L’immigration constitue au Québec et au Canada, comme dans l’ensemble des pays capitalistes, un vaste enjeu sur tous les terrains, y compris, et peut-être surtout sur le terrain politique. Pour les partis de centre droit comme celui qui gouverne le Québec depuis 2018, l’immigration est perçue comme un problème qui menace la société et qu’il faut, autant que possible, limiter. Aux États-Unis et ailleurs, les politiques étatiques consistent à bloquer l’immigration dite « illégale » et à mieux contrôler les flux migratoires passant par les voies officielles et répondant aux besoins du dispositif capitaliste et impérialiste. Tout cela n’est pas nouveau, mais prend des formes particulièrement intenses à l’ombre du capitalisme mondialisé qui est maintenant dominant partout. Devant cela, une réponse internationaliste est la seule qui puisse mettre des grains de sable dans cet engrenage. Cela devient donc un impératif incontournable pour tous ceux et celles qui se battent pour l’émancipation.
Capitalisme et flux migratoires
Les communautés humaines, on le sait, se déplacent depuis longtemps, peuplant à partir de l’Afrique le reste du monde. À l’époque des grands empires méditerranéens, des populations entières ont ainsi été bousculées par la conquête et l’esclavage. D’immenses migrations ont eu lieu à partir de l’Asie centrale vers l’est et l’ouest, provoquant une transformation profonde de la démographie planétaire.
C’est toutefois avec l’essor du capitalisme en Europe que le phénomène a pris une tout autre ampleur. Le capitalisme « moderne », pour son expansion, avait besoin d’une masse humaine considérable lui servant de « main-d’œuvre », considérée comme une marchandise destinée à réaliser du profit. Marx a bien expliqué que le capitalisme avait besoin d’une « armée industrielle de réserve » pour faire tourner la machine productive, de nouvelles couches ouvrières dont l’avantage, en plus de fournir la force de travail requise, était de créer une situation de compétition entre travailleurs et travailleuses dont il tirait aussi des gains. « Plus la richesse sociale est grande…, notait Marx, plus est grande la surpopulation relative ou l’armée de réserve industrielle. Mais plus cette armée de réserve est grande par rapport à l’armée active du travail et plus massive est la surpopulation permanente, ces couches d’ouvriers dont la misère est en proportion inverse de la peine de leur travail. […] Telle est la loi générale, absolue de l’accumulation capitaliste [1] ».
Le cœur de la théorisation de Marx sur le « rapport social capitaliste » repose sur la corrélation qu’il établit entre la « loi d’accumulation » du capital et la « loi de la population » qui en forme l’envers [2], en polémique constante avec les thèses de Malthus. L’intérêt mais aussi la difficulté de cette théorie résident dans l’ajustement de deux catégories hétérogènes, que Marx réussit à présenter comme les deux aspects d’une même structure : d’un côté, l’armée industrielle de réserve, catégorie économique relative aux alternances d’emploi et de chômage correspondant aux cycles économiques et aux effets des transformations technologiques ; de l’autre, la surpopulation relative, catégorie démographique et anthropologique correspondant aux phases successives de la destruction des modes de vie « traditionnels » par l’extension du capitalisme.
Comme l’expliquait Marx, la surpopulation et la formation d’une armée industrielle de réserve sont les moyens fondamentaux dont dispose le capital pour opposer les uns aux autres les porteurs de la force de travail. Il s’agit d’un déséquilibre entretenu, qui présente une dimension politique autant qu’économique. C’est pourquoi d’ailleurs l’ajustement des deux catégories importe tellement à Marx : c’est la clé d’une réflexion sur la façon dont le capitalisme décompose et fragmente tendanciellement la « classe » des producteurs salariés en même temps qu’il la reproduit, et par conséquent sur les obstacles structurels qui empêchent les prolétaires de se constituer immédiatement en classe « pour soi » (unifiée, organisée dans la lutte contre le capital), au-delà de la concurrence entre les individus et les groupes qui la composent.
Il y a là certainement le fondement d’une analyse qui conserve une grande valeur, mais à condition de tenir compte en même temps des effets d’aveuglement qu’elle comporte, comme on le voit lorsque des politiciens et des théoriciens se réclament du « marxisme » pour déclarer qu’il est de l’intérêt des travailleurs de refuser ou de limiter l’entrée des migrants et des réfugiés sur le territoire national, car celle-ci alimente la formation de « l’armée industrielle de réserve » qui, à son tour, favorise la compression des salaires et menace les droits sociaux. La faiblesse relative de Marx, c’est justement de donner à penser (pour contrer le malthusianisme) que les mouvements de population (qui englobent des distributions inégales selon le genre ou la race) sont unilatéralement « au service » des fluctuations de l’armée industrielle de réserve, sans trop se poser la question de leur autonomie relative et des « contre-tendances » qu’ils impriment à la lutte des classes.
