Il s’agit de la première biographie systématique de celui qui fut le principal dirigeant et théoricien de la IVe Internationale après 1945, ainsi que, comme l’écrit Tariq Ali dans sa préface, un des penseurs révolutionnaires les plus créatifs et indépendants de notre époque.
L’auteur est un historien néerlandais — la première édition du livre est parue en 2007 à Anvers en néerlandais — qui a nourri sa recherche non seulement avec une vaste bibliographie, mais aussi au moyen d’un grand nombre d’entretiens personnels avec d’anciens amis et camarades, et, surtout, avec le matériel fourni par les archives personnelles d’Ernest Mandel. Il s’agit d’un travail de grande qualité, combinant la rigueur de l’historien, une évidente sympathie pour le personnage, et une distance critique lucide qui empêche toute dérive apologétique.
Nous allons suivre dans ce compte-rendu l’ordre des chapitres du livre, qui est en partie chronologique et en partie thématique.
Né à Frankfurt am Main en 1923 d’une famille de Juifs polonais — non croyants — de culture allemande vivant à Anvers (Belgique), le jeune Ezra (plus tard Ernest) découvre le socialisme en lisant, à l’âge de treize ans… Les Misérables de Victor Hugo ! Dans un témoignage postérieur il observe : « Mes idées politiques se sont alors constituées, définitivement, pour le reste de ma vie ». Homme de gauche, Henri Mandel — le père — se rapproche, après les procès de Moscou, des milieux trotskystes allemands réfugiés en Belgique. Ezra, quant à lui, va adhérer en 1938, à l’âge de 15 ans, au PSR (Parti Socialiste Révolutionnaire), section belge de la IVe Internationale. Sans se laisser décourager par la guerre et l’occupation nazie de la Belgique, il s’engage dans la résistance ; arrêté une première fois en janvier 1943, il profite d’un moment d’inattention de ses geôliers pour s’échapper. Contributeur régulier du journal clandestin en langue allemande Das Freie Wort (La Parole Libre), qui s’adresse aux soldats allemands, voici ce qu’il écrivit en septembre 1943 : « Les assassins criminels nazis sont en train d’exterminer des centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants innocents et abandonnés, considérant ces Polonais, Russes et Juifs nus comme “sous-hommes” (…) L’humanité civilisée ne peut pas tolérer ceci ! Chacun de vous, soldats allemands, est complice s’il ne proteste pas contre ces crimes et préfère rester silencieux. Aucun de vous ne peut se cacher derrière des arguments comme “obéissance aux ordres” ou “devoir de soldat”. (…)
Votre devoir c’est d’arrêter la bestialité nazie : des chiens enragés doivent être enchaînés ! ». Emprisonné une deuxième fois en mars 1944, déporté en Allemagne, transporté d’un camp à l’autre, il s’échappe encore une fois, en juillet 1944, mais finira pas être rattrapé peu après et ne sera libéré qu’en mars 1945 par l’armée américaine. L’optimisme invétéré de Mandel — parfois accompagné d’un certain aveuglement — se traduit, selon un témoignage postérieur, par son attitude au moment de la déportation : « J’étais heureux d’être déporté en Allemagne, parce que je serais au centre de la révolution allemande » ! Cette foi obstinée dans la révolution allemande — héritée du marxisme classique — ne l’a pas quitté, jusqu’en 1990…
En 1944-46 Ernest Mandel était convaincu de l’imminence de la révolution européenne : le capitalisme avait atteint sa dernière phase, celle de l’agonie mortelle, comme Trotsky l’avait si bien expliqué en 1938. Ce n’est que peu à peu qu’il va accepter, à contrecœur, la réalité du reflux de la vague révolutionnaire.
Suivant l’orientation d’entrisme sui generis adoptée par la IVe Internationale, il va adhérer au Parti Socialiste Belge en 1951, en gardant secrète son identité de dirigeant trotskyste (ses brillants articles dans la presse de l’Internationale étaient signés du pseudonyme « E. Germain »). En 1956, il va fonder l’hebdomadaire La Gauche, avec le soutien du syndicaliste André Renard et du vieux dirigeant socialiste Camille Huysmans ; parmi les collaborateurs on trouve les plumes de Pierre Naville, Maurice Nadeau, Ralph Miliband, Lelio Basso et Ignazio Silone. Le périodique aura une réelle influence sur la gauche socialiste et syndicale en Belgique, en imposant le débat sur les « réformes structurelles » anticapitalistes. La grève générale belge de l’hiver 1960-61 — considérée par Cornelius Castoriadis comme « l’événement le plus important du mouvement ouvrier après la guerre » — est analysée par E. Mandel comme le précurseur d’une future radicalisation des luttes en Europe. L’interdiction de La Gauche par le Parti Socialiste en 1964 l’oblige à le quitter et à créer l’Union de la Gauche Socialiste, qui aura peu de succès.
