Depuis plusieurs années, je me retiens de prendre la plume sur le cas de Gérald Darmanin. Pourquoi ? Parce que j’ai travaillé avec lui au cabinet de David Douillet de 2011 à 2012. Parce que mon supérieur hiérarchique est un de ses mentors. Parce que, même quand on n’a rien à se reprocher, on hésite à s’attaquer à quelqu’un qui peut lancer un contrôle fiscal ou vous mettre sur écoute. Parce que je ne voulais pas être accusée d’instrumentalisation politique. Mais je n’ai cessé de ruminer la scène qui s’est déroulée sur le plateau d’Apolline de Malherbe, le 8 février [1]. Là encore pourquoi ? Il ne l’a pas agressée physiquement, il n’a pas haussé la voix, il ne l’a pas insultée. Mais, du fond de mes tripes, j’ai été envahie par un malaise.
Cette scène de quelques secondes a fait ressurgir le souvenir de situations que, comme toutes les femmes, j’ai vécues à certains moments de ma vie. Je n’attaque pas personnellement Gérald Darmanin, je n’ai subi aucune violence d’aucune sorte de sa part, mais le fait qu’un homme avec ce type de comportements soit promu et protégé au plus haut niveau de l’Etat, qu’il soit érigé au poste de garant de la protection des femmes, pose un problème qui va très au-delà de sa personne. J’attaque un phénomène de société et je le fais à titre personnel.
Ce qui m’a frappée le 8 février a été la réaction d’Apolline de Malherbe, qui lui a tenu tête. Dans les souvenirs qui me remontaient, j’avais été tétanisée, écrasée par la domination qui s’exerçait sur moi, avec ce sentiment de honte qui s’accroche à vous. La honte de n’avoir pas fait face. La honte d’être faible. Le sexe faible. Depuis le début des vagues #metoo, ce qui est dénoncé, ce ne sont pas des situations d’hommes qui vous plaquent contre un mur dans une ruelle par une nuit noire. Ce sont des rapports de domination plus insidieux, plus complexes – ce qui explique notamment que les femmes mettent des années avant de parler – mais tout aussi toxiques. A chaque fois qu’il y a eu des accusations contre ce type de rapports de domination, on les a balayées d’un revers de main en rétorquant qu’il y a des hommes à femmes, des séducteurs, que tout homme a droit à sa « vie de jeune homme ».
« Il ose tout »
J’ai regardé attentivement et à plusieurs reprises ce qu’il s’est passé sur le plateau de RMC-BFM TV. Je n’ai pas vu un homme qui cherchait à charmer son interlocutrice. J’ai vu un homme qui semblait prendre plaisir à la rabaisser, à la déstabiliser, à asseoir son pouvoir en utilisant une technique classique : ramener les femmes à leur incapacité à gérer leurs émotions, à se contenir, à analyser sérieusement les faits. Souvenez-vous, en septembre 2020, alors qu’une enquête avait été rouverte contre lui, Gérald Darmanin faisait rire certains de ses collègues masculins en répondant d’un ton badin à la sénatrice Marie-Pierre de la Gontrie à l’occasion d’une discussion sur les camps de migrants : « Je me ferais un plaisir de passer une soirée, une nuit, une journée avec madame la sénatrice… à Calais, à la rencontre des habitants. » Même sourire satisfait.
C’est l’homme en toute puissance qui, même ou plutôt justement sur le sujet où il se sait scruté, ose tout. Mais pourquoi n’oserait-il pas tout alors qu’il a été constamment protégé au plus haut niveau de l’Etat ? A deux reprises, Gérald Darmanin a été accusé d’avoir profité de sa position dominante d’élu pour obtenir des faveurs sexuelles. Par deux fois, il a reconnu avoir eu des relations sexuelles avec des femmes. Ces dernières affirmaient être en situation de fragilité et venaient lui demander de l’aide.
L’accusé s’en est tiré à bon compte [le parquet de Paris a requis, le 12 janvier, un non-lieu [2]], soulignant même que l’une de ces femmes était « très entreprenante ». On imagine le même sourire satisfait. Et qu’est-il advenu de l’homme qui a avoué ces comportements ? Après avoir été ministre du budget, il a été promu premier flic de France, mis à la tête de l’institution chargée d’accueillir dans les commissariats les femmes victimes de violences sexistes et sexuelles, de réceptionner leurs plaintes et de conduire les enquêtes.
Alors, en vérité, de quoi Gérald Darmanin est-il le nom ? Il est le nom d’un système qui se tient, où des éditorialistes, politiques et amis, qui savent qu’ils ont les mêmes comportements, ne voudraient pas créer une jurisprudence qui se retournerait contre eux. Il est le nom de la lâcheté d’hommes et de femmes irréprochables personnellement, qui considèrent que Gérald Darmanin est trop utile pour eux électoralement pour venir questionner sa place dans un gouvernement qui se dit progressiste. Il est le nom du cynisme qui pense qu’un rapport aux femmes posant question ne fait pas bouger d’un point les sondages. Il est le nom de l’indifférence, qui ignore toutes les voix qui s’élèvent depuis plusieurs années maintenant pour dire que cette situation est insupportable. Plus directement, il faut le dire : après cinq ans de libération de la parole des victimes, alors que la lutte contre les violences faites aux femmes a été instituée grande cause du quinquennat, il est tout simplement une offense, pour reprendre le mot si juste d’Apolline de Malherbe, à l’égard de toutes les femmes.
Mais j’ai une certitude. Ces hommes-là peuvent continuer de monter. Quand ils voudront atteindre la fonction suprême, ils se heurteront au plafond de verre que dressera une société qui, majoritairement, n’accepte plus cela.
Nelly Garnier
Conseillère (LR) de Paris