Au cours de cette campagne, Marine Le Pen n’a eu de cesse de se présenter comme la candidate « du pouvoir d’achat » et du « social » face à un Emmanuel Macron enfermé dans sa logique néolibérale. Mais le travailleur français modeste peut-il faire confiance à la présidente du Rassemblement national (RN) pour améliorer son niveau de vie, défendre le service public et lui offrir des perspectives ?
La réponse à cette question ne dépend pas des mesures « sociales » ponctuelles qui sont présentes dans le programme et qui ont surtout une fonction politique, comme la baisse de la TVA sur les hydrocarbures, mais bien plutôt des choix portant sur les circuits de redistribution et de production.
C’est donc l’économie politique d’un tel régime qu’il faut tenter de dessiner. Notons que l’exercice est rendu assez complexe par le flou du programme présenté, qui dissimule souvent soigneusement les choix essentiels qu’il sous-entend.
L’illusion du « ruissellement national »
Il est, à cet égard, utile de rappeler que Marine Le Pen est une candidate qui, bien évidemment, entend ne pas rompre avec le capitalisme, mais au contraire renforcer un capitalisme national, ce qu’elle appelle le « patriotisme économique ». Le levier d’action de l’État sera ainsi « de créer un environnement favorable au développement des entreprises », comme il est écrit dans le « Manifeste » de la candidate.
Comment fonctionnerait ce « capitalisme national » et où se situeraient les leviers de redistribution ? La candidate du RN et son programme peinent en réalité à en donner une image claire. Certes, on peut deviner dans certains domaines un volontarisme de l’État mais, hormis beaucoup de petites mesures, on ne trouve rien de très concret derrière l’expression « État stratège ».
Les investissements publics sont soumis à la rentabilité préalable d’un énigmatique « Fonds souverain français » (FSF) chargé de récolter l’épargne des Français avec un espoir de rendement élevé. Preuve, au demeurant, que Marine Le Pen et le RN ne croient pas au keynésianisme dont ils se réclament parfois puisque, chez Keynes, précisément, l’épargne n’est pas préalable à l’investissement, mais, au contraire, l’investissement crée la possibilité de l’épargne. Le RN s’inscrit donc dans une politique de l’offre inspirée par la vieille doctrine monétaire néoclassique.
Dans un tel cadre, il faut non seulement exclure l’idée d’une réindustrialisation volontariste et pilotée par l’État, mais il faut aussi reconnaître que la redistribution ne peut être que conditionnelle et très réduite. Car l’obsession de la dette publique que Marine Le Pen a héritée de son père est alors plus qu’une simple relique, elle est cohérente avec cette vision conservatrice du circuit économique : la dette ne peut pas créer de richesse sans épargne préalable, l’économie de production n’est pas monétaire, il faut donc réduire les dépenses publiques.
On comprend alors que l’action de l’État est très largement limitée au soutien des entreprises « qui créent de la richesse ». Certes, il existe quelques promesses de revalorisation de certaines professions de fonctionnaires, celles qui sont dans l’actualité (soignants, enseignants), mais Marine Le Pen se garde bien d’annoncer une revalorisation concrète du point d’indice permettant de compenser et de gagner du pouvoir d’achat.
Globalement, la question du pouvoir d’achat se limite pour elle à des baisses d’impôts indirects, preuve d’une vision caricaturale, fausse et conservatrice de ce problème : ce serait l’État qui ferait obstacle à la hausse du niveau de vie par les taxes et impôts. C’est une très vieille idée, qui fait fi de l’aspect redistributif, justement, de l’action de l’État et qui a été au cœur de l’offensive libertarienne des années 1980-2000 contre les impôts progressifs, au profit des impôts proportionnels (les « flat tax »). Rien d’étonnant à ce que l’ami de Marine Le Pen, Viktor Orbán, ait introduit une telle taxe en Hongrie après son arrivée au pouvoir.
