix fondamentaux, je dirais même d’un choix fondamental, fait par quelqu’un qui, par ailleurs, était à l’évidence un grand intellectuel, un penseur, un philosophe. Ce choix c’était celui de ne pas renier, de ne pas entrer, au nom des circonstances apparentes, dans la logique de la renégation. Cela veut dire : maintenir un élément inflexible dans la subjectivité politique. Il s’agit à vrai dire de quelque chose de beaucoup plus général. Quand vous refusez le retournement, la renégation, le reniement, que vous refusez de voguer sur les circonstances successives comme un chien crevé, ça engage évidemment autre chose que simplement des déterminations politiques particulières. C’est cette volonté, cet impératif, que dans L’Éthique j’ai dit être le seul impératif éthique véritable dans les circonstances difficiles, impératif qui se dit : “continuer”. Daniel Bensaïd était un homme qui, tranquillement d’ailleurs, était dans la conviction que les circonstances pouvaient varier, les forces contre-révolutionnaires devenir beaucoup plus vigoureuses, mais que tout cela n’était nullement une raison pour ne pas continuer.
Le deuxième point c’était que le lieu d’exercice privilégié de ce choix c’était, pour lui comme pour moi, la lisière entre philosophie et politique, l’articulation des deux : la philosophie comme discipline de pensée, dans laquelle nous étions engagés de longue date, et la politique en tant que figure pratique, organisée et militante. L’accord des deux choses ne va pas de soi, on le sait bien, c’est un débat dont nous parlions à propos de Platon et dont on peut parler à propos de l’histoire de la philosophie tout entière. Quel est le rapport exact de la philosophie et de la politique ? C’est une question interne aux deux, qui travaille donc sur les deux bords. Nous avions en commun ce choix de travailler effectivement sur les deux bords, c’est-à-dire aussi de trouver les opérateurs philosophiques qui légitimaient et poussaient en avant la figure de la continuation.
Le troisième point c’était la subjectivité. La subjectivité apparente telle qu’on la voyait, laquelle se compose, pour moi, de trois choses. D’abord l’extrême fermeté, liée naturellement aux deux autres points. On savait très bien quand on rencontrait Daniel Bensaïd, quand on parlait avec lui, quand on le lisait, que ce ne serait pas facile de le déplacer de sa position. Ensuite le calme, c’est-à-dire quelque chose aux antipodes d’un certain mode gauchiste de l’hystérie politique, laquelle rend certes parfois service mais a aussi ses aspects irritants. Il était extrêmement calme, dans la fermeté elle-même. Et la dernière chose c’est un grand humour. Cette fermeté, ce calme, cet humour, c’est quelque chose que je reconnaissais vraiment, quelque chose à quoi je me sentais fraternellement rapporté, et tout ça composait le compagnon.
“Il y avait les maoïstes et les trotskistes, et ça continue !”
Maintenant pourquoi “lointain” ? Anecdotiquement on pourrait dire : il y avait les maoïstes et les trotskistes, et ça continue ! Ça continue dans une vieille histoire, une vieille histoire soixante-huitarde. Si on la décode un peu cette histoire, je dirai que le litige, le différend, la contradiction entre nous, qui existaient évidemment, et qui ont été écrits, nommés, portaient sur deux choses. La première c’était, puisque nous étions d’accord pour ne rien renier, d’accord pour continuer, la question de savoir ce que ça voulait dire exactement. Au fond il y avait un désaccord sur ce point. Cela portait aussi sur l’analyse du passé politique, à propos duquel naturellement se posait la question de la continuation, et le tri qu’on faisait là-dedans. Qu’est-ce qu’il fallait garder ? Qu’est-ce qu’on ne pouvait pas garder ? Qu’est-ce qui, véritablement, soutenait la continuation, mais qu’est-ce qui devait cependant changer ? Autrement dit, c’était la question du rapport entre continuité et discontinuité à l’intérieur même de la continuation ; c’est-à-dire qu’on est d’accord pour continuer mais que s’ouvre aussitôt, dans le continuer lui-même, un point qui est à vrai dire à l’arrière-plan de presque tous les débats dans l’espace de la politique révolutionnaire aujourd’hui. D’accord, on ne va pas céder, on ne va pas se rallier au consensus, mais la continuation est elle-même travaillée par une dialectique immanente de la continuation et de la non-continuation. Je pense que c’était ça le premier point de divergence : nous n’avions pas la même dialectique de la continuité et de la discontinuité à l’intérieur de la continuité. C’est un premier point, très complexe d’ailleurs, qui si on regarde de près, est plein de surprises et de paradoxes.
