Depuis les années 1950, des déchets d’une durée de vie de plusieurs milliers d’années, pour une partie d’entre eux, ont été volontairement produits dans le cadre du programme militaire nucléaire français. Le fardeau pour les générations actuelles et futures est « officiellement » déjà de 150 000 m3 de déchets radioactifs issus du développement, de la fabrication, des essais, du déploiement, du démantèlement d’armes nucléaires, comme des bâtiments à propulsion nucléaire et des installations afférentes à la construction de cet arsenal. Mais tous ne sont pas répertoriés. A la suite de la décision de l’exécutif de renouveler les composantes de la dissuasion, cette quantité de déchets dangereux et polluants va encore croître dans un silence total si le législateur n’y met pas un terme.
La transparence sur le sujet des déchets nucléaires militaires est un élément essentiel. Elle détermine la sécurité des populations, de l’environnement et la santé des générations futures. Or la comptabilité opaque des chiffres, le défaut de prise en compte de tous les déchets produits, comme de ceux enfouis dans un territoire étranger, le manque de données sur le coût du démantèlement des installations et, plus généralement, l’absence de débat posent un grave problème démocratique.
148 630 m3 de déchets
En février 2021, lors du lancement du programme de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération (SNLE 3G), la ministre des armées, Florence Parly, déclarait que « les derniers marins qui patrouilleront à bord des SNLE-3G ne sont pas encore nés ». Nous ajoutons : ni les hommes et les femmes qui auront à gérer les déchets nucléaires pour des milliers d’années !
Si, en 2021, ces déchets, selon l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), représentent 9 % (148 630 m3) du stock global (1 670 000 m3), ce chiffre interroge en raison d’incohérences que nous présentons dans notre étude « Déchets nucléaires militaires. La face cachée de la bombe atomique française » [1] (disponible sur icanfrance.org et obsarm.org).
Des données ont soudainement augmenté – passant de 760 m3 à 6 400 m3, par exemple, sur le site historique de la butte de Pierrelatte (Drôme), pourtant fermé depuis 1977 – ou diminué sans explication. Par exemple, les déchets à haute activité passent de 239 m3 en 2004 à 236 m3 en 2007, puis à 232 m3 en 2016. Les déchets issus des expérimentations nucléaires dans le Sahara sont, eux, totalement ignorés.
Des « stocks de matières »
Enfin, malgré les alertes de la Cour des comptes et de l’Autorité de sûreté nucléaire, le Commissariat à l’énergie atomique continue de vouloir considérer 198 tonnes de combustibles usés de la marine comme des « stocks de matières », et non comme des déchets nucléaires. Ce refus de faire évoluer ces « stocks » en « déchets » est-il dû au coût de leur traitement, quand on sait que sa faisabilité industrielle au sein de l’usine de La Hague (Manche) n’a pas été démontrée à ce stade, selon le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs ? Probablement !
En partant de l’hypothèse d’une augmentation qui suivrait une courbe équivalente à celle de ces vingt dernières années, les déchets nucléaires militaires devraient représenter en 2100 un volume minimal de 259 762 m3.
Combien de Françaises et de Français ont-ils conscience que des déchets nucléaires militaires seront enfouis dans le futur centre de stockage géologique profond de déchets radioactifs Cigéo à Bure (Meuse) ? Savent-ils que d’ici à 2050, dans le port de Cherbourg, vont être entreposés près de dix-huit réacteurs nucléaires, notamment de sous-marins retirés du service ? Et que pour les seules installations nucléaires des bases secrètes de Pierrelatte et de Marcoule (Gard), la note colossale du démantèlement est de 8 milliards d’euros ? Un processus qui pourrait voir son coût s’alourdir encore, puisque ce chiffre a déjà augmenté depuis 2011 de 2 milliards d’euros.
La nécessité d’une implication parlementaire
Le Parlement, depuis 1997, est silencieux. Le député Christian Bataille avait pourtant réalisé un travail important – en partie poussé par des travaux de la société civile – soulignant que « le nucléaire militaire produit des déchets pour lesquels des problèmes de gestion se posent. (…) Il faudra certainement un jour que les responsables s’expliquent sur ce qu’ils ont fait et sur ce qu’ils vont faire des déchets qui résultent du programme militaire nucléaire français, et le Parlement ne devra pas, à notre avis, rester inactif dans ce domaine ».
Ces propos restent d’une actualité toujours brûlante, aucun rapport n’ayant été depuis réalisé. Un futur travail de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques semble pour le moins s’imposer. Cette implication parlementaire est indispensable pour garantir le respect de la transparence, de la sécurité, de la bonne gestion des fonds publics comme des engagements internationaux en matière de non-prolifération nucléaire.
Avant de voter les budgets de modernisation et de renouvellement des systèmes de dissuasion, les parlementaires disposent-ils des données sur les conséquences de la production de nouvelles armes nucléaires militaires ? Ont-ils une idée du coût futur de leur démantèlement et de la gestion de ces déchets ? A lire les déclarations d’auditions concernant, notamment, le futur porte-avions à propulsion nucléaire [2], il n’en a pas été question lors des débats à l’Assemblée.
Volonté de transparence
Enfin, en s’appuyant sur les obligations auxquelles la France est soumise (traité de non-prolifération nucléaire) et sur des communications politiques et diplomatiques officielles, il apparaît nécessaire de créer une nouvelle nomenclature, celle de « futurs déchets des armes nucléaires », afin de donner de la visibilité au sujet. Cette décision manifesterait aussi la volonté de transparence sur le coût financier et les solutions de stockage de toutes les matières nucléaires. Et pourrait être la première étape d’une réflexion sur un processus de désarmement nucléaire.
Nous vivons dans un monde qui a pris conscience de la nécessité de réduire les déchets pour conserver un environnement sain et durable. Les déchets nucléaires, militaires comme civils, ont la particularité d’être extrêmement dangereux et d’une gestion complexe. Seuls le temps et un changement de politique peuvent permettre d’en diminuer les risques. Les décideurs politiques, comme l’opinion publique, ne doivent plus ignorer ce sujet.
Patrice Bouveret est directeur de l’Observatoire des armements ; Jean-Marie Collin est coporte-parole d’ICAN France. La Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN) est lauréate du prix Nobel de la paix en 2017.
Patrice Bouveret
Directeur de l’Observatoire des armements
Jean-Marie Collin
Porte-parole d’ICAN France