Étienne Balibar [3]
Pendant sa première phase, l’histoire du capitalisme a pris la forme de ce terrible « triangle de la mort » qui s’est façonné dans l’Europe en voie d’industrialisation, notamment en Angleterre, accompagné de la mise en esclavage d’une grande partie de l’Afrique et du génocide des populations autochtones des Amériques. Le capitalisme a parallèlement poursuivi son accumulation par la destruction de la paysannerie européenne mise au service de l’industrie dans les conditions sordides de l’époque. Comme dans le cas de la subjugation du peuple irlandais par l’Angleterre, un transfert massif de population vers les usines anglaises avait comme résultat de diviser la classe ouvrière en camps hostiles :
En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.
Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande [4].
Une fois ce processus arrivé à terme vers la fin du dix-neuvième siècle, le projet s’est internationalisé avec les flux migratoires immenses dirigés vers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord. Ce processus a réussi jusqu’à un certain point à réduire la résistance ouvrière. Devant cela, des organisations ouvrières et socialistes ont adopté une posture « nationaliste », réclamant la fermeture des frontières et la mise en place de mesures discriminatoires envers les « non-nationaux ». Avec Marx et l’Association internationale des travailleurs (AIT), cependant, des mouvements se sont levés contre cette fausse solution pour construire une perspective internationaliste basée sur la solidarité et la coopération.
Un monde de migrants et de migrantes
Aujourd’hui comme hier, l’immigration est nécessaire pour les classes dominantes. Il faut laisser entrer les hommes et les femmes qui vont renouveler les couches populaires en voie de vieillissement, surtout dans les niches d’emploi dites du « 3-D » (dangerous, dirty, difficult), où les mauvaises conditions de travail et les salaires bas de gamme exigent la venue de personnes aux droits restreints qui seront en quelque sorte obligées de s’accommoder de ces conditions. Travailleurs « temporaires », domestiques, préposées dans les résidences et autres établissements de santé, ouvriers dans la construction, le transport, l’industrie alimentaire et bien d’autres sont indispensables, permettant à l’accumulation et à la hausse des profits de croître sans entraves. Le capitalisme requiert parallèlement un grand nombre de personnes techniquement qualifiées et habilitées à manipuler les circuits scientifiques et technologiques émanant du nouveau cycle de production. Ingénieurs, informaticiens et scientifiques en tout genre, formés aux frais de leur pays d’origine, viennent combler les besoins, étant souvent corvéables à volonté et mal payés.
Diviser pour régner
Aujourd’hui la situation ressemble, sans être parfaitement identique, à celle qui a prévalu à l’époque du capitalisme mondialisé de la période coloniale.
- On compte officiellement 300 millions de migrants et migrantes dans le monde (3,6 % de la population mondiale). C’est sans compter les populations sans papiers ni statut, qu’on estime à plus de 50 millions de personnes.
- Les migrants sont jeunes, surtout masculins (52 %), tous en état de travailler, surtout localisés en Amérique du Nord et dans l’Union européenne, également dans les pétromonarchies du Golfe.
- En chiffres absolus, les migrants proviennent surtout de Chine, de l’Inde et du Mexique. En chiffres relatifs (en pourcentage de la population de ces pays), ils proviennent des Caraïbes, de l’Amérique centrale, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.
- En sus de ces flux migratoires, deux catégories de population se distinguent par leur situation misérable. Il y a les réfugié·e·s (les gens qui traversent les frontières) que le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés estime à 25 millions (et qui sont probablement plus de 50 millions) et les déplacé·e·s (qui quittent leur zone de résidence, mais restent dans leur pays), qui seraient 50 millions (encore là, le chiffre est sous-estimé, car, dans les pays concernés, les États cherchent à occulter cette réalité déplaisante).
- Les réfugié·e·s proviennent surtout de pays en proie à de graves conflits, dont l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, la Palestine, la République démocratique du Congo, le Soudan, l’Éthiopie, le Myanmar, la Colombie, le Venezuela ; ils aboutissent dans des pays mal équipés, tels la Turquie, l’Iran, le Liban, le Mexique. Depuis quelques années, d’importantes populations sont devenues réfugiées climatiques, à la suite de grands problèmes environnementaux (sécheresse, inondations, tempêtes, etc.), ce qui est le cas en Amérique centrale, aux Philippines, en Afrique subsaharienne.
