Un territoire malmené par l’histoire
Pendant plusieurs centaines d’années, l’Ukraine et la Russie, dont l’histoire remonte à une culture émergente commune autour du « Rus » (première entité étatique mise en place dans la région à Kiev) sont ballotées par les guerres, les invasions et les conquêtes. Du chaos émerge l’État tsariste au tournant du quatorzième siècle, qui étend son pouvoir sur une partie importante de ce qui devient la Russie et plus tard l’Ukraine. Cependant, dans la partie occidentale du territoire, les Ukrainiens qu’on appelle les Ruthènes vivent sous la pesante tutelle de l’empire austro-hongrois et de la Pologne [1]. Majoritairement paysannes, ces deux Ukraine sont pauvres et discriminées. Des révoltes surviennent régulièrement, mais les empires résistent. Avec la révolution soviétique et l’éclatement des empires cependant, tout bascule. Les nationalistes ukrainiens (le « Rada ») proclament l’indépendance en 1917, mais la guerre civile qui fait rage entre les « Blancs » (vestiges de l’armée tsariste) et les « rouges » russes et ukrainiens débouche sur une République populaire ukrainienne (avec la Russie et la Biélorussie), qui devient une composante de la nouvelle Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Formellement indépendante selon les principes soviétiques, l’Ukraine a le même droit de se séparer. Plus tard, cette autonomie est secouée dans les années 1920 par la consolidation d’un pouvoir autoritaire et centralisateur autour de Staline. Dans les années 1930, l’Ukraine est frappée par une très dure famine.
De la catastrophe à la paix soviétique
Tout bascule à nouveau en 1941 avec l’invasion nazie. À Kiev, les nazis exécutent des milliers de Juifs le 29 septembre. Dans les bourgs et les villages, les SS étripent les instituteurs et les responsables de l’administration. Cependant, dans les régions de l’ouest, une partie de la population ukrainienne, accueille les nazis avec des fleurs. Des dizaines de milliers de jeunes ukrainiens sont recrutés dans l’appareil de sécurité et l’armée allemande. Pour cette population, l’ennemi est le communiste, le Soviétique, le Juif. D’autres parties de la population appuient l’armée rouge qui reprend le contrôle du territoire en 1945. Plusieurs collaborateurs de l’occupation nazie sont extirpés par l’armée américaine avec l’aide de l’Église catholique.
Après ce terrible épisode, l’Ukraine entre dans une période relativement tranquille. La déstalinisation partielle sous Nikita Khrouchtchev (un fils de paysan ukrainien) préconise une certaine libéralisation. L’Ukraine devient une région relativement prospère avec des mégaprojets industriels et la construction d’infrastructures. Fait à noter, le pays est composé à peu près 50-50 de populations dont la première langue est le russe ou l’ukrainien, qui sont d’ailleurs reconnues comme langue nationale. Plus tard, ce petit « âge d’or » s’épuise dans les années subséquentes suivant le déclin économique, social et culturel de l’URSS. Avec l’implosion de l’URSS, l’Ukraine redevient une république indépendante en 1991.
Le défi de l’indépendance
Comme d’autres parties de l’URSS, une nouvelle classe dominante composée d’anciens responsables de l’État s’empare de l’économie pour essentiellement la piller sous une montagne de corruption. Le niveau de vie périclite, les structures de l’État se délitent. Au moins 3 millions de jeunes ukrainiens quittent leur pays, majoritairement des jeunes femmes dominées par des mafias. Une démocratie de façade est établie sans parvenir à gérer le chaos. Des oligarques « pro-Russes » et « pro-Ukrainiens » tentent de s’emparer au pouvoir. Finalement, en 2014, un mouvement soutenu par la diaspora ukrainienne et les États-Unis, également avec l’appui des populations de l’ouest du pays, force le gouvernement de Viktor Yanukovich à démissionner. La nouvelle faction dominante est déterminée à réduire les liens avec la Russie en exigeant l’incorporation de l’Ukraine dans l’OTAN. Fait à noter, des éléments d’extrême droite se réclamant de Hitler (le bataillon « Azov »), qui se réclament de l’héritage des collaborateurs qui avaient aidé les nazis, font leur apparition dans le pays.
Peu de temps après, la Russie reprend le contrôle de la Crimée, une région enclavée peuplée essentiellement de Russes [2]. Dans la région du Donbass (Donetsk), avec l’appui de l’armée russe, des milices déclarent une république indépendante, ce qui conduit à de violents combats (plus de 14 000 décès et deux millions de déplacés). En Ukraine, un comédien du nom de Volodymyr Zelensky gagne les élections en 2019. L’économie déjà mal en point décline, surtout dans l’est où l’ancienne région industrielle basée sur les charbonnages et l’industrie sidérurgique devient un désert de rouille. Le gouvernement, sous la pression du FMI, tente de privatiser la terre, promettant des investissements étrangers. La Russie stoppe par ailleurs les importations ukrainiennes (surtout agricoles). Selon Volodymyr Ishchenko, un chercheur ukrainien associé à la Fondation Rosa Luxemburg, l’Ukraine devient peu à peu un territoire « périphérique », bien en arrière des autres États postsoviétiques de la région. La population est polarisée et sujette à des manipulations par des clans mafieux associés à divers groupes externes [3].