Le deuxième point, qui est philosophique, tandis que le premier était historique et politique, je l’énoncerai assez simplement : c’étaient des divergences sur en quoi consiste aujourd’hui le matérialisme. Qu’est-ce qu’être matérialiste en philosophie ? Étant entendu qu’on sait bien qu’un révolutionnaire aujourd’hui est forcément matérialiste, mais qu’est-ce que ça veut dire précisément ? Or nous n’avions sans doute pas la même conception du matérialisme. Daniel Bensaïd m’a plus d’une fois accusé d’être un religieux camouflé, ce qui signifiait qu’à ses yeux je n’étais quand même pas très matérialiste. Pour ma part, je l’aurais accusé éventuellement d’être un déterministe archaïque ! Alors entre le déterministe presque mécaniste d’un côté, et le religieux de l’autre côté, il y avait une tension allégorique, assez importante, dont le centre de gravité était au fond : qu’est-ce que le matérialisme contemporain ? Conformément à une intuition d’Althusser, ça portait finalement sur la place de l’aléatoire, donc sur la fonction du hasard (chez moi sous le nom d’événement) à l’intérieur de la reconnaissance du caractère matérialiste du champ, de l’action ou de l’existence. En réalité, Daniel reconnaissait la nécessité de faire sa place à l’aléatoire, il y a là-dessus des textes explicites, mais il trouvait que je lui faisais un peu trop de place, que je ne m’adossais pas suffisamment à l’analyse détaillée, matérialiste, de la situation ou de la conjoncture. Pour toutes ces raisons, Daniel Bensaïd était pour moi un compagnon lointain.
“L’appui amical, sans arrière-pensée, d’un compagnon lointain”
Cependant, je tiens à dire que lorsque se manifeste l’appui amical d’un compagnon lointain, c’est une chose très forte, très émouvante. Au fond l’appui d’un compagnon proche va presque de soi, il y a certes quelques aventures là-dessus, mais elles sont dans la nature même de la proximité. L’appui amical, sans arrière-pensée, d’un compagnon lointain, c’est une chose somme toute assez rare. Et je me souviendrai toujours que, lorsque la campagne contre moi sur le thème que j’étais antisémite, campagne tout de même subjectivement très déplaisante, a commencé, il a été vraiment un des tout premiers à entrer en lice publiquement et à me défendre, de façon extrêmement argumentée, avec son talent à lui, à la fois documenté et absolument ferme, calme et plein d’humour vengeur. Et ça, c’était vraiment le compagnon lointain se manifestant de la manière la plus immédiate et la plus amicale qui soit. Bien sûr l’envers de l’émotion qu’on éprouve quand le compagnon lointain intervient près de vous, c’est que sa disparition est terrible. Je ne vais pas dire, ce serait absurde, que la disparition du compagnon lointain est plus dure à porter que celle du compagnon proche, mais il y a quelque chose qui frappe particulièrement parce que, en tant que compagnon lointain, vous n’avez pas accompagné, de façon subjective, proche et quotidienne, la longue séquence de sa disparition. Elle arrive comme ça. Et cette disparition du compagnon lointain, je l’éprouve ce soir, y compris devant vous, est une épreuve.
Je crois qu’une des raisons c’est que somme toute le lointain est une mesure de notre propre lieu, une mesure particulière. En un certain sens le proche est le lieu lui-même. Le proche compagnon c’est celui qui vous accompagne et qui occupe le lieu même où vous pensez et où vous agissez. Mais le compagnon lointain n’est pas dans le lieu même, et comme il est un compagnon hors lieu, il est mesure aussi du lieu. Tout lieu a en un certain sens besoin de son lointain propre pour se consolider, pour exister. C’est, en politique, la question très compliquée et très importante des alliances avec des gens qui sont loin. Et l’alliance indubitable qui existait sur toutes sortes de points avec Daniel fait que sa disparition c’est aussi quelque chose qui affecte le lieu dans sa mesure propre, celle qui lui est donnée par son lointain.
