Vers 23 heures, le suspense est remonté d’un coup. Devant le Cirque d’hiver où La France insoumise organise sa soirée du 1er tour, Manuel Bompard, le directeur de campagne, se grille une cigarette en faisant les comptes : « Il manque 1,6 million de voix sur 48 millions d’inscrits, ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’est pas sûr à 100 % que c’est impossible » d’être au second tour, annonce-t-il.
Dans la salle de presse, logée dans les anciennes écuries du Cirque d’hiver, les journalistes ont déjà mis le point final à leurs papiers, le traiteur remballe, les lumières commencent à s’éteindre. Jean-Luc Mélenchon lui-même a tourné les talons. Mais l’effervescence a repris, comme si une nouvelle soirée électorale commençait, et les caméras sont revenues, au cas où.
À la télévision, les estimations de l’institut de sondages Ipsos ont été mises à la poubelle. Les bureaux de vote tests ont été « pulvérisés », affirme Manuel Bompard, qui souligne que le dépouillement n’est terminé ni à Toulouse, ni à Montpellier, ni à Paris, ni à Grenoble. Et qu’à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), à cause des longues files d’attente, les gens ont fini de voter à 21 h 30. Alors, l’impossible n’est plus impossible.
L’écart entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon s’est resserré à moins d’un point, les courbes pourraient se croiser. Devant le Cirque d’hiver, des centaines de militants continuent de « tenir la tranchée », selon le vocable mélenchonien, en chantant « On est là ! », sur l’air des « gilets jaunes ». « C’est dingue parce qu’en 2017, on savait qu’on ne serait pas au second tour, mais on a fait comme si jusqu’à tard dans la soirée, et aujourd’hui, on a reconnu très tôt notre défaite, et ça se resserre à la dernière minute », confie, regonflé d’espoir, un proche de Jean-Luc Mélenchon.
Vers 0 h 30, il faut pourtant se rendre à l’évidence. La défaite se confirme - même si les Insoumis se posent la question d’un recours. Mais la soirée a quand même des airs de victoire, malgré tout.
Un air de victoire et des adieux
Non seulement Jean-Luc Mélenchon a raté d’un cheveu la marche du second tour de l’élection présidentielle, mais il peut, avec près de 22 % des suffrages, s’enorgueillir d’avoir réalisé le plus gros score pour une gauche « de rupture » de la Ve République. Et revendiquer un net leadership sur le reste de la gauche. Comme au plus beau temps du « socialisme historique » des années 1970 qui l’ont vu naître à la politique.
Ce dimanche 10 avril, Mélenchon est ainsi arrivé très loin devant l’écologiste Yannick Jadot, alors sous le seuil des 5 % (ce qui jette le doute sur la survie financière du parti écologiste), mais aussi devant le communiste Fabien Roussel (moins de 3 %). Et bien sûr devant Anne Hidalgo, la candidate du Parti socialiste qui, autour de 2 %, se retrouve confrontée à un effondrement à la fois historique et irréversible.
Vers 20 h 45, Jean-Luc Mélenchon est apparu sur la scène du Cirque d’hiver en veste claire, pour un discours sans fausse note. Volontaire, ému, et dénué de l’amertume dont il avait fait preuve lors de sa défaite de 2017, il s’est montré apaisé, et surtout pugnace, au moment de tirer sa révérence.
Sans donner de consigne de vote pour le second tour, ou alors la même qu’en 2017 mais répétée quatre fois (« Pas une seule voix pour Marine Le Pen ») en évoquant la consultation interne de ses parrains citoyens, il s’est fait plutôt optimiste pour la suite. « Oui, c’est une déception, mais en même temps, comment se cacher le travail accompli ? », a-t-il souligné, presque souriant, ajoutant que si la déception était « violente », le « pôle populaire » qu’il a forgé, à la force du poignet durant cette campagne et les précédentes, devait avant tout regarder vers l’avenir.