Mais dans le contexte actuel, une telle vision passe à côté évidemment de la question centrale de l’inflation, qui est la principale question sociale du moment, et plus précisément de la répartition de l’effet de l’inflation importée entre capital et travail. Ce point est entièrement absent du programme de Marine Le Pen. La candidate du RN refuse toujours toute revalorisation du Smic et n’évoque jamais une quelconque forme d’indexation des salaires. Son a priori anti-syndical laisse peu de doutes sur la position d’un État qu’elle dirigerait face aux luttes sociales questionnant cette répartition. Au reste, elle n’évoque nullement la remise en cause des mesures de libéralisation du marché de l’emploi adoptées sous les gouvernements Valls et Philippe. Tout cela est cohérent puisque l’État prétend soutenir le développement des entreprises dans le programme RN, qui a ôté la défense du droit du travail de son texte.
Que reste-t-il alors ? Le ruissellement, bien sûr. Mais aussi l’appauvrissement de l’État. À la lecture du programme de Marine Le Pen, on constate que les mesures les plus concrètes et les plus complètes concernent les baisses d’impôts sur les ménages, mais aussi et surtout sur les entreprises. L’argument est le même que celui défendu par le Medef, La République en marche et Les Républicains : les impôts de production seraient une entrave à la relocalisation industrielle.
Le programme du RN prévoit une baisse de 10 milliards d’euros sur ces impôts de production, soit un allègement supérieur à celui du programme Macron (7,5 milliards d’euros). Le problème reste que ce lien entre impôts de production et relocalisation industrielle n’est pas prouvé, pour autant qu’il existe. Il ne repose en effet sur aucune étude empirique. Au reste, la baisse relative des coûts de production depuis 15 ans n’a pas conduit à une réindustrialisation. C’est une simple croyance dans la politique de l’offre. La preuve que la base de la vision économique du RN est bien le ruissellement.
Certes, on peut trouver quelques mesures « coercitives », notamment la conditionnalité des subventions « à la création d’emplois » dans les territoires. Mais combien d’emplois ? Pour combien de temps ? Avec quels moyens de surveillance ? Et quelle sera l’articulation avec le rôle central que le programme du RN donne aux entreprises ? Une telle mesure est ambiguë : si l’on accepte le chantage à l’emploi des entreprises, il est difficile de leur imposer des contraintes fortes. La seule solution alors est de placer des contraintes faibles ou illusoires au service d’une communication politique. La mesure annoncée est suffisamment vague pour laisser cette option ouverte.
Des salariés derniers servis et premiers soumis
Dans de telles conditions, la politique sociale d’un gouvernement RN ne pourrait être que minimale. La priorité sera donnée à l’accumulation du capital dans le cadre national et les intérêts des travailleurs passeront ensuite. Évidemment, la fable qu’avancera Marine Le Pen sera de faire croire que cette accumulation profitera au travail, parce qu’elle entend taxer la fortune financière et qu’elle propose une augmentation des salaires de 10 % dans le cadre d’accords d’entreprise.
Mais tout cela ne tient guère la route. Le programme du RN refuse tout contrôle des capitaux, et il sera donc toujours loisible aux détenteurs de capitaux français d’arbitrer dans l’Union européenne entre les régimes d’imposition. De fait, aucun détail n’est donné sur l’impôt sur la fortune financière (IFF) que Marine Le Pen entend fonder. Si cette taxe est bénigne comme l’était l’ancien ISF, elle ne sera pas une incitation à réinvestir. Bien au contraire, puisque l’impôt sur la fortune immobilière sera supprimé, l’accumulation ira en priorité vers la rente immobilière, bien davantage que vers les créations d’emplois.
L’augmentation des salaires de 10 %, présentée comme une mesure de « pouvoir d’achat », est en réalité une mesure de renforcement du pouvoir de l’employeur avec l’appui public.
Quant aux salaires, l’augmentation de 10 % proposée par Marine Le Pen ne sera pas automatique. Elle demeurera soumise au bon vouloir des actionnaires et des dirigeants. Ce sera donc une façon de faire du chantage en interne : obtenir des concessions des salariés contre l’acceptation de la hausse des salaires. C’est donc une forme de disciplinarisation de la force de travail subventionnée par les pouvoirs publics, puisque ce ne sera pas l’entreprise mais la Sécurité sociale qui financera, par des baisses de cotisations de 5 milliards d’euros, la hausse des salaires.
