“Le pays le plus stable de la Communauté des États indépendants (CEI)* a perdu, l’espace d’une semaine, son statut d’État”, commente le quotidien russe Kommersant. Le 10 janvier, jour de deuil national au Kazakhstan, le pays comptait ses morts à la suite des émeutes d’une violence inédite pour ce pays centrasiatique postsoviétique plus prospère que ses voisins. Selon un bilan provisoire, relayé par le site russe sur l’Asie centrale Fergana Agency, entre le 2 et le 9 janvier, 164 civils et 16 policiers et militaires ont été tués, et plus de 2 200 civils et 1 300 policiers ont été blessés. Les dommages économiques, résultat de la mise à sac de l’aéroport d’Almaty, de dizaines de magasins (dont treize armureries) et centres commerciaux, banques, voitures et sièges de médias locaux, sont estimés à plus de 200 millions de dollars.
“Une tentative de coup d’État” : c’est ainsi qu’a qualifié cet épisode violent le président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokaev dans son intervention à la session extraordinaire de l’Organisation du traité de sécurité collective [OTSC] le 10 janvier, rapporte le site kazakh Informburo.
Depuis le 6 janvier, à la demande de Tokaev, 2 030 “casques bleus” mandatés par cette organisation politico-militaire régionale ont été déployés au Kazakhstan. Postés à la protection des “sites stratégiques vitaux [aéroports, infrastructures]”, ce qui a permis aux forces de l’ordre kazakhes de se concentrer sur la “lutte antiterroriste”, face à des assaillants équipés d’armes à feu et d’armes blanches d’assaut. Le 11 janvier, le président a annoncé que ces troupes commenceraient leur retrait d’ici à deux jours, rapporte The Guardian, et que celui-ci s’achèverait dans les dix jours.
“Des terroristes et des combattants étrangers”
Le président kazakh a reconnu lundi que les manifestations avaient démarré après la hausse des prix du gaz liquéfié le 1er janvier avec des revendications socio-économiques légitimes, d’ailleurs très rapidement satisfaites par le gouvernement. Mais, a-t-il dit, “cela n’avait plus aucune importance pour les organisateurs de l’agression contre le Kazakhstan”. Car les objectifs de ces derniers étaient “le sabotage de l’ordre constitutionnel, la destruction des institutions de gouvernance de l’État et la prise du pouvoir”. “Sous couvert de protestations [pacifiques de citoyens], une vague d’émeutes a déferlé” de “manière simultanée” dans onze régions du pays. Qui étaient ces agresseurs ? “Des terroristes [islamistes] et des combattants étrangers”, selon Tokaev, cite le média local KazInform.
Préparés “depuis longtemps”, des “professionnels entraînés, dont des snipers, protégés par un bouclier de manifestants”, étaient “cinq fois supérieurs en nombre aux forces de l’ordre”, a affirmé dans son discours le président du Kazakhstan. Pourtant, malgré tous ces “faits avérés”, “certains parlent de violence du pouvoir kazakhstanais contre des manifestants pacifiques” – “c’est de la désinformation absolue”, s’est indigné Tokaev.
Si, à en croire Tokaev, “l’ordre constitutionnel est rétabli” et la menace immédiate “écartée”, “l’opération antiterroriste” continue et l’enquête en cours permettra d’établir comment de telles violences ont pu se produire. Selon Kommersant, les trois questions centrales sont les suivantes : “Qui étaient ces terroristes, que voulaient-ils et pourquoi les ministères de force [expression postsoviétique désignant Intérieur, Défense, et Renseignements] se sont révélés impuissants ?” Le journal soupçonne les autorités kazakhes de “ne pas tout à fait comprendre ou connaître le peuple qu’elles dirigent”.
“Des ‘barbus’ entraînés par les services secrets kazakhs”
L’arrestation, le 8 janvier, de l’ex-directeur du Comité de sécurité nationale et ancien Premier ministre Karim Massimov, “accusé de haute trahison”, selon le site généraliste russe Regnum, et la mise sous les verrous de 8 000 personnes devraient aider à éclairer les tenants et aboutissants des événements.
Le directeur de la fondation kazakhe Eurasian Expert Council, Tchinguiz Lepsibaev, interrogé par le journal russe Moskovski Komsomolets, estime le nombre d’assaillants à 5 000 au maximum et voit la racine du problème dans la trahison de ceux qui sont censés protéger le pays. Selon lui, “les ‘barbus’ ont été entraînés par des personnes travaillant dans les services secrets spéciaux kazakhs” et “leurs camps se trouvent dans les zones montagneuses de la région d’Almaty [et dont le chef-lieu, la ville d’Almaty, ancienne capitale du pays, a été la plus touchée par les violences]”.
En attendant, poursuit l’expert kazakh, “la plupart des gens se réjouissent des changements” au gouvernement et dans les administrations, qui ont connu en quelques jours des limogeages massifs. Les habitants espèrent que “le système, où une minorité jouit du meilleur de l’existence, alors que l’écrasante majorité reste coupée de revenus dignes et de l’ascenseur social, appartient au passé”.
Mardi 11 janvier, dans son adresse au Parlement kazakh, le président Tokaev a fait des déclarations “visant à apaiser le mécontentement de l’opinion vis-à-vis des élites au pouvoir”, rapporte The Guardian. Il a accusé son prédécesseur Noursoultan Nazarbaïev – au pouvoir de 1991 à 2019 et qui l’a choisi pour successeur – d’avoir présidé à l’émergence d’une “caste de riches”, indique le journal britannique. “Je pense que le temps est venu pour eux de payer un tribut au peuple du Kazakhstan”, a également dit Tokaev.
*Créée en 1991 après la dissolution de l’URSS, la CEI rassemble les anciennes Républiques soviétiques à l’exception des pays Baltes, de la Géorgie, de l’Ukraine et du Turkménistan.
Alda Engoian
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