L’armée birmane lui a tout donné. Avant d’être enrôlé dans la marine, Aung Myo Thant dormait sur les bancs de la gare de Rangoun, sans un sou en poche. L’ancien vagabond est devenu caporal suppléant dans le Tanintharyi, une région côtière du sud-est de la Birmanie. Il a fondé une famille, eu deux filles et deux garçons. Il les voyait peu, rivé à son bureau, attendant une promotion qui ne viendra finalement jamais.
Le 1er février 2021, Aung Myo Thant est assis dans son salon quand, à l’aube, la chaîne militaire Myawaddy TV annonce la dissolution du Parlement et l’arrestation du président Win Myint et de la conseillère d’État Aung San Suu Kyi, opposante historique des militaires. Les chars sont déployés dans les rues, les communications interrompues, des dizaines d’activistes sont interpellé·es. « Nos vies sont foutues ! », lance le gradé à sa femme, choqué par ce retour brutal aux années de junte.
Dix jours plus tard, l’armée ouvre le feu sur les manifestant·es pro-démocratie et tue, au fil d’une répression qui ne semble pas connaître de fin, près de 1 500 personnes, selon l’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP). Aung Myo Thant veut fuir mais sa caserne est bouclée, avec interdiction de sortir, même pour aller au marché. Sur les réseaux sociaux, ses supérieurs traquent le moindre signe d’allégeance à l’opposition.
« Ils m’ont demandé le lien de mon profil Facebook et celui de ma femme », expose le caporal adjoint. L’armée tient sa famille en laisse : elle fournit le logement, l’école, les soins, le salaire, la retraite... Comment partir ? Il cogite pendant huit mois. « La dernière-née n’avait même pas deux ans, je ne savais pas quoi faire. »
Puis, une nuit d’octobre, pendant son tour de garde, Aung Myo Thant traverse à pas feutrés le champ de mines qui sépare la caserne du monde extérieur, sans prévenir personne. Un fantôme en treillis qui s’échappe vers la jungle.
Le lendemain matin, des officiers frappent à la porte. Sa femme Thet Khine*, 29 ans, apprend que son mari manque à l’appel. Elle est interrogée longuement, ils veulent savoir où il se trouve et reviennent le soir avec les mêmes questions, mentant parfois, laissant entendre qu’ils seraient en contact avec le fugitif.
« J’avais très peur pour les enfants, raconte-t-elle. Un officier m’a dit : “Maintenant que tu es toute seule, on devrait peut-être les adopter.” » Elle obtient finalement l’autorisation de rentrer chez ses parents, mais sous escorte. Voyage amer.
« Papa nous a abandonnés », se lamente l’aînée, Ana*, 12 ans, portant le bébé dans les bras. Le déserteur finit par donner des nouvelles et guide sa femme par téléphone jusqu’à un lieu gardé secret, sous le contrôle d’une guérilla ethnique. Thet Khine respire : « Je pensais qu’il était mort. » Au bout d’une route interminable, la famille se retrouve, exténuée, avec le sentiment que le pire n’est pas passé loin.
Pour eux, nos vies ne valent rien
Ye Yint Thway, 32 ans, déserteur de l’infanterie
Le coup d’État militaire a entraîné une vague de désertions au sein de l’armée birmane. Depuis un an, près de 2 500 soldats, ainsi que 6 000 policiers, auraient rejoint la désobéissance civile, selon le gouvernement d’unité nationale (National Unity Government, NUG), qui fédère l’opposition à la junte.
Ces chiffres, difficiles à vérifier, peuvent sembler faibles comparés aux effectifs de l’armée, estimés à 350 000 hommes. Mais le poids symbolique de chaque défection est immense, mettant à mal la propagande militaire qui vante un corps homogène et soudé, presque indestructible.
Les motivations des déserteurs sont variées. Certains partent par conviction, après avoir discrètement voté pour la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi, aux législatives de novembre 2020. D’autres refusent de prendre part à la violente répression.
Beaucoup ne se reconnaissent plus dans le fonctionnement très hiérarchisé de l’armée birmane, dominée par une caste de généraux fortunés. « Pour eux, nos vies ne valent rien », grince Ye Yint Thway, 32 ans, déserteur de l’infanterie et chair à canon sur le front du Kokang ou de l’État Karen, pour moins de 150 000 kyats par mois (environ 75 euros).
Sa fuite n’a pas été simple. Il a été repris une fois, a fait de la prison, avant de parvenir à s’échapper à nouveau. Jugés par des tribunaux militaires, les déserteurs risquent de longues peines de prison, voire des condamnations à mort.
La plupart des déserteurs [...] sont des célibataires de moins de 35 ans.
Ces transfuges sont devenus un enjeu pour l’opposition, qui espère affaiblir la junte en ralliant un maximum d’entre eux. People’s Embrace et People’s Soldiers, deux groupes fondés par d’anciens militaires, cherchent à motiver les indécis. Ils font passer des messages dans les casernes grâce aux « pastèques », surnom des soldats aux accointances « rouges », la couleur de la Ligue pour la démocratie.