Parallèlement à son activité belge, « E. Germain » s’investit dans le travail théorique — son premier livre important, le Traité d’Économie Marxiste (1962), est une tentative, rare à cette époque, d’intégrer la théorie économique avec l’histoire. Il est actif dans les batailles internes de la IVe Internationale, en soutenant — avec une certaine distance critique — les thèses de Michel Pablo : face à la « guerre qui vient », il faut s’investir (« l’entrisme ») dans les partis ouvriers de masse, communistes ou socialistes selon les pays. La tentative d’imposer à la section française, de façon autoritaire, l’entrée dans les rangs du Parti Communiste Français — ce champion du stalinisme à outrance — conduira à la scission en France, et par la suite dans l’ensemble de l’Internationale (1). Discret dans ses commentaires, Stutje, le biographe, ne peut pas cacher son étonnement : « Pourquoi un centralisme si excessif ? Pourquoi la coercition ? ». A son avis, « Germain » a préféré sacrifier sa propre opinion pour garder l’unité avec Pablo. Il faudra attendre 1963 pour que, suite à une rencontre amicale entre Mandel et James P. Cannon, le vieux dirigeant du SWP américain, l’unité de l’Internationale soit refaite (en partie, du moins). Lors du Congrès de réunification (en 1963) « Germain » présentera une thèse sur les trois secteurs de la révolution mondiale — la révolution prolétarienne des pays capitalistes avancés, la révolution coloniale, la révolution politique dans les pays de l’Est – qui rompt avec le tiers-mondisme de Pablo, installé à Alger depuis 1962 (2).
Cela ne veut pas dire que Mandel ne s’intéresse pas au Tiers-Monde et en particulier à l’Amérique Latine. En 1964 il est invité à Cuba, où il rencontre Che Guevara et rédige, en solidarité avec lui, une réponse aux thèses de Charles Bettelheim, en défense de la planification centrale contre les « mécanismes du marché » et la prédominance de la loi de la valeur. Une deuxième rencontre avec Guevara, à la demande de celui-ci, lors de son passage à Alger en 1965, n’a pas pu avoir lieu. Lorsque Mandel visitera Cuba à nouveau en 1967, le Che était déjà parti pour la Bolivie. A l’annonce de sa mort Mandel rend hommage à « un grand ami, un camarade exemplaire, un militant héroïque ».
En Mai 1968, Mandel est à Paris et participe, la nuit du 10 mai, à la construction des barricades de la rue Gay Lussac, au cœur du Quartier Latin, avec sa compagne Gisela Scholtz (une jeune militante du SDS allemand, qu’il avait épousée en 1966), avec les camarades français de la JCR (Alain Krivine, Daniel Bensaïd, Henri Weber, Pierre Rousset, Janette Habel) ainsi qu’un visiteur latino-americain de passage : Roberto Santucho, principal dirigeant du PRT (Parti révolutionnaire des travailleurs), section argentine de la IVe Internationale.
Peu après, en 1969, le neuvième congrès de la Quatrième Internationale décide, par une résolution majoritaire soutenue par E. Mandel, d’adopter en Amérique Latine une stratégie de lutte armée. Stutje se demande si, encore une fois, E. Mandel n’a pas sacrifié son opinion personnelle au profit de l’unité, cette fois avec les jeunes Français de la Ligue communiste et les Latino-américains, favorables au nouveau cours. Ayant été présent à cet événement, je ne partage pas l’analyse du biographe ; il cite d’ailleurs une déclaration de Mandel — en réponse aux dénonciations d’universitaires allemands en 1972 — dont on peut difficilement mettre en question la sincérité : quand les droits démocratiques élémentaires ont été abrogés, le droit à l’auto-défense armée est indiscutable (3).
