À l’évidence, les progrès de l’économie chinoise sont spectaculaires et, de ce point de vue, les 14 000 milliards de dollars que représente la production chinoise agrégée relèvent quasiment du miracle en comparaison de l’état où se trouvait ce pays il y a encore 20 ans. Mais en fait, quel est le niveau de vie des Chinois par rapport aux citoyens des autres pays ? Si le PIB chinois en valeur absolue est en soi impressionnant, d’autres mesures indiquent une situation nettement plus contrastée, voire carrément déprimée.
Le PIB nominal par habitant, mesuré face à la monnaie de réserve mondiale qu’est le dollar, classe la Chine au 72e rang mondial derrière le Mexique et la Turquie, en 2021 selon le FMI. Quant au PIB par habitant calculé en parité du pouvoir d’achat, c’est-à-dire de ce qui peut être acheté d’équivalent entre nations pour une quantité donnée d’argent, il indique que la Chine est reléguée au 77e rang mondial derrière la Guinée équatoriale, selon le classement du FMI pour 2020.
Derrière les pays du Tiers-Monde
Les États-Unis, eux, sont respectivement 5es dans le classement nominal (derrière le Luxembourg, l’Irlande, la Suisse et la Norvège) et 7es en parité du pouvoir d’achat. En réalité, les performances américaines sont proprement exceptionnelles, car cette nation se situe 5e d’un classement où se distinguent de petites économies homogènes et stables socialement, tandis que les États-Unis sont une puissance économique massive, très diversifiée et caractérisée par de forte disparités sociales.
En comparaison, les 72e et 77e places de la Chine la placent derrière les pays du Tiers-Monde les plus pauvres, alors même que son PIB agrégé la propulse à la seconde place mondiale derrière les États-Unis et, peut-être, bientôt en première place.
Cette contradiction flagrante autorise à considérer la Chine à la fois comme une superpuissance économique et comme un pays sous-développé. Elle se manifeste nationalement par les Chinois les plus riches parvenant à mener le même train de vie que les Occidentaux les plus aisés quand, au même moment, l’écrasante majorité de leurs concitoyens vivotent pires que des Guinéens, souligne Michel Santi, macro-économiste et spécialiste des marchés financiers et des banques centrales dans un article publié le 2 janvier dernier par le quotidien La Tribune.
Bien sûr, les inégalités sont un phénomène et un malheur qui existent dans chaque pays. Il n’en reste pas moins que même au sein du pays occidental le plus inégalitaire du monde – les États-Unis -, les plus pauvres ont un niveau de vie incomparable aux Guinéens.
Xi Jinping connaît parfaitement l’histoire de son pays et notamment la Longue Marche entreprise par Mao qui a fédéré les laissés-pour-compte, les paysans et les miséreux de l’époque. Le Grand Timonier a su les constituer en armée pour renverser le régime en place accusé de promouvoir injustices et inégalités. Rappelons l’épisode tragique du Grand Bond en Avant (1958-1962) lors duquel plus de 40 millions de Chinois sont morts de faim, avec des informations crédibles faisant état de scènes de cannibalisme. C’est à ce prisme qu’il faut voir la chasse menée aujourd’hui en Chine contre les plus riches, et qui a pour objectif affiché de démontrer que le Parti communiste se préoccupe des pauvres.
Pour autant, les actions de Xi Jinping et de ses fidèles sont susceptibles de nuire à la machine à produire chinoise, et donc au PIB de leur pays. Les dirigeants chinois se retrouvent donc en quelque sorte à la croisée des chemins. Confrontés à une pauvreté au sein de leurs territoires comparables à celle des nations les plus miséreuses du globe, contraints d’adopter des mesures spectaculaires – souvent théâtrales – destinées à montrer à leurs citoyens qu’ils sont bien décidés à lutter contre ce fléau, ils ont conscience que leurs actions volatilisent la confiance des milieux d’affaires dans leur économie et fragilise donc ce PIB qui les rend – à juste titre – si fiers.
Redistribution « raisonnable » des richesses
Il y a quelques mois, le président chinois Xi Jinping avait appelé ses compatriotes les plus fortunés à œuvrer davantage à la « prospérité commune » et promis un « ajustement » des revenus excessifs, dans un pays où l’essor économique fulgurant a en même temps creusé les inégalités. Le niveau de vie en Chine a considérablement augmenté depuis les années 1970. Le pays est aujourd’hui un gigantesque marché avec des centaines de millions de consommateurs appartenant à la classe moyenne, courtisés par les multinationales étrangères. Mais les écarts de richesse sont importants car, si la Chine détient le record du monde du nombre de milliardaires en dollars, le pays n’a officiellement « éradiqué » que l’an passé la pauvreté absolue. Une proclamation victorieuse d’ailleurs contestée par certains observateurs indépendants.
