Cette assertion, « L’armée russe est un tigre de papier et le papier est maintenant en feu », formulée par Brett Friedman, officier de réserve du corps des Marines américain et enseignant à l’US Naval War College, ne doit pas être comprise comme la croyance béate que le « rouleau compresseur » n’aurait pas les moyens d’atteindre ses buts de guerre : l’annexion ou le démantèlement de l’Ukraine. « Les lacunes [militaires] de la Russie n’auront probablement pas d’importance à long terme. Ils ont suffisamment de capacité pour forcer brutalement cette chose », prévient Friedman.
Elle nous donne cependant une indication : l’objectif de renversement du gouvernement ukrainien grâce à une guerre éclair, qui aurait conduit l’armée russe à Kiev, n’a pas été atteint.
Si le courage et la détermination des Ukrainien·nes jouent un rôle déterminant, il convient cependant d’examiner - succintement et avec nos faibles moyens d’analyse, tant la gauche est étrangère à la réflexion militaire depuis des lustres - quelques-uns des éléments qui ont permis cette victoire sur le blitz. Premier grain de sable qui pourrait bien coûter cher à la clique au pouvoir à Moscou.
L’éditorial de présentation du premier volume de ce livre [1] évoquait les grains de sable qui pourraient gripper la machine de guerre russe. Le 28 février, date de l’invasion, quand l’équipe d’animation des éditions Syllepse a commencé à réfléchir à cette publication, le grain de sable semblait n’être qu’une idée. Cette idée deviendrait-elle force matérielle à mesure que l’armée russe fait face à une défense dont il n’est pas inutile d’essayer de discerner comment elle agit ?
Si l’impérialisme russe a subi ce revers, c’est avant tout grâce à l’extraordinaire et inattendue résistance de l’armée ukrainienne et, plus largement, de la population ukrainienne (100 000 personnes se sont enrôlées dans les unités de défense territoriale ; ce qui ne préjuge en rien des autres formes d’implication citoyenne dans la résistance à l’invasion).
Selon le Guardian de Londres, plusieurs analystes militaires suggèrent que, mal renseigné par le FSB (ex-KGB), « le Kremlin avait une idée totalement fantasmagorique de l’accueil que ses armées recevraient » en pénétrant en Ukraine. Il est désormais connu que des prisonniers russes ont déclaré que leurs officiers leur avaient « assuré qu’ils seraient accueillis en libérateurs ». Alors que l’armée russe attendait « des fleurs et des acclamations », elle a été accueillie par « des balles et des bombes » et par des civils « essayant de bloquer les colonnes de chars en chantant l’hymne national », relève Le quotidien britannique.
Le moral bas des troupes d’invasion n’est sans doute pas étranger au relatif enlisement de la guerre éclair voulue par Poutine. Le correspondant du Guardian à Lviv note ainsi que les soldats russes ne disposaient que de trois jours de ration et que le carburant est venu à manquer.
Interrogé par Vox, Henrik Paulson, professeur à l’école de guerre de Stockholm, est persuadé que le Kremlin pensait « atteindre Kiev en 48 heures ». Par conséquent, écrit-il, « la plupart de ses décisions ont été façonnées par ce choix stratégique, lui-même façonné par des préjugés » : l’armée ukrainienne ne combattrait pas et s’effondrerait rapidement. Dans un tel conflit, note le spécialiste suédois, « la doctrine militaire traditionnelle exige l’emploi intensif de ce qu’on appelle les “armes combinées” […] comme les chars, l’infanterie et l’aviation, déployées simultanément et de manière complémentaire ». Cela n’a pas été le cas : c’est « un choix tactique qui a du sens si vous pensez ne rencontrer qu’une résistance symbolique… »
Interrogé par Le Monde, le chef d’état-major de l’armée française confirme les « problèmes de combativité » rencontrés par l’armée d’invasion et indique que la durée imprévue de l’offensive va contraindre le commandement russe à « engager le deuxième échelon » de ses forces, ce qui n’était certainement pas prévu. Ce qui pose, on le sait, d’immenses problèmes de logistiques.
Les commentateurs évoquent désormais un scénario « à la Grozny » : bombardements massifs et siège des grandes villes, avec leurs corollaires : coupure de l’approvisionnement en eau, en électricité, en nourriture, combats de rues. Selon un analyste de l’Institute for the Study of War, Poutine n’a pas souhaité mettre en œuvre d’emblée un tel scénario, car il était en contradiction avec son « récit selon lequel il ne s’agissait pas d’une véritable guerre ».
