Une fois de plus… Comme en 2011, au moment de l’intervention de l’Otan en Libye. Le 20 mars de cette année-là, dans les rues de Bruxelles, 2000 personnes défilèrent en soutien aux révolutions démocratiques arabes. Elles étaient pourtant profondément divisées sur l’intervention militaire en Libye qui venait d’avoir lieu. Certains criaient « Occident, casse-toi. La Libye n’est pas à toi. » Et, juste à côté, « Kadhafi, casse-toi. La Libye n’est pas à toi » [1]. Pas facile de désigner un « ennemi principal », à choisir entre un cartel impérialiste et un dictateur sanguinaire local faisant cavalier seul.
Ma sidération sur la Syrie, pays pour lequel je ne disposais à ce moment-là d’aucune clé de compréhension, fut encore plus profonde. Le seul billet que je lui avais alors consacré (1er septembre 2013) commençait ainsi : « Depuis deux ans que la guerre civile déchire la Syrie, je me suis tu. Au grand reproche de beaucoup de mes amis. Les uns : comment peux-tu rester indifférent au sort d’un peuple massacré par ses propres dirigeants ? Les autres : comment peux-tu être dupe des médiamensonges qui visent à nous faire accepter la prochaine aventure guerrière de l’Occident ? ». Des prises de positions diamétralement opposées de la CNAPD et d’Action Syrie [2] témoignaient du fossé qui divisa alors l’opinion progressiste.
Cette polarisation s’est retrouvée dans les premières réactions à l’affaire ukrainienne. Entre le quarteron d’inconditionnels poutiniens (c’est rare mais ça existe) et le rouleau compresseur des supporters de l’Otan qui bride désormais toute expression dissidente, la gauche pacifiste s’est retrouvée tiraillée entre les mêmes impératifs contradictoires, comme s’il fallait à nouveau choisir un « ennemi principal » entre le gendarme étatsunien flanqué de ses vassaux au sein de l’Otan et un autocrate régional qui n’en est pas à son coup d’essai. Mais ce n’est pas le sujet.
Cette approche « géopolitique », assez courante à gauche, a pourtant une faiblesse congénitale : elle ne tient aucun compte de la volonté des peuples concernés, au plus près du terrain.
Car cela n’a aucun sens de hiérarchiser les nuisances provoquées par ce qui reste l’impérialisme planétaire dominant et celles de l’impérialisme russe qui ne se veut dominant que dans les limites de son ancien empire. Certains nous suggèrent de ne jamais oublier que la Russie de Poutine constitue un utile contrepoids à l’hégémonie mondiale de l’impérialisme américain et qu’il faudrait donc veiller à ne pas trop l’affaiblir. En conséquence de quoi il faudrait maintenir un équilibre dans la balance des responsabilités du désastre actuel, pour ne pas faire le jeu du nouveau militarisme de l’Occident qui retrouve des couleurs. Donc, rituellement : un couplet pour Poutine, un couplet pour l’Otan.
Cette approche « géopolitique », assez courante à gauche, a pourtant une faiblesse congénitale : elle ne tient aucun compte de la volonté des peuples concernés, au plus près du terrain. Pour ceux-là, l’ennemi proche, celui qui les menace directement, ce n’est pas l’impérialisme américain. Face à la menace de l’impérialisme russe qui cherche à étendre son glacis en asservissant les États voisins, ceux-ci ne rêvent que d’une chose, que cela nous plaise ou non : que l’Otan les protège en les sanctuarisant. Ils n’ont aucune envie d’être manipulés comme des pions dans un nouveau Yalta où Poutine et Biden redessineraient leurs zones d’influence respectives. Oui, c’est vrai, l’Otan a provoqué la Russie en s’avançant vers l’Est de façon inconsidérée. Mais en quoi ça justifierait si peu que ce soit l’agression de l’Ukraine ? Pas plus que le comportement aguicheur de certaines femmes devant des hommes incapables de maîtriser leurs pulsions ne justifie si peu que ce soit qu’on les viole, elles ou encore moins leur petite sœur. Entre la provocatrice et le violeur, il n’y a pas d’équidistance possible. Entre l’Ukraine et la Russie non plus.
Un appel chèvrechoutiste
C’est pourquoi je ne trouve pas mon compte dans l’appel à la manifestation du 27 mars intitulé « Europe for peace & solidarity », un appel pourtant très largement soutenu par les forces progressistes du nord et du sud du pays [3]. Au-delà de la réprobation obligatoire de « l’invasion russe en Ukraine », la tonalité générale de ce texte est particulièrement chèvrechoutiste. On se déclare « solidaires de toutes celles et ceux qui défendent la paix en Ukraine, en Europe et dans le monde » sans jamais nommer le peuple ukrainien qui est pourtant la victime de l’agression. Et donc en ignorant que ce peuple ne défend pas « la paix » (un terme bien vague dans ce contexte), mais avant tout son droit à l’autodétermination.
C’est donc très logiquement que l’appel refuse ce qu’il nomme la « surenchère militaire » et qu’il s’oppose à l’envoi d’armes dans « la zone de conflit » qui « risque d’envenimer les choses ». Traduction en clair de cette formulation alambiquée : pas d’armes, mêmes défensives, pour l’Ukraine. Face aux tanks et aux avions, on souhaiterait donc que les Ukrainiens n’aient à opposer que des poitrines et des mains nues ? Une résistance non violente, pourquoi pas, mais c’est au peuple ukrainien d’en décider et ce n’est pas la voie qu’il a choisie. L’appel ne dit pas non plus un seul mot des sanctions économiques, même de celles qui seraient soigneusement ciblées pour ne pas frapper la population russe. Bref, à part la dénonciation de « l’invasion » (ou, encore plus vague, de « la guerre »), cet appel ne contient pas un seul propos rappelant qu’on est en présence d’un conflit asymétrique avec un agresseur et un agressé, et que c’est celui-ci qui réclame notre solidarité.
À la demande du gouvernement ukrainien, l’Union européenne a décidé d’envoyer des armes défensives et de pratiquer des sanctions, certaines appropriées (notamment celles qui visent les « oligarques ») et d’autres complètement débiles (les boycotts artistiques et sportifs à l’aveuglette) [4]. S’y opposer par principe « au nom de la paix » en mettant les deux protagonistes au même niveau de responsabilité est assurément un moyen très efficace pour pousser encore plus les Ukrainiens dans les bras de l’Otan qui pourra alors développer son propre agenda sans être contredit. Est-ce ce que nous voulons ?
Henri Goldman
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