Cette mesure présentée comme une mesure de « pouvoir d’achat » est donc en réalité une mesure de renforcement du pouvoir de l’employeur avec l’appui public. Si les salariés acceptent les conditions de l’entreprise, ils seront récompensés par l’État. Dès lors, l’illusion de cette hausse de salaire disparaîtra rapidement par deux canaux : d’un côté, une dégradation claire des conditions de travail (et on doit bien admettre que ce qui est dans le viseur de cette mesure, ce sont les 35 heures, qui, à la différence de 2017, ne sont plus garanties par le programme du RN), avec une baisse de la rémunération horaire, et, de l’autre côté, une nouvelle dégradation des comptes de la Sécurité sociale, qui, étant donné la vision de la dette que l’on a développée ci-dessus, conduira à une dégradation des services publics et des prestations sociales.
Cette mesure est très clairement inscrite dans une tradition économique d’extrême droite qui prétend abolir la lutte des classes par une forme d’unité nationale assurée par l’État, mais qui, in fine, conduit à un renforcement de l’exploitation du travail et de l’accumulation du capital. Les hausses de salaire promises ne sont que des illusions qui, d’ailleurs, s’inscrivent aussi dans la pratique développée par Emmanuel Macron de ses « primes défiscalisées » et des baisses de cotisations au profit du « pouvoir d’achat ». En réalité, il s’agit d’une attaque contre l’État social d’une rare violence.
Le programme du RN n’est nulle part très clair sur les conditions et les conséquences. On comprend pourquoi : il entend s’afficher comme « présentable » en se mesurant à l’aune du néolibéralisme et en insistant sur des éléments de pouvoir d’achat direct. Mais la réalité serait un creusement des inégalités, une nouvelle destruction des services publics et de l’assurance sociale, ainsi qu’une soumission des travailleurs à la logique du capital.
L’exemple peu convaincant de la Hongrie
En veut-on une confirmation concrète ? Dans la Hongrie de Viktor Orbán, ami et parfois modèle de Marine Le Pen, le « patriotisme économique » a pris des formes très visibles, comme la taxation de certaines entreprises étrangères qui ne pouvaient pas délocaliser (banques et commerces de détail principalement) dans les années 2010 ou le maintien de la subvention des prix de l’énergie. Mais la réalité a été la mise en place d’un régime très favorable au capital, y compris étranger, avec des baisses d’impôts massives.
Autant dire que la Hongrie, pays où le coût du travail est quatre fois inférieur à celui de la France, et qui est intégré dans la chaîne de valeur de l’industrie allemande, n’a pas suivi la vision défendue par le RN de « protéger notre économie de la concurrence déloyale et [de] revoir les traités de libre-échange ». En réalité, la Hongrie n’a cessé de jouer la carte de cette concurrence que dénonce Marine Le Pen, mais dont elle n’entend pas vraiment remettre en cause le fondement.
En revanche, comme dans d’autres pays, par exemple la Turquie, le capitalisme national s’est réorganisé autour des proches du pouvoir. La réalité de ce type de capitalisme, c’est le développement d’un « capitalisme de connivence » qui, il faut le reconnaître, est aussi à l’œuvre dans la dynamique néolibérale, notamment en France.
Et pour les plus pauvres ? Budapest met en avant ses mesures sur le prix de l’énergie et la baisse du taux de chômage, qui est passé de 12 % en 2010 (en pleine crise, cependant) à 3,8 % aujourd’hui. Mais la « protection » revendiquée par Marine Le Pen semble illusoire si l’on voit le cas hongrois. La priorité donnée à l’accumulation du capital national a conduit le régime Orbán à un bilan social terne.
Le salaire minimum hongrois a certes augmenté, mais beaucoup moins vite que dans les pays voisins. En 2010, il représentait 92 % du salaire minimum polonais, il n’en représente plus que 80 % aujourd’hui. D’ailleurs, en PIB par habitant, la Hongrie a ralenti par comparaison avec ses voisins tchèques, slovaques et surtout polonais.