Pour nous en tenir à cette première phase de la guerre, le Washington Post estime que les forces armées ukrainiennes sont engagées dans une stratégie « asymétrique » visant à briser les attaques russes. L’armée russe ayant, malgré l’imposante disparité des forces en présence, « de nombreuses cibles statiques », notamment à cause des problèmes logistiques : « C’est de l’or en barre pour une force harcelant l’ennemi », déclare un analyste militaire dans le quotidien de Washington.
« L’attaque des lignes de soutien russes », déclare un ancien ministre de la défense ukrainien, est stratégiquement « importante pour réduire la supériorité de la Russie ». Les convois logistiques russes, relève-t-il, « sont répartis sur une vaste zone sur plusieurs fronts ». De plus, à cause de l’hiver, les moteurs tournent, y compris à l’arrêt ; ainsi ils sont préservés du froid et maintiennent un peu de chaleur pour les soldats. Cela fait des approvisionnements en carburant « un énorme défi ». Consigne a donc été donnée aux unités de l’armée ukrainienne, défense territoriale comprise, de ne pas s’attaquer directement aux blindés - une mission remplie par les drones fournis par la Turquie - mais aux véhicules de transport (essence, ravitaillement, munitions…) non blindés, « et souvent conduits par des soldats russes mal entraînés ».
Selon le président du Center for Defence Strategies, c’est en bloquant les routes et en immobilisant ainsi les chars et l’artillerie motorisée que l’on peut plus facilement les détruire ou les capturer. Des vidéos publiées sur les réseaux sociaux montrent effectivement des amoncellements de véhicules détruits et d’autres abandonnées par leurs conducteurs.
Équipées de missiles antichars relativement légers, des unités ukrainiennes, très mobiles, peuvent ainsi attaquer les convois avant de s’éclipser. Par parenthèse, on retrouve dans cette organisation la mise en œuvre de certaines des thèses défendues, il y a plusieurs décennies, par Guy Brossollet (Essai sur la non-bataille, Belin, 1975) et Horst Afheldt (Pour une défense non suicidaire en Europe, La Découverte, 1985). Ironie de l’histoire, selon le Washinton Post, c’est entre autres à cause de la décentralisation - qualifiée de « lacune » - de son armée que l’Ukraine ne pouvait pas être admise dans l’OTAN… Le spécialiste militaire interrogé enfonce le clou : « [Il y a] des poches de résistance disparates, vous voyez des unités au niveau du bataillon se battre de manière indépendante, ce qui est peut-être une bénédiction déguisée. Cela les aide en fait maintenant parce qu’ils ne dépendent pas de systèmes de commandement et de contrôle centralisés. »
Quant à la puissante mobilisation populaire, souligne Vox, elle s’inspire des leçons pratiques de la révolution de Maïdan en rejoignant la défense territoriale bien sûr, mais elle va bien au-delà : « Les citoyens utilisent leurs compétences et leurs contacts pour combler les lacunes du gouvernement et des forces armées et trouvent des moyens, souvent informels et improvisés, de contribuer à l’effort de guerre. » De son côté, le ministère des affaires étrangères annonce 20 000 enrôlements dans la « brigade internationale » - c’est moi qui donne délibérément ce nom - qui est en train d’être constituée.
Les responsables militaires occidentaux ne s’y trompent pas : « Il reste une inconnue : comment l’opinion russe va-t-elle réagir après dix jours d’une “opération spéciale militaire” qui ne fonctionne pas du tout comme Poutine l’avait envisagée depuis des mois ? », conclut le général Pellistrandi, rédacteur en chef de la revue Défense nationale, dans son éditorial du 5 mars. En effet, chaque jour de combat est un jour de gagné, chaque jour de combat est un grain de sable dans la machine de guerre poutinienne : l’armée russe subit des pertes (on sait le choc psychologique que constitue le rapatriement des « body bags » sur les familles de conscrits tués) et possiblement des défections. Et en s’adressant aux mères de soldats russes faits prisonniers, le gouvernement ukrainien se souvient de la puissante Union des comités de mères de soldats de Russie qui ne manquera pas d’être un grain de sable supplémentaire. Chaque jour qui passe, le régime de Poutine sera confronté à une résistance interne croissante - qu’il s’agisse de manifestations de masse contre la guerre ou d’une crise de confiance au sein de l’élite politique et militaire russe.
7 mars 2022
Patrick Silberstein