- Contrairement aux fantasmes véhiculés par les médias et les intellectuels-mercenaires, les pays les plus riches ne sont pas les principaux territoires d’accueil. L’écrasante majorité des réfugié·e·s (85 %) va vers le sud et non vers le nord. Selon Roger Marteilli, « les plus pauvres vont vers les déjà pauvres : telle est la loi cruelle d’une mondialisation de l’argent qui tourne le dos aux exigences de la mondialité du développement humain [6] ».
Au Canada, des discriminations systémiques
L’État canadien a été bâti à partir d’un projet explicitement colonialiste. L’immigration « blanche et chrétienne » devait combler les besoins de « l’armée industrielle de réserve » tout en fournissant des contingents ouvriers qui subissaient une forme moderne d’esclavage, comme ces milliers de Chinois qui ont construit l’infrastructure de transport dans l’Ouest [7]. Les générations successives d’immigré·e·s qui ont afflué d’Europe entre les guerres ont été ainsi mises au service de l’accumulation dans l’industrie, les transports, la construction.
La gestion de l’immigration par l’État canadien et par son subalterne québécois s’est depuis inscrite dans la phase actuelle du capitalisme communément désignée sous le nom de néolibéralisme [8]. Durant cette période, la situation des immigré·e·s s’est aggravée avec la montée de discriminations extrêmes prenant la forme du racisme et de l’islamophobie. De vastes segments de la population immigrante se retrouvent stigmatisés et enfermés dans des ghettos d’emplois à bas salaires. À Montréal, qui reçoit 75 % de cette population, les immigrantes et les immigrants peuplent les quartiers délabrés. La détérioration de leur situation se produit dans un contexte où la majorité des migrants sont maintenant admis sur des bases temporaires et conditionnelles, ce qu’illustre l’expansion très importante des programmes qui concernent les migrants « temporaires » auxquels on impose des contrats très restrictifs comme l’expose bien l’article de Marie-Hélène Bonin. On verra dans le texte de Leah Woolner qu’en marge de ces flux légalisés subsiste également un important « trafic des personnes » dont les femmes sont les premières victimes.
- Les immigrantes et immigrants représentent actuellement 1 personne sur 5 au Canada. On estime qu’ils représenteront entre 24,5 % et 30,0 % de la population en 2036, par rapport à 20,7 % en 2011.
- Entre 2017 et 2018, l’immigration nette a représenté 80 % de l’augmentation de la population canadienne. Plus de 60 % des immigrants possèdent par ailleurs un diplôme universitaire.
- Une proportion croissante des immigrants parvient au Canada par le Programme des travailleurs étrangers temporaires. Leur statut est provisoire et lié à un employeur en particulier.
- 28 000 personnes sur les 64 000 qui ont demandé le statut de réfugié en 2019 ont été acceptées.
- Diverses enquêtes estiment que le nombre d’immigrants « illégaux », sans papiers officiels, dépasse 500 000.
- Parmi les immigrants récents, le taux de faible revenu a augmenté, passant de 25 % en 1980 à 36 % en 2000 pour ensuite diminuer à partir de 2010.
Aujourd’hui, l’État canadien est le principal intervenant de ce système. La politique de l’immigration vise d’abord des objectifs économiques, dans le cadre des politiques capitalistes en place. Elle est aussi inscrite dans une démarche géopolitique, en fonction des positions du Canada sur un certain nombre de grands enjeux tels qu’ils se présentent d’une région à l’autre. Au total, le gouvernement canadien de même que l’élite économique et les instituts de recherche qui leur sont associés s’avèrent fortement favorables à une augmentation contrôlée de l’immigration. Selon le ministre fédéral de l’Immigration Marco E. L. Mendicino, l’immigration comporte d’« énormes avantages pour préserver notre mode de vie et notre prospérité [9] ». Le Conference Board du Canada, un think tank parmi les plus influents auprès de l’élite canadienne, estime pour sa part que l’immigration est un des facteurs-clés de la croissance de la production et une source très importante d’investissement [10].
Les personnes admises comme immigrantes peuvent obtenir la résidence permanente, puis la citoyenneté canadienne : ce sont pour une part des immigrants économiques, pour une autre part des immigrants familiaux et enfin des personnes « protégées ». En 2009, sur les 252 124 nouveaux résidents permanents, la catégorie des immigrants économiques (incluant conjoints et personnes à charge) représentait 61 % du total.