Au cours de ces années, Ernest Mandel va rédiger deux parmi ses travaux les plus importants : La formation de la pensée économique de Marx (1967) et Le troisième âge du capitalisme (1972). Ce dernier est peut-être son livre le plus influent, malgré l’absence, regrettée par plusieurs de ses amis, d’une vue synthétique, au-delà des brillants chapitres sur différents aspects du capitalisme contemporain. D’autres écrits importants sont de cette époque : le débat sur Trotsky avec Nicolas Krassó dans les pages de la New Left Review (4) — qui a beaucoup contribué à attirer ses rédacteurs vers le marxisme révolutionnaire — et « Les ondes longues du développement capitaliste, une interprétation marxiste » (5) à partir de prestigieuses conférences prononcées deux ans auparavant à l’Université de Cambridge. L’influence d’Ernest Mandel sur la jeunesse rebelle est à son plus haut point et il est interdit de séjour en cinq pays, dont la France, les USA et l’Allemagne. Le ministre de l’Intérieur allemand, le « libéral » Hans-Dietrich Genscher, explique ainsi l’interdiction : « Le professeur Mandel non seulement soutient la doctrine de la révolution permanente dans son enseignement, mais travaille activement pour celle-ci ». Karola et Ernst Bloch--- le célèbre philosophe marxiste allemand — amis très proches d’Ernest et Gisela, lui écrivent à ce moment : « Tu dois être vraiment un géant s’ils ont tellement peur de toi ! Tu est l’ennemi numéro un des classes dominantes ». Il faut dire que l’interdiction ne l’a pas empêché d’entrer en France clandestinement à plusieurs reprises, comme en 1971, quand il fera un discours mémorable devant 20 000 personnes, dans un meeting de la IVe Internationale au cimetière du Père Lachaise, en honneur au centenaire de la Commune de Paris.
La mort de son ami Rudi Dutschke en 1979, et surtout celle — dans des circonstances tragiques — de sa compagne Gisela en 1982, vont être des coups personnels durs. Stutje ne cache pas ses critiques à l’incapacité qu’avait Ernest Mandel de communiquer avec Gisela et de l’aider à affronter sa crise émotionnelle. Un an plus tard il épousera Anne Sprimont, de trente années plus jeune, dont la fermeté et l’indépendance d’esprit lui seront d’un grand secours.
À cette époque la plupart des dirigeants de la nouvelle génération de la IVe Internationale sont convaincus que le cycle ouvert par Mai 68 est terminé, notamment après les défaites de la gauche au Portugal et en Espagne, mais Mandel a du mal à accepter cette nouvelle réalité : lors du XIe Congrès Mondial (1979) il avait promis que le prochain congrès aurait lieu dans une Barcelone libérée…
Mandel a toujours voulu être historien — c’est Michel Pablo qui l’a convaincu de s’occuper d’économie politique — mais ce n’est qu’en 1986 qu’il publie enfin son premier ouvrage d’histoire : La signification de la Deuxième Guerre Mondiale (6). Il s’agit sans doute d’un ouvrage novateur et intelligent, mais je ne pense pas, contrairement à ce qu’affirme Stutje, qu’il prenne en compte la spécificité de la Solution Finale. Ce n’est qu’après avoir été critiqué sur ce point qu’il publiera en 1990 un important essai — qu’il va inclure dans l’édition allemande de son livre — sur les « Prémisses matérielles, sociales et idéologiques du génocide nazi ».
Les réformes de Gorbatchev en URSS vont susciter chez lui de grands espoirs et l’attente d’une imminente « révolution politique » ; l’éventualité d’une restauration du capitalisme n’est pas prise en compte. Son enthousiasme sera encore plus grand lors des grandes manifestations de novembre 1989 à Berlin-Est qui conduiront à la chute du mur, auxquelles il a assisté directement. Il croyait qu’il s’agissait du réveil de la révolution allemande, vaincue par l’assassinat de Rosa Luxemburg, et en tout cas du « plus grand mouvement en Europe depuis Mai 1968, sinon depuis la Révolution espagnole ». Il faudra déchanter après 1990, avec la réunification allemande et le rétablissement du capitalisme à l’Est…
Malgré le désenchantement, E. Mandel publiera encore quelques livres importants : Pouvoir et Argent (7), une analyse des origines sociales de la bureaucratie, et Trotsky comme alternative (8), qui reconnaissent tous les deux la légitimité des critiques de Rosa Luxemburg aux Bolcheviks (sur le chapitre de la démocratie) et les dérives « substitutionistes » de Trotsky au cours des « années obscures » de 1920-21.