Lors d’une réunion consacrée à l’économie, le président chinois Xi Jinping avait appelé en août dernier à une redistribution « raisonnable » des richesses qui puisse profiter « à tous ». Ceci dans un souci d’équité sociale, des dispositions devant être prises pour « augmenter les revenus des groupes à faibles revenus ».
Xi Jinping n’avait cependant pas précisé comment il comptait parvenir à cet objectif. Il reste que ses directives donnent généralement le ton des priorités du pays pour les mois à venir. La réunion avait également encouragé à davantage « d’équité » en matière d’éducation, au moment où les coûts prohibitifs des cours de soutien privés sont de plus en plus décriés. En juillet, Pékin avait serré la vis au lucratif secteur éducatif qu’il veut rendre non commercial. Le volume des cours va être drastiquement réduit. La mesure avait bousculé de nombreux parents chinois, obsédés par la réussite de leurs enfants, et habitués à inscrire leur progéniture à une multitude de cours extrascolaires, souvent coûteux.
« Grande marmite commune »
Un petit rappel historique. La quasi-totalité de la population vivait dans la pauvreté aux débuts de la République populaire de Chine en 1949. Mais les réformes économiques lancées à la toute fin des années 1970 ont vu l’émergence de grandes fortunes, le dirigeant de l’époque, Deng Xiaoping, jugeant « normal » en 1984 que certains s’enrichissent avant les autres.
Si les régions côtières, ouvertes au commerce international, se sont rapidement modernisées, les campagnes de l’intérieur ont connu une croissance plus laborieuse. Pour rectifier le tir, les autorités avaient alors multiplié ces dernières années les initiatives pour repérer les ménages dans le besoin, distribuer des subventions et achever des grands travaux d’infrastructures.
En réalité, les inégalités de revenus en Chine sont parmi les pires dans le monde. L’écart entre les riches et les pauvres est presque aussi important que celui constaté aux États-Unis. Certes, la Chine va enregistrer une croissance du PIB de l’ordre de 8% en 2021. Mais, là aussi, le bât blesse car cette croissance devrait stagner aux alentours de 5% en 2022, en raison surtout du ralentissement de la consommation intérieure. Souvenons-nous : pendant plusieurs décennies, la Chine a engrangé une croissance à deux chiffres, une performance inégalée dans le monde, conséquence des fameuses réformes économiques lancées par Deng Xiaoping en 1978. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, l’écart de richesses se creuse. Selon l’indice de Gini, un indicateur américain qui mesure les écarts de revenus, la Chine est classée parmi les pays les plus inégalitaires du globe, loin derrière l’Europe et les États-Unis.
Entre 1978 et 2015, la Chine est passée d’un statut de pays pauvre en voie de développement à celui d’une économie émergente. C’est ainsi que la part de la Chine dans le PIB mondial a augmenté de moins de 3 % en 1978 à environ 20 % en 2015. Selon les statistiques officielles, le revenu national mensuel par habitant était d’approximativement 120 euros en 1978 (en parité yuan/euros calculée en 2015). Ce revenu a dépassé 1 000 euros en 2015. Le revenu national annuel moyen par habitant qui était inférieur à 6 500 yuans (1 400 euros) en 1978 est passé à 57 800 yuans (12 500 euros) en 2015. Mais il reste difficile d’évaluer la distribution des richesses dans ce pays où les chiffres officiels sont sujets à caution et le fonctionnement de l’économie demeure opaque.
Ce que l’on sait avec certitude, c’est que le secteur privé a été pendant cette période une locomotive de la croissance chinoise. La propriété publique dans la richesse nationale a dans le même temps reculé d’environ 70 % en 1978 à 30 % en 2015. Les foyers chinois sont désormais à 95 % propriétaires de leur logement, contre 50 % en 1978. Le secteur public demeure néanmoins prédominant avec quelque 60 % du PIB.
En résumé, la Chine n’est plus vraiment communiste, adhérant progressivement depuis 1978 à un système semi-capitaliste. Résultat : le niveau d’inégalités, qui était dans les années 1970 bien inférieur à celui de l’Europe, est aujourd’hui proche de celui des États-Unis. En 2015, les 50 % des Chinois les plus pauvres comptaient pour à peu près 15 % du revenu annuel brut du pays, contre 12 % aux États-Unis et 22 % en France. À comparer avec les 1 % des Chinois les plus riches qui représentent 14 % du revenu du pays, contre 20 % aux États-Unis et 10 % en France.
Il reste que revenir à la politique maoïste de la « grande marmite commune » serait un jeu dangereux. Un retour aux pratiques du Grand Timonier serait certainement refusé par ces Chinois qui ont connu la tragédie de la Révolution culturelle (1966-1976). Ce serait aussi un signal désastreux pour les marchés financiers et les investisseurs étrangers qui sont déjà ébranlés par la quasi-faillite d’une bonne partie du secteur immobilier et une dette publique chinoise colossale.
Pierre-Antoine Donnet