Parmi les immigrants économiques, on distingue :
- des travailleurs qualifiés, évalués selon l’éducation, l’expérience de travail, les compétences linguistiques, l’adaptabilité et les perspectives d’emploi ; ils doivent avoir de l’expérience dans l’une des 29 professions éligibles ;
- des immigrants d’affaires, qui doivent satisfaire à des normes de valeur importantes et posséder une expérience d’investisseur, d’entrepreneur ou de travailleur indépendant ;
- des candidats provinciaux, désignés par une province en fonction des compétences, des capacités linguistiques, de l’éducation et de l’expérience de travail au Canada ; en principe, ces immigrants peuvent apporter immédiatement une contribution économique à la province ; dans la plupart des cas, ce sont des migrants temporaires ou d’anciens étudiants internationaux dans le pays ;
- des travailleurs étrangers temporaires hautement qualifiés avec au moins deux ans d’expérience de travail au Canada, ou encore d’anciens étudiants internationaux qui ont au moins un an d’expérience de travail au pays.
Enfin, il existe deux catégories de résidence temporaire : celle couverte par le programme des étudiants internationaux et celle des travailleurs étrangers temporaires (travailleurs agricoles saisonniers, aides familiales résidantes, etc.).
Depuis 2002, le nombre total de travailleurs étrangers temporaires a augmenté de 148 % (de 101 259 personnes à 251 235). Ces immigrants de « deuxième classe » sont maintenant plus nombreux que les immigrants économiques. Si les travailleurs étrangers temporaires sont licenciés ou perdent leur emploi pendant la durée de leur permis de travail, ils doivent demander un nouveau permis de travail auprès d’un nouvel employeur.
Source : Erika Gates-Gasse, « Two steps » Immigration. Canada’s new immigration system raises troubling issues, Ottawa, Centre canadien de politiques alternatives, octobre 2020
C’est ce portait d’ensemble qui est décrit dans la première partie du dossier avec des textes sur la condition immigrante vue au prisme du logement (Damaris Rose), de la discrimination dans l’emploi (Alain Saint-Victor), du genre (Chantal Ismé et Marjorie Villefranche), de la précarisation et même de la COVID-19 (entrevue de John Shields). Fait à noter, les migrations temporaires, selon les besoins à court terme de l’économie et des entreprises, de phénomène relativement marginal dans les décennies antérieures, sont aujourd’hui « normalisées » et ont crû considérablement.
Le « modèle » québécois et ses périls
La situation socioéconomique des migrantes et migrants au Québec ne diffère pas substantiellement de celle qui sévit au Canada.
- Environ 50 000 immigrantes et immigrants sont admis chaque année au Québec.
- 12,6 % des 8,2 millions de personnes qui habitent le Québec (2020) sont des immigrants. À Montréal, ce pourcentage atteint 33,2 %.
- Les admissions sont distribuées selon trois catégories désignées par le Ministère : celles relevant du regroupement familial, celles regroupant les réfugiés et enfin celles réunissant les immigrants économiques. À quoi il faut ajouter une quatrième catégorie, celle des immigrants dotés d’un statut de travailleurs étrangers temporaires. Le nombre de ces derniers est en croissance et leur statut ne leur donne pas accès à l’obtention d’une résidence permanente.
- 72 % des immigrants résident dans la région de Montréal. Environ 50 % parlent le français à leur arrivée et 72,3 % possèdent 14 années de scolarité et plus.
- Le taux de chômage des personnes arrivées depuis 5 ans ou moins est plus élevé (11,7 %) que celui des personnes arrivées depuis plus de 10 ans (6,1 %). Le salaire hebdomadaire moyen nominal des personnes immigrées demeure inférieur à celui des personnes natives.
- En 2004, les immigrants arrivés au pays depuis moins de 15 ans représentaient 7,8 % de la population canadienne en âge de travailler, mais 19 % des travailleurs à faible revenu. Fait à noter, ces inégalités socioéconomiques entre natifs et immigrants sont encore plus marquées au Québec que dans le reste du Canada. En effet, en regard des données du recensement de 2006, le revenu médian des immigrants âgés de 25 à 54 ans avec un grade universitaire représentait 60,6 % de celui de leurs homologues non immigrants, tandis que ce rapport était de 69,6 % en Ontario et de 70,6 % dans l’ensemble du Canada [12].
