En juillet 1936, la riposte au coup d’État de Franco, général fasciste allié à Hitler et Mussolini, ne fut pas tellement le fait du gouvernement républicain de Front populaire mais, pour l’essentiel, celui des masses ouvrières et paysannes influencées par l’organisation syndicale anarchiste, la Confédération nationale du travail (CNT). Elles se soulevèrent, notamment en Catalogne, et mirent en échec les putschistes sur une partie du territoire. Pour conduire la guerre antifranquiste, des représentants de la CNT entrèrent au gouvernement républicain. En Catalogne, la CNT, mais aussi le Parti ouvrier d’unification marxiste (Poum, communiste antistalinien) entrèrent au gouvernement régional, la Generalidad.
Pour autant, malgré les consignes d’ordre et de modération des pouvoirs publics républicains, les travailleurs mirent spontanément en œuvre de très importantes mesures de collectivisation des terres, des transports et de l’industrie. Ce mouvement fut particulièrement massif en Catalogne, la principale région industrielle, avec la création d’une pyramide de comités d’usine, comités locaux et régionaux, qui assuraient, de fait, la gestion de l’économie et de la société, ainsi que les tâches de défense grâce à l’organisation de milices ouvrières. Grâce à son implantation militante et à son influence, la CNT y détenait de fait le pouvoir.
Pourtant, les vieilles institutions légales continuaient d’exister et de se reconstruire, avec l’aide du Parti communiste espagnol, qui utilisait l’aide soviétique pour asseoir son emprise sur l’État. Son orientation était de « gagner la guerre d’abord, faire la révolution ensuite ». Mais, selon lui, pour « gagner la guerre », il fallait éviter d’effrayer, par des mesures révolutionnaires, les petits propriétaires et de perdre l’appui (très limité) de la France et de l’Angleterre. Il déploya donc tous ses efforts - y compris la répression contre les anarchistes et les poumistes - pour revenir en arrière sur la collectivisation, restaurer la discipline et dissoudre les milices au profit de l’armée et de la police « régulières ».
Défaite
Le 3 mai 1937, les gardes d’assaut - dirigées par les staliniens - tentèrent de s’emparer du central téléphonique de Barcelone, alors contrôlé par les travailleurs et la CNT, qui pouvaient ainsi écouter les conversations téléphoniques gouvernementales. Les forces gouvernementales furent repoussées ; les travailleurs alertés se rendirent alors dans les locaux de la CNT et du Poum pour s’armer, et ils dressèrent de nombreuses barricades. À partir de ce moment-là, alors que les travailleurs armés étaient maîtres de la ville, les dirigeants de la CNT (suivis par ceux du Poum) recherchèrent le compromis : retrait des barricades, libération des prisonniers, mise en place d’un nouveau gouvernement régional. Le gouvernement accepta le « compromis », sans évidemment la moindre intention de le respecter. Puis, il fit venir des renforts d’autres provinces, alors même que la CNT refusait les offres de service des milices anarchistes désireuses de se porter au secours des travailleurs de Barcelone. Résultat : ces derniers finirent par quitter les barricades, se démobilisèrent et devinrent rapidement victimes de la sévère répression gouvernementale.
De nombreux militants anarchistes et poumistes furent emprisonnés. Andrès Nin, principal dirigeant du Poum, fut séquestré, torturé, puis assassiné par les services secrets soviétiques. Le Poum fut mis hors la loi. Le gouvernement central espagnol abrogea les mesures de collectivisation et pris directement en main la police et la défense en Catalogne. De fait, les journées de mai, à Barcelone, scellèrent la défaite de la Révolution espagnole, mais aussi la déroute du camp républicain face à Franco. Contrairement à la stratégie revendiquée par le Parti communiste, le refus de la révolution signait aussi la défaite dans la guerre contre les fascistes.
Conciliation
La lutte contre le franquisme et pour la révolution sociale, menée par les masses espagnoles à partir de juillet 1936, constitue une expérience très riche, notamment parce que les différentes stratégies y ont été soumises à l’épreuve de la pratique. Parmi bien d’autres possibles, on en retiendra essentiellement deux leçons. La première concerne l’attitude des courants réformistes. En principe, ils prétendent parvenir aux mêmes objectifs que les révolutionnaires, mais sans rupture et par d’autres moyens : légaux, parlementaires, pacifiques. En fait, ils craignent par-dessus tout la mobilisation et l’activité autonome des couches populaires. En période de calme social, ils se gardent bien de construire la mobilisation.
Mais lorsque la mobilisation, malgré eux, s’est développée et pose des questions politiques de fond, ils font tout pour un « retour à l’ordre » aussi rapide que possible, gâchant ainsi même la possibilité de réformes ambitieuses. Ainsi, en France : Juin 36, la Libération, Mai 68. L’issue est parfois tragique, comme le coup d’État de Pinochet contre l’Unité populaire chilienne. Mais il arrive aussi que les réformistes eux-mêmes organisent la contre-révolution et écrasent dans le sang le mouvement révolutionnaire. Ainsi, les sociaux-démocrates allemands, au lendemain de la Première Guerre mondiale, réprimèrent les ouvriers et assassinèrent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Ainsi, les staliniens à Barcelone, en 1937.
Deuxième leçon : l’importance de la capacité d’initiative des révolutionnaires et, à l’opposé, le coût extrêmement lourd auquel se paient toute hésitation et toute tergiversation lorsque la situation politique pose effectivement la question de la prise du pouvoir. L’immense majorité des militants du Poum et de la CNT étaient d’authentiques révolutionnaires. En première ligne contre les fascistes, organisant la mobilisation populaire contre les possédants dans les villes et les campagnes, ils se battaient consciemment pour la révolution et pour une autre société ; pour les uns, elle avait le visage du communisme démocratique débarrassé des monstruosités du stalinisme et, pour les autres, celle du communisme libertaire, de la libre association des travailleurs sans patrons et sans État. Il n’empêche : au moment décisif, tant la direction de la CNT que celle du Poum - qui s’étaient liées les mains en participant à des gouvernements de coalition avec des forces dont l’objectif principal était le rétablissement de l’ordre ancien - furent incapables de mener les travailleurs en armes à la victoire. Elles cherchèrent jusqu’au bout la conciliation, refusèrent d’organiser l’affrontement et contribuèrent même au désarmement des combattants. Avec le résultat tragique que l’on sait. Comme les autres révolutions défaites, la Catalogne rouge et noire de 1937 rappelle qu’une révolution qui s’arrête au milieu du gué creuse sa tombe.