Pendant ses dernières années, Mandel avait remplacé le dilemme classique « socialisme ou barbarie » par celui, apocalyptique, de « socialisme ou mort » ; le capitalisme nous conduit, insistait-t-il, à la destruction de l’humanité par la guerre nucléaire ou par la destruction écologique. Contrairement à Stutje, je ne pense pas qu’il s’agissait là d’un « messianisme enragé » mais plutôt d’une appréciation lucide des dangers…
Stutje observe, à juste titre, que Mandel avait tendance à séparer le corps de l’esprit et menait un train de vie extrêmement malsain : trop de nourriture, pas d’exercice. Après une attaque cardiaque en 1993, il a dû réduire ses activités ; il a néanmoins accepté — contre l’avis de ses amis — de participer à un débat à New York en novembre 1994 avec une secte « trotskyste », la Spartacist League, qui faisait son fonds de commerce des attaques contre la IVe Internationale, et il publiera une longue réponse argumentée à leurs diatribes. Stutje cite une lettre que j’avais envoyée à Ernest à ce moment : « Cette obscure secte américaine ne restera dans la mémoire du mouvement ouvrier qu’à cause de ta polémique ». Sa dernière apparition politique eut lieu lors du XIVe Congrès de l’Internationale (juin 1995). Peu après, en juillet, il décédait d’une nouvelle crise cardiaque. Ses obsèques, un acte militant suivi par un grand nombre de personnes venues du monde entier, eurent lieu en septembre au Père-Lachaise.
Dans sa conclusion, Stutje rend hommage aux exceptionnelles qualités intellectuelles et littéraires d’Ernest Mandel, et à sa confiance sans limites dans la créativité et la solidarité humaines. Il cite mes propres commentaires sur son « optimisme anthropologique », sa confiance dans la capacité des êtres humains à résister à l’injustice. Mais le biographe n’a pas pris en compte, il me semble, ma remarque suivante : l’optimisme de la volonté n’était pas toujours compensé, chez lui, par le pessimisme de la raison… (9)
En tout cas, on peut conclure avec l’auteur de ce bel ouvrage que Mandel restera un exemple pour les générations futures, par son refus obstiné du fatalisme et de la résignation. ■
Michael Löwy
Notes
* On ne peut qu’espérer qu’une traduction française paraisse bientôt.
1. On lira avec profit, sur cet épisode, l’ouvrage de Michel Lequenne, Le trotskysme, une histoire sans fard, Paris, Ed. Syllepse, 2005.
2. Il avait fait deux années de prison à Amsterdam, accusé d’avoir tenté de fabriquer des faux billets pour soutenir le FLN !
3. Il est vrai aussi qu’il a pris, dès 1974, ses distances envers les illusions de cette stratégie. Je me souviens d’une discussion informelle avec lui, à l’occasion du dixième congrès Mondial, où je défendais avec fougue l’orientation « politico-militaire » de nos camarades de la « Fraction Rouge du PRT » - exclus par Santucho pour trotskysme – tandis qu’Ernest les considérait voués à l’échec. Bien entendu, c’est lui qui avait raison…
4. Publié en français dans les Temps Modernes en 1969.
5. Long Waves of Capitalist Development, A Marxist interpretation, publié en anglais en 1980 puis dans une édition élargie en 1995 (London, Verso), ce livre n’a pas (encore ?) été publié en français.
6. Malheureusement il n’existe pas de traduction française de ce livre, qui a été écrit en anglais et traduit en espagnol, portugais et allemand. Dans la version allemande de 1991, E. Mandel a ajouté une longue postface dans laquelle il intervient sur la question de l’unicité (Einmaligkeit) du génocide nazi des Juif est des Tsiganes.
7. Power and Money, A Marxist Theory of Bureaucracy (Verso, London 1991), traduit en russe (Ekonomicheskaya Demokratiya, 1992), espagnol (Siglo XXI, 1994) et allemand (Neuer ISP Verlag, 2000), mais pas encore en français.
8. Trotzki als Alternative, Berlin 1992. Publié en allemand, ce livre a été écrit à la demande de Dietz Verlag de Berlin (ancienne maison d’éditions du parti-État de la RDA) et E. Mandel était très fier de cette possibilité de pouvoir présenter la pensée et l’action de Trotsky aux adhérents du PDS allemand. Il s’agit d’une version rémaniée et élargie de sont livre sur la pensée politique de Trotsky publiée en 1979 en anglais (Verso) et en 1980 en français (Maspéro, réédition La Découverte, Paris 2003).
9. Cf. M. Löwy, « L’humanisme révolutionnaire d’Ernest Mandel », dans Le marxisme d’Ernest Mandel , sous la direction de Gilbert Achcar, PUF, Paris 1999, pp. 44-46.