Moscou (Russie).– Malgré les risques d’arrestations, ils étaient des milliers jeudi dans plus de 50 villes de Russie à braver les autorités pour protester contre l’attaque de l’Ukraine ordonnée par Vladimir Poutine. « Non à la guerre ! », scandaient les manifestants qui s’étaient rassemblés dans l’après midi et en début de soirée dans les rues et sur les places centrales de Moscou, Saint-Pétersbourg, Novossibirsk, Ekaterinbourg, Krasnodar ou encore Mourmansk.
Sans surprise, les forces de l’ordre sont intervenues rapidement et parfois violemment pour mettre fin aux rassemblements : plus de 1 750 personnes ont été arrêtées jeudi dans tout le pays, selon le décompte de l’ONG spécialisée OVD-Info, dont plus de la moitié dans la capitale russe.
Dans la journée, plusieurs « piquets » solitaires tenant des pancartes contre la guerre avaient également été embarqués par la police, notamment sur la place Rouge à Moscou mais aussi dans plusieurs villes de province comme Omsk ou Kirov. À Novossibirsk, un étudiant a été arrêté pour avoir affiché un drapeau ukrainien à la fenêtre de sa résidence universitaire.
Le Comité d’enquête de Russie, organisme chargé des principales investigations criminelles, et le ministère russe de l’intérieur ont mis en garde la population contre la conduite d’actions de protestation, en raison de « la situation tendue en matière de politique étrangère ». « Nous vous rappelons que les appels à participer et la participation directe à de telles actions non autorisées entraînent de graves conséquences judiciaires », a prévenu le Comité d’enquête.
À l’instar de toute l’Europe, c’est la sidération et l’inquiétude qui ont saisi les Russes jeudi au réveil, quand ils ont appris que leur pays attaquait l’Ukraine. Leur chef d’État Vladimir Poutine avait annoncé dans la nuit à la télévision le début d’attaques militaires sur le territoire ukrainien. Après des mois de tensions diplomatiques, la majorité d’entre eux ne croyaient pas à la guerre.
« Je n’y ai pas cru jusqu’au bout et maintenant encore j’ai du mal y à croire, déclare Oleg, 31 ans, qui travaille dans le secteur du bâtiment à Moscou. Je n’aurais jamais imaginé que les autorités russes seraient capables d’une telle agression. Aucun pays n’a le droit d’en envahir un autre. » Polina, étudiante de 22 ans, dit se sentir perdue. « J’ai pleuré toute la journée, incapable de faire quoi que ce soit, me sentant impuissante, déclare la jeune femme. Mes amis parlent aujourd’hui de s’échapper, sauver leurs familles, s’adapter à de nouvelles conditions de vie, mais c’est une énorme vague de honte qui va nous submerger. Même si chacun de nous parvient à protéger ses proches, ce sentiment sera présent dans le cœur de chaque Russe à chaque action dévastatrice de notre président “autoproclamé”. »
Selon une étude du centre indépendant Levada, datant de début décembre, la majorité de l’opinion publique russe ne voulait pas la guerre et la craignait. Bien que leurs avis sur la situation en Ukraine puissent être très divergents, avec parfois des critiques virulentes envers les Ukrainiens, la plupart des personnes interrogées par Mediapart estiment que « rien ne pouvait justifier la guerre ». Beaucoup se sentent toutefois impuissantes à exprimer leur opposition publiquement. « Tout ce que je peux faire, c’est discuter de la situation avec mes proches. Dans notre pays, tout désaccord avec la position des autorités est sévèrement puni ; je dois protéger ma famille », confie Oleg.
Manager dans l’informatique, Mikhail partage les mêmes inquiétudes : « J’ai honte de le dire, mais j’ai vraiment peur d’aller à un rassemblement anti-guerre dans mon pays. Je crains pour ma sécurité et celle de mes proches. » Yulia s’inquiète quant à elle d’une éventuelle mobilisation des hommes en âge de faire la guerre. « Avec mes amies, nous avons peur que nos hommes soient obligés d’aller se battre. Nous pensons sérieusement à quitter le pays pour éviter ça », dit cette habitante moscovite de 36 ans.