Entouré de sa jeune garde, la députée Mathilde Panot, mais aussi Aurélie Trouvé, la présidente du parlement populaire, et les eurodéputés Manuel Bompard (son directeur de campagne) et le Réunionnais Younous Omarjee, il a lancé : « Une nouvelle page du combat s’ouvre. La lutte continue. Nous disons à ceux qui n’ont pas voulu l’entendre : ici est la force ! » Comme une manière de dire que si la bataille est perdue, la guerre ne l’est pas. Puis, devant une salle scandant « U-nion po-pu-laire ! » et « On a gagné, Jean-Luc ! », le candidat a conclu en passant le flambeau à la jeune génération : « On n’y est pas encore arrivés ? Ce n’est pas loin ! Faites mieux ! »
« Ça se reconstruira autour de nous »
Quelques minutes plus tôt, chez les élus, militants et sympathisants insoumis présents au Cirque d’hiver, l’heure n’était pourtant pas à la fête. « Je pense aux jeunes qui sont allés voter pour la première fois : c’est dur », soulignait ainsi David Guiraud, estimant qu’il était possible que Marine Le Pen l’emporte dans deux semaines et qu’il pourrait se persuader de faire, une nouvelle fois, barrage. « Roussel et Jadot portent une responsabilité énorme, estimait quant à lui le journaliste militant Taha Bouhafs. Qu’ils ne viennent plus nous faire la leçon sur l’urgence écologique et sociale ! »
La salle a d’ailleurs copieusement hué le candidat du PCF, ancien allié de 2012 et 2017 parti cette fois seul au front, au moment de son apparition sur les écrans. « Il s’en est manqué de peu pour qu’on arrive au second tour, et la candidature de Roussel y est directement pour quelque chose », glissait-on aussi dans l’entourage de Mélenchon, qui voit leur candidat échouer à quelques dixièmes de points près.
Il semble loin le temps où Ian Brossat, devenu directeur de campagne de Fabien Roussel, affirmait que la candidature communiste « ne changera[it] de toute façon pas grand-chose au résultat ». « Jadot et Roussel devront se regarder dans une glace demain. Moi, je le pourrai », abonde Manuel Bompard.
Autre déception : le score d’Emmanuel Macron. Même si les députés insoumis sortants affichent une grande confiance dans les élections législatives, promettant d’élargir le groupe actuel (17 députés), le prochain scrutin s’annonce plein de suspense avec un parti présidentiel finalement encore en forme.
En attendant, la déception a fait couler les larmes sur de nombreuses joues. Même si « on est fiers d’être arrivés jusque-là. Qui aurait pu prédire l’an dernier qu’on remonterait à plus de 20 % ? », soulignait Manuel Bompard en début de soirée, reconnaissant s’être « trompé sur une seule chose » : le niveau du « ticket d’entrée » au second tour, évalué jusque-là aux alentours de 17 %.
Quoi qu’il en soit, ce premier tour ne sera pas sans conséquences sur la suite. « Ce qui me rassure, abonde Arié Alimi, avocat de Jean-Luc Mélenchon, c’est que la prochaine force de gauche sera bien à gauche. » « On n’est plus une force d’extrême gauche ou marginale, nous sommes devenus le centre. On a fait tout ce qu’on pouvait, on n’a pas de regret », ajoute une proche de Mélenchon.
« C’est la gauche radicale qui est devant, et Jean-Luc Mélenchon a joué un rôle majeur dans cette nouvelle donne. Ça se reconstruira autour de nous, et pas ailleurs », pronostique Thomas Portes, candidat insoumis aux législatives en Seine–Saint-Denis. L’heure est à la refondation à gauche. Reste à savoir si La France insoumise saura la mener à la victoire électorale. Et ainsi « faire mieux » que Jean-Luc Mélenchon, qui aura, lui, permis que sa succession puisse espérer gagner un jour.
Pauline Graulle