Enfin, selon les données du World Inequality Databank (WID), les inégalités de revenu en Hongrie ont continué à se creuser sous les gouvernements Orbán, se situant certes au-dessous des niveaux de la terrible crise de 2008-2010, mais bien au-dessus de la période précédente.
Et pour cause : Viktor Orbán a coupé dans le vif de ce qui restait de l’État-providence, comme l’a souligné une étude de 2017 de la fondation allemande Friedrich Ebert Stiftung. Au nom d’une « société basée sur le travail » qui n’est pas sans rappeler le discours du RN (et de LREM), le dirigeant hongrois a pris des mesures d’austérité sociale ciblant les plus pauvres et les chômeurs. La durée d’indemnisation du chômage en Hongrie est ainsi de trois mois. À l’inverse, les allocations familiales ont été recalibrées vers les classes moyennes.
On est donc loin d’une vision « sociale » de l’économie. Bien au contraire : on voit que la priorité est donnée à l’ordre social et à la soumission à cet ordre de la masse des travailleurs. C’est cette soumission, plus que la prospérité, qui, ensuite, assure les succès électoraux de ces régimes. Ce que l’on a appelé un peu rapidement le « fordisme de droite » ne semble même pas une alternative clémente aux politiques néolibérales.
La discrimination comme politique économique
Mais le programme de Marine Le Pen est beaucoup plus qu’un programme « fordiste de droite ». Il contient un élément clé qui l’en distingue : celui de la « priorité nationale », qui exclurait directement une partie de la population et des ménages résidant sur le territoire de droits économiques et sociaux.
Il faut bien saisir cette idée : il ne s’agit pas de ne pas donner certains droits à certaines personnes, il s’agit de les en priver. Autrement dit, il s’agit de réduire les revenus de millions d’individus. Si le gouvernement hongrois est xénophobe et antimigrants, il n’a pas, à son arrivée, privé une part notable de la population de droits économiques et sociaux.
Ce serait un point de rupture avec toutes les politiques menées jusqu’ici. Et cela change tout, parce que le modèle économique serait alors fondé sur la discrimination, l’exclusion et l’appauvrissement d’une partie notable de la population.
Ce terme « notable » doit aussi être souligné. Il ne s’agit pas de s’en prendre à une petite minorité « bouc émissaire », mais à une part immense de la population. Les définitions maniées par le programme du RN sont particulièrement floues. Celles de l’Insee distinguent deux grands groupes qui se chevauchent. Mais elles indiquent qu’une part importante de la population serait dans le viseur du RN.
Les « immigrés » sont des personnes nées à l’étranger sans avoir la nationalité française et dont une partie a pu être naturalisée. Ils sont, selon l’Insee, 7 millions en France, soit 10,3 % de la population. 36 % d’entre eux ont été naturalisés, tandis que 800 000 personnes sont des étrangers nés en France. Au total, le nombre de personnes « étrangères », autrement dit de nationalité autre que la nationalité française, s’élève officiellement à 5,2 millions de personnes, soit 7,7 % de la population du pays.
Le projet du RN consiste donc à cibler, au mieux, près d’un habitant sur treize de la France dans l’espoir de rendre ce pays plus prospère. Une telle proportion rend économiquement ce projet absurde. En France, la consommation des ménages représente directement 51,3 % du PIB et, comme la part de l’industrie est très faible (moins de 10 % du PIB), l’essentiel des investissements des entreprises est directement ou indirectement lié aux activités de consommation.
On comprend que toute mesure d’appauvrissement d’une partie des ménages résidents se traduira par une chute directe du niveau général d’activité. Cette baisse conduira à des licenciements ou à des pertes de revenu des travailleurs français non directement concernés par les mesures du RN. Dans une économie basée sur la consommation de masse et l’ajustement par le marché, toute mesure discriminatoire conduit à une baisse globale du revenu. Cette baisse, comme on l’a vu, ne sera pas portée par le capital puisque ce n’est pas le projet du RN (et qu’en régime capitaliste, c’est peu probable) : elle le sera donc par le travail. Les revenus des Français ne seront ainsi pas sauvés par l’appauvrissement des étrangers.