Une crise structurelle
Avec tout cela, on voit bien que l’Ukraine est traversée de profondes fractures. C’est un État sans hégémonie. Sur le plan économique, on voit mal comment l’Ukraine peut s’en tirer. Le secteur industriel qui domine dans l’est est profondément délabré, dépendant des anciens circuits de l’URSS. Le monde rural est affaibli, menacé également par un programme de privatisation des terres promu par le FMI et la Banque mondiale. Reste la capitale qui était et reste un facteur dynamique, mais dans l’instabilité actuelle, elle reste dépendante de l’aide de l’Union européenne et les impacts directs d’une militarisation appuyée par les États-Unis. Par ailleurs, le gouvernement refuse de négocier avec les « séparatistes » de l’est des formes d’autonomie qu’ils réclament au nom de leur double identité. Avec cette ligne dure, Kiev fait la guerre contre les médias indépendants tout en enlevant au russe son statut de langue officielle.
Certes, la population n’est pas totalement dupe de cette dérive, c’est ce qui explique les sondages qui indiquent une forte opposition à la guerre qui leur apparaît comme une fausse solution « perdant perdant ». Un petit contingent d’intellectuels et de militants de gauche s’oppose à cette situation [4]. Ils préconisent un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine, en mettant de côté l’OTAN. Dans une posture probablement préélectorale, le président Zelenskyy essaie de faire baisser la tension, se démarque un peu de l’ultra droite et des oligarques. Cependant, c’est très aléatoire, car ni le président ni personne n’ont l’autorité morale et politique pour reconstruire l’État.
Le Canada dans la tourmente
Nous avons précédemment observé comment le Canada s’est embarqué corps et âme dans la version américaine [5]. « La Russie est coupable, nous devons la combattre », a déclaré la ministre des Affaires extérieures Mélanie Joly, de passage à Kiev. Sur le plan diplomatique, ce genre de politique n’aidera pas le Canada à sortir de l’isolement dans lequel il est confiné, notamment à l’ONU. À part les gesticulations de Boris « Brexit » Johnson et les appuis sans nuance des ex-alliés de l’URSS qui sont tous passés avec armes et bagages dans la nouvelle guerre froide (la Pologne, les pays baltes et la Roumanie), le reste du monde est plutôt réservé. Malgré les fortes pressions des États-Unis, la majeure partie de l’Europe, mais aussi la Chine estiment qu’il faut agir autrement. Certes, la Russie a erré en choisissant le build-up militaire. L’opposition à l’expansion de l’OTAN et les manœuvres ukrainiennes pour réduire la dissidence de l’est devraient s’exprimer autrement, sans avoir l’air du « bully » qui veut rétablir le statu quo ante.
Ottawa n’est visiblement pas là, en promettant d’augmenter l’aide, y compris sur le plan militaire. Les raisons qui motivent cette funeste évolution sont multiples. Le Canada abrite la plus importante communauté ukrainienne en dehors de l’Ukraine et de la Russie [6]. Bien que la majorité soit arrivée dans la première moitié du siècle, plus de 50 000 Ukrainiens se sont réfugiés au Canada après la Deuxième Guerre mondiale, dont un certain nombre de collaborateurs des nazis qui craignaient des représailles quand l’armée rouge est revenue [7]. Aujourd’hui répartis entre le Manitoba où une partie de cette population est encore rurale et l’Ontario, ces personnes sont bien intégrées dans l’espace politique et économique. Un organisme parapluie, le Congrès ukrainien canadien [8], mène une campagne permanente contre la Russie considérée comme l’ennemi à abattre. Dans la récente conflictualité, le CUC s’est récemment particulièrement acharné contre certains députés du NPD qui préconisaient une solution négociée plutôt que l’escalade militaire, telle la députée progressiste Niki Ashton qui a été la cible d’une campagne d’intimidation. Cela ne veut certainement pas dire que 1,3 million de Canadiens d’origine ukrainienne soient embrigadés par le CUC. Néanmoins, celui-ci reste un organisme important disposant de moyens substantiels et aussi la capacité d’influencer le vote dans certaines circonscriptions électorales.
Mon ami américain
Est-ce assez pour comprendre l’orientation actuelle du gouvernement canadien ? Probablement pas. On peut invoquer les enjeux économiques au moment où la Russie essaie de se présenter comme le plus important fournisseur de gaz naturel au monde, notamment en ce qui concerne l’Europe (30 % des approvisionnements sont russes). Les entreprises canadiennes dans le secteur de l’énergie aimeraient diminuer la Russie pour être en mesure d’exporter davantage le gaz canadien à travers l’Atlantique [9]. C’est probablement un facteur, mais pas le plus important.
Pour le moment, Ottawa marquée par l’influence de Chrystia Freeland a décidé de s’aligner sur les États-Unis. Encore aujourd’hui, malgré les promesses de 2016, la politique étrangère reste dominée par l’agenda américain. La participation canadienne aux agressions réelles et symboliques contre le Venezuela (le ridicule « groupe de Lima », que Freeland voulait mettre de l’avant dans une croisade contre le gouvernement Maduro), Haïti (soutien indéfectible aux dictateurs pourris jusqu’à aujourd’hui), Israël et l’Égypte, en fait partie. Plus important et plus stratégique est de prendre part à la stratégie pour contrer la Chine (l’« affaire » Meng Wanzhou, et surtout l’opposition aux méga-ambitions de Huawei de dominer le G5). Dans ce dossier qui risque d’être le nœud principal de la prochaine Guerre froide, il faut affaiblir la Russie, allié traditionnel de la Chine et puissance militaire de premier plan. C’est, pense Freeland, ce qui nous rendra encore indispensables à Washington, quitte à perdre la face et tout le reste aux yeux de l’autre partie du monde.
Correspondant
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.