Nous avions parlé du lieu la dernière fois et je voudrais profiter de l’occasion pour en dire encore un mot. Vous savez qu’on peut appeler “lieu” la matérialité localisée d’une procédure politique. Et cette matérialité a une consistance telle qu’elle fait objection à l’idée assez répandue qu’on peut substituer à la réunion des corps la connexion immatérielle, par Internet par exemple. Je ne dis pas du tout que cette opération nouvelle soit inutile, mais elle n’est pas substituable à la construction collective du lieu comme présence conjointe des corps. Rien ne remplacera, soyez-en sûrs, spécialement dans la procédure politique, cet effet collectif de la coexistence des corps. Dès que les corps s’absentent, que l’immatérialité s’installe, la communication ou la connexion peut être rapide et indubitable mais la décision est précaire.
“La réunion est le noyau actif de la politique”
Je vous donne un exemple que connaissent certains de ceux qui sont là. Pendant les derniers congés, des délégations internationales avaient décidé de se retrouver à Gaza, symboliquement, pour témoigner d’un soutien international au peuple gazaoui, victime d’une sorte d’encerclement, d’une politique qui est, et qui à terme se veut, quoi qu’on en dise, une politique d’anéantissement. Or une différence fondamentale entre les délégations étrangères et la délégation française c’est que la délégation française avait pratiqué la réunion, physique, avant, alors que par exemple les Américains s’étaient connectés par Internet et s’étaient donné rendez-vous en Égypte, au Caire. Ils sont donc arrivés au Caire en ordre dispersé. Et au Caire ils ont appris qu’il n’était pas question qu’ils aillent à Gaza. Du coup ils se sont trouvés complètement atomisés. En revanche, les Français qui avaient décidé d’aller à Gaza, s’étaient réunis au préalable, et avaient pris une décision que, en un certain sens, seule une vraie réunion permettait, à savoir que, quoiqu’il arrive au Caire, ils resteraient ensemble en tout cas jusqu’à la fin du délai prévu pour cette expédition. Cela a eu comme conséquence qu’ils ont construit un lieu. Ils sont arrivés groupés au Caire et ils ont occupé un grand boulevard de la ville. Évidemment la police égyptienne a commencé à montrer les dents, il y a eu des négociations – je vous épargne les péripéties – mais finalement ils ont occupé, pendant cinq jours un trottoir du Caire, avec des banderoles, et ils ont rencontré un grand soutien de la part de la population.
Cela montre bien qu’il reste absolument vrai que la réunion est le noyau actif de la politique, parce qu’elle est l’instance de son lieu. C’est véritablement quelque chose qui touche à ce qu’on pourrait appeler la démocratie réelle. On pourrait appeler “démocratie réelle” l’ensemble des procédures par lesquelles est rendue possible la construction d’un lieu politique nouveau. Je pense même que c’est la définition la plus précise qu’on pourrait en donner actuellement. Et là on voyait très bien que, contrairement à ce qui se dit, la réunion des corps demeure une condition sine qua non de la décision politique et que, de ce point de vue, il n’est pas vrai qu’Internet puisse accéder comme tel à la démocratie réelle. Il peut en être un opérateur mais il n’en est pas constitutif.
Une grande perte pour tout le monde
Je reviens maintenant à Daniel. Jusqu’à hier, avant-hier, nous avions la présence de Daniel Bensaïd, la présence de son corps émacié, de longue date, de son corps aigu dont sortait la voix méridionale, l’accent toulousain – ce qui était une fraternité de plus avec lui, puisque nous venons de la même ville. En ce sens, je conclurai là-dessus, ce corps de Daniel, avec son accent toulousain, ça faisait lieu à soi tout seul. Un petit lieu, où philosophie et politique étaient connectées dans un corps et dans une voix. Et là vraiment, quand je le voyais, avec ce corps singulier et cette acuité qui portait son humour et sa voix, proximité et lointain étaient confondus en lui. Et c’est pour ça que je voulais vous dire à tous que la disparition de Daniel Bensaïd, qui avait 63 ans, c’est une grande perte pour tout le monde. Et dans les conditions d’aujourd’hui, c’est une disparition prématurée ! Il va nous manquer vingt ans au moins de Daniel Bensaïd, c’est comme ça. Mais en tout cas c’est certainement une raison supplémentaire de soutenir ce pourquoi il était un compagnon. C’est après tout la seule chose qu’il pouvait nous demander, et qu’il nous a demandée.
Alain Badiou