Rhétorique poutinienne à la télévision, mais des voix s’élèvent
Selon Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés post-soviétiques, pour les Russes comme pour les Ukrainiens, le pire peut arriver car il est déjà arrivé plusieurs fois. Devant le choc de la guerre qui les sidère, les Russes chercheront avant tout à protéger leurs proches. « Face à la catastrophe qui est toujours dans l’horizon des possibles, les stratégies de survie et de protection des proches seront privilégiées sur les enjeux collectifs,analyse-t-elle sur son compte Twitter. Par ailleurs, le pouvoir en place a stérilisé l’action collective en augmentant considérablement le coût individuel de la protestation. »
Jeudi, les chaînes de télé russes reprenaient la rhétorique de Poutine et évitaient de parler de guerre, privilégiant le terme d’« action militaire ». Sur Rossiya 24, la première chaîne d’information en continu du pays, il était question d’opération « pour venir en aide à Donetsk et Louhansk », les deux territoires séparatistes de l’est de l’Ukraine, et de « combats dans le Donbass ». « Les frappes sont menées exclusivement sur des cibles militaires. Rien ne menace les civils », affirmait-on sur la chaîne Pervi Kanal en citant le département de la défense.Le quotidien en ligne Gazeta.ru signalait « des explosions entendues à Kiev, Kharkiv, Odessa et d’autres grandes villes d’Ukraine », venant, selon le journal, « des forces armées ukrainiennes ».
Le porte-parole du Kremlin a assuré jeudi que les Russes « soutiendraient » les opérations de la Russie en Ukraine. Mais de nombreuses personnalités médiatiques ou culturelles ont toutefois fait entendre leur voix contre la guerre. Plusieurs écrivains – Boris Akounine, Dmitry Bykov, Dmitry Gloukhovski et des journalistes de renom comme Leonid Parfionov et Dmitri Mouratov, prix Nobel de la paix 2021 – ont signé une déclaration commune. « Nous ne pensons pas qu’une Ukraine indépendante constitue une menace pour la Russie ou tout autre État, y est-il écrit. Nous ne croyons pas les déclarations de Vladimir Poutine selon lesquelles le peuple ukrainien est sous la coupe de “nazis” et doit être “libéré”. Nous exigeons la fin de cette guerre. »
Le journal d’opposition Novaïa Gazeta est paru ce vendredi en deux langues, ukrainienne et russe : « Parce que nous ne reconnaissons pas l’Ukraine comme un ennemi et l’ukrainien comme une langue ennemie », a déclaré dans un édito vidéo son rédacteur en chef, Dmitri Mouratov.
Par ailleurs, 170 journalistes russes et experts spécialistes de la politique étrangère de la Russie ont rédigé une lettre ouverte condamnant l’opération militaire lancée par la Fédération de Russie en Ukraine. « La guerre n’a jamais été et ne sera jamais une méthode de résolution des conflits et rien ne la justifie », ont-ils écrit.
L’opposant Alexeï Navalny a profité d’un énième procès contre lui, dans lequel il risque jusqu’à 15 ans de prison supplémentaires, pour exprimer son désaccord : « Je suis contre cette guerre qui est déclenchée par un groupe criminel uniquement pour dissimuler le vol de citoyens russes et détourner leur attention des problèmes qui existent à l’intérieur du pays. Cette guerre va faire de nombreuses victimes et appauvrir encore notre pays. »
Les liens entre les deux pays sont étroits, des millions de Russes ont de la famille en Ukraine. Selon une enquête du centre d’étude de l’opinion publique Vtsiom publié mi-décembre, plus de la moitié des Russes considèrent les Ukrainiens comme un peuple frère.
Polina a une grande partie de sa famille qui vit en Ukraine, où elle n’a pu se rendre depuis 8 ans, date de début du conflit dans le Donbass. « Non seulement j’ai peur pour mes proches, mais j’ai aussi l’impression qu’une partie de moi a été détruite dans cette guerre, dit-elle. Je ne comprends pas comment le désir de Poutine, “protéger nos frères et sœurs”, ne fait que m’éloigner de ce qui a toujours fait partie de mon identité. »
Estelle Levresse