- En vertu de la Constitution canadienne, l’Accord Canada-Québec permet au Québec d’assumer pleinement ses responsabilités en matière de planification des niveaux d’immigration, de sélection, de francisation et d’intégration des personnes immigrantes.
Sous l’égide du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), le discours a changé, et le but maintes fois réaffirmé par cette formation politique est de limiter les flux de l’immigration. Pour le gouvernement et certains médias, les migrantes et les migrants représentent une « menace » contre l’identité québécoise. La loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, est discriminatoire envers les femmes musulmanes dans le contexte d’une flambée de violence islamophobe et fait partie, selon Leila Benhadjoudja et Leila Celis (voir leur contribution), « d’un processus à travers lequel le gouvernement de la Coalition avenir Québec fait la promotion d’une société exclusive, marquée par des écarts socioéconomiques importants et stables, processus dont fait partie aussi la législation en matière d’immigration, qui vise, entre autres, à la fois à réduire le nombre d’immigrants et d’immigrantes et à augmenter la “bonne” immigration, c’est-à-dire celle des Européens et Européennes ».
Contre-pouvoirs, stratégies et résistances
Au tournant des années 1930, le Parti communiste du Canada avait mené plusieurs grandes batailles avec et pour les immigrantes et immigrantes dont plusieurs ont joué un rôle central dans leur syndicalisation, notamment [13]. Par la suite, la montée du nationalisme de droite inspiré par l’Église catholique et géré par le régime duplessiste a stigmatisé les immigrantes et immigrants présentés comme des voleurs (surtout s’ils étaient juifs) ou des communistes (surtout s’ils étaient ouvriers). Un discours haineux animé entre autres par l’abbé Lionel Groulx s’est distillé dans la société contre les immigrants de l’époque, surtout européens. Puis, dans les années 1970, des communautés, notamment grecques et italiennes, se sont organisées pour défendre leurs droits. L’arrivée massive des migrantes et migrants d’Haïti, du Vietnam, d’Amérique latine a fait bouger l’opinion au moment où l’idée de l’émancipation sociale et nationale reprenait de la vigueur, prenant la forme d’une insertion croissante de ces populations dans les mouvements populaires, les syndicats, les groupes de gauche et même le Parti québécois qui incarnait alors l’espoir du changement. Avec le reflux du capitalisme, accompagné d’un recul des mouvements sociaux dans les années 1980, la situation de discrimination s’est reproduite à nouveau avec les flux croissants venant d’Amérique centrale, du Moyen-Orient, d’Asie et de l’Afrique subsaharienne. La lutte contre la discrimination s’est élargie et diversifiée couvrant une vaste gamme de problématiques sociales, économiques et politiques.
Aujourd’hui, les initiatives venant de la base prolifèrent, comme celles du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et du Comité d’action de Parc-Extension (CAPE) dont les expériences sont décrites dans ce dossier. Les syndicats s’impliquent davantage tout en tentant de modifier leur culture organisationnelle pour être plus accueillants envers les immigrants comme le montrent les entrevues de Marc-Édouard Joubert et de Ramatoulaye Diallo. De grandes mobilisations ont eu lieu contre le massacre au Centre culturel islamique de Québec (rappelées dans le texte de Sébastien Bouchard) et dans le cadre de la solidarité avec les Africains-Américains. L’initiative de Québec solidaire est également porteuse à travers les contributions de certains membres et élu·e·s de cette formation qui en reconnaissent toute l’importance (comme l’illustre l’entrevue avec le député Andrés Fontecilla).
Repenser les paradigmes
Devant ces transformations, les intellectuels progressistes un peu partout dans le monde s’impliquent dans les multiples dimensions de l’immigration. La décolonisation d’une certaine tradition, jusqu’ici plutôt « autiste », est en cours à travers des travaux d’une grande qualité provenant de chercheuses et chercheurs d’origine immigrante (voir les contributions de Osna, Hernandez, Idir et Zennia, Rosso, Hanieh). Selon Saïd Bouamama (voir son texte), il faut que la gauche refasse ses devoirs, dans un contexte où « les approches idéalistes du racisme présentent celui-ci comme une réalité éternelle ayant caractérisé l’humanité de son apparition sur terre à aujourd’hui. L’intérêt d’une telle approche pour les classes dominantes est d’invisibiliser le moment historique d’apparition de cette idéologie de légitimation de la domination et, ce faisant, d’occulter ses liens avec le capitalisme comme mode de production. L’approche matérialiste souligne au contraire l’historicité du racisme et le lien de celle-ci avec l’historicité du capitalisme ».
Pierre Beaudet
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