Le danger de la « priorité nationale » en matière de logement et d’aides sociales
Mais de quoi parle-t-on exactement ? La première des « 22 propositions » de Marine Le Pen évoque ce fameux « référendum » sur l’immigration qui lance un défi à la Constitution et à l’État de droit. Parmi les propositions très diverses de ce référendum, on en trouve deux d’ordre économique et social : « assurer la priorité nationale d’accès au logement social et à l’emploi » et « réserver les aides sociales aux Français, et conditionner à cinq années de travail en France l’accès aux prestations de solidarité ».
Ces deux propositions sont, en réalité, extrêmement floues. Dans le courant du « Manifeste », il est indiqué que leur but est de rendre la France « moins attractive » pour l’immigration, mais ce rôle est rempli par des mesures de retrait concret de droits pour des personnes résidant en France. On peut les reprendre une par une.
La première est la priorité d’accès au logement social. En réalité, il s’agit moins d’une priorité que d’une expulsion pure et simple. Dans son livret sur la famille, le RN explique : « La mise en place de la priorité nationale pour les foyers dont au moins l’un des parents est français permettra de remettre rapidement sur le marché les 620 000 logements sociaux occupés par des étrangers, selon les chiffres de l’Insee pour 2017. » Autrement dit, le programme est très clair : il s’agit d’expulser plus de 600 000 familles, soit sans doute plus d’un million de personnes.
Très concrètement, ces gens se retrouveraient à la rue, incapable d’avoir accès au marché du logement privé, souvent hors de portée et déjà frappé par la discrimination (c’est d’ailleurs la raison principale de la surreprésentation des étrangers dans le logement social). Outre la perte de dignité et le drame humain que cela représente, cette mesure brutale conduirait beaucoup de familles à perdre leur travail et une part de leurs revenus. Sans doute le RN espère-t-il que ces gens « rentreront chez eux », mais ce serait sans doute pire pour l’économie française, si l’on raisonne (trop) froidement, car ce seraient des consommateurs en moins. Lorsque, comme Marine Le Pen, on prétend fustiger la décroissance, on ne plonge pas les gens dans la misère, car alors, c’est de la récession qu’on crée.
L’autre volet de cette « priorité nationale », ce sont les « aides sociales » désormais réservées aux Français. Le RN précise qu’il ne vise que les aides « non assurantielles », comme les allocations familiales. Mais c’est ici que se dresse le piège redoutable qu’ont tendu les néolibéraux de tout poil et que la candidate RN n’aura qu’à refermer : depuis des années, on baisse les cotisations payées par les salariés pour financer la Sécurité sociale et le chômage par l’impôt, principalement la CSG.
En 2018, Emmanuel Macron, au nom du « pouvoir d’achat », a même supprimé les cotisations santé et chômage. Dès lors, Marine Le Pen aura beau jeu de considérer, une fois les cotisations supprimées, que les aides sociales étant payées par l’impôt, leur attribution relève d’une décision de l’État. D’autant que, comme on l’a vu, elle veut encore accélérer le mouvement de baisse des cotisations.
En d’autres termes : l’ampleur des pertes pour les personnes étrangères pourrait être considérable et toucher également l’assurance-chômage. Puisque le programme lepéniste prétend soumettre le RSA et toutes les aides de solidarité à une durée de travail en France de cinq ans (aujourd’hui, il faut un titre de séjour depuis cinq ans) et que la « priorité nationale » à l’emploi serait appliquée, cela reviendrait effectivement à jeter une partie de la population étrangère dans la misère.
La « priorité nationale » à l’emploi : le désastre pour tous
Enfin, la « priorité nationale » serait aussi appliquée à l’emploi. Les modalités ne sont pas, dans ce domaine, précisées. Mais cette mesure aurait une immense portée. D’abord, si l’on fait le parallèle avec le logement social, cela supposerait la possibilité (ou l’obligation) de licenciements massifs d’étrangers. Cette mesure de discrimination reviendrait à créer deux marchés du travail parallèles. Potentiellement, 1,6 million d’individus seraient sous la menace de perdre leur emploi, ce qui correspond au nombre d’étrangers en situation d’emploi en France en 2018, selon l’Insee (soit 6,7 % du total).