Des militaires contactent également directement ces organisations pour obtenir de l’aide. « Nous avons une page Facebook et une chaîne Telegram. Notre objectif, c’est d’accélérer le mouvement », expose Emily, l’une des bénévoles de People’s Embrace. « Nous avons une carte à jouer en ce moment, renchérit l’ex-capitaine Nyi Thuta, déserteur de la première heure et visage public de People’s Soldiers. Les soldats sont fatigués, démoralisés. Ils ne peuvent plus prendre de repos à cause de la situation sécuritaire. » Depuis janvier, les déserteurs à la tête de People’s Soldiers passent la main à des civils. Pour refléter cette évolution, l’organisation a changé de nom dans certaines de ses communications, devenant People’s Goal.
Depuis que le gouvernement d’unité nationale a appelé à mener « une guerre défensive contre la junte », le 7 septembre, les combats se sont intensifiés entre l’armée birmane et les Forces de défense du peuple (People’s Defence Forces, PDF), des groupes armés proches de l’opposition, parfois alliés aux guérillas ethniques.
Pour l’instant, la plupart des déserteurs entrés en contact avec People’s Embrace ou People’s Soldiers sont des célibataires de moins de 35 ans. Rares sont les familles comme celle d’Aung Myo Thant, le caporal adjoint de la marine. « C’est très difficile et coûteux d’organiser le départ d’une famille, reconnaît Nyi Thuta, de People’s Soldiers. Si demain des milliers d’entre elles nous contactaient, nous ne serions pas prêts à les accueillir, même si nous souhaitons évidemment les aider. »
Cantonnées aux casernes, abreuvées de propagande, de nombreuses familles vivent en vase clos, dans une bulle très surveillée. « En Birmanie, la vie sociale et la vie privée des soldats appartiennent à l’armée, souligne Helene Maria Kyed, chercheuse senior à l’Institut danois d’études internationales (DIIS) et autrice d’un rapport sur le sujet. Pour une famille, déserter a un impact énorme, et annule toutes les perspectives de retraite ou de reconversion dans le privé promises par l’armée, qui détient de nombreuses entreprises. »
Il est courant que l’armée traque et arrête les membres de la famille
Helene Maria Kyed, chercheuse
L’état-major considère aussi les familles comme une ressource en soi. Impopulaire, confrontée à des difficultés de recrutement depuis le coup d’État, l’armée rappelle actuellement les retraités et mobilise les épouses et les adolescents, qualifié·es même de « réservistes » d’après les témoignages recueillis par Mediapart. « Ils m’ont dit que c’était une mesure d’urgence », raconte Ange Lay, un déserteur dont la fille de 15 ans a dû suivre un entraînement militaire, en avril. « Elle n’avait pas le choix, sinon il y aurait eu des conséquences, poursuit l’ancien sergent. Mais la voir en uniforme, avec une arme... Ça a été l’une de mes principales motivations à partir. »
En juillet, l’homme de 43 ans a minutieusement organisé sa fuite avec l’aide de People’s Embrace, en changeant plusieurs fois de voiture. « Malgré le danger, il n’a jamais été question que je parte seul, dit-il. J’avais peur qu’ils torturent ma femme et ma fille, ou qu’ils les prennent en otages pour essayer de me faire revenir. » Ses craintes sont fondées. « Il est courant que l’armée traque et arrête les membres de la famille, confirme Helene Maria Kyed, et cela va parfois très loin. Une Birmane vivant à Dubaï a été violemment menacée au téléphone, plusieurs fois, par des officiers cherchant à retrouver son frère déserteur. »
Perdu dans un bout de jungle, loin de sa caserne, Aung Myo Thant a échappé aux représailles. Logée dans une hutte de bambou qu’il a lui-même construite, sa famille n’a plus d’argent, elle tient grâce aux dons de People’s Soldiers et des habitant·es, une minorité ethnique de l’est du pays. « Leur accueil m’a touché... C’est dur à décrire », résume pudiquement Aung Myo Thant. Le père rattrape le temps perdu et découvre ses enfants comme on rencontre des inconnus.
Ana, l’aînée, porte une frange noire qui lui tombe sur les yeux et rêve grand. Elle suit des cours donnés par des enseignant·es grévistes en lutte contre la junte. « J’aime bien l’anglais, raconte-t-elle au téléphone d’une voix enjouée. Plus tard, je veux voyager à l’étranger. »
Avant, son père l’imaginait officière, comme lui. Ses quatre enfants dans l’armée, sa fierté. L’idée est morte en octobre, enterrée quelque part dans le champ de mines de la caserne. « Je veux qu’ils suivent leur passion, docteur, ingénieur, peu importe, déclare Aung Myo Thant. Mais rien à voir avec l’armée, plus jamais. »
Guillaume Pajot