Les conséquences seraient alors triples. Une partie de la population étrangère serait jetée dans la misère et cela réduirait le marché français d’autant. Remplacer un étranger par un Français au même poste et au même salaire ne conduirait pas à augmenter le revenu global du pays mais plutôt à l’abaisser. Les emplois disponibles pour les Français seraient moins nombreux. L’argument selon lequel les « étrangers » seraient un poids pour les finances publiques et que leur exclusion permettrait de compenser ces pertes est plus que douteux puisque, on l’a vu, les mesures de redistribution sont faibles dans le programme du RN et que l’évaluation du « coût budgétaire des étrangers »est incertaine.
D’ailleurs, si ce « coût » existe, c’est d’abord parce que la moitié des étrangers, selon l’Insee, se situent parmi les 30 % les plus pauvres : ils ne gagnent pas assez pour payer l’impôt sur le revenu et ne peuvent dépenser assez pour payer davantage de TVA. Si on veut abaisser ce supposé « coût », les appauvrir est contre-productif.
De plus, on ne prend ici en compte que l’impact sur le budget de l’État, mais un étranger présent sur le territoire français et occupant un emploi ne se contente pas de payer la TVA, il consomme des biens et services, et l’État ne pourra compenser cette consommation par le seul « gain » illusoire des économies sur le dos des étrangers.
La deuxième conséquence de cette « priorité nationale » à l’emploi serait, par ailleurs, également négative pour les travailleurs français. Un travailleur étranger en situation régulière et ayant un contrat de travail français ne peut pas faire de « dumping salarial » en France. Il doit être au minimum payé au Smic. Mais si ces travailleurs se retrouvent sans ressources et sans droits, ils n’auront pas d’autre choix que de recourir au travail informel non déclaré.
Et comme, dans une économie de services à faible croissance de la productivité comme la France, les profits dépendent de la pression sur le salaire, les employeurs y verront logiquement une aubaine. La règle de la préférence nationale sera alors allègrement contournée, les Français ne travailleront pas davantage et les étrangers seront plus pauvres (car ils devront se soumettre à ce dumping salarial). Tout le monde y perdra (sauf les détenteurs de capitaux, bien entendu).
L’inévitable répression de l’ensemble du monde du travail
Enfin, dernier point : la « priorité nationale » suppose une parfaite substitution du travail entre étrangers et Français. Au-delà du discours de comptoir sur « l’envie » supposée des personnes selon leur origine d’occuper tel ou tel emploi, il faut plutôt réfléchir en termes de compétences. Contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, les emplois à faible valeur ajoutée ne nécessitent pas moins de compétences particulières que les emplois dits « qualifiés ». L’expérience et la formation y comptent tout autant.
Si l’idée du RN était appliquée, plusieurs secteurs auraient rapidement besoin de beaucoup de travailleurs, au risque de ne pas pouvoir poursuivre leurs activités. Ce serait surtout le cas du BTP, où 15 % des emplois en 2018 étaient occupés par des étrangers, mais aussi de l’hôtellerie restauration (13,9 %) et des services à la personne (11,9 %). Mais tous les secteurs seraient touchés, car fonctionner, notamment dans les services, avec 5 à 10 % d’emplois en moins est impossible. Or, on ne s’improvise pas ouvrier du bâtiment, serveur de restaurant et aide-soignant, et ce n’est pas parce qu’on est chômeur qu’on a envie d’aller vers ces emplois.
La grande dislocation des chaînes de valeur pendant la crise sanitaire et après montre combien le système économique capitaliste est fragile lorsqu’un grain de sable vient perturber son fonctionnement « normal ». Contrairement au mythe qu’il véhicule, le capitalisme peine à s’adapter et le fait avec violence. Le RN conduirait donc à un double choc sur l’offre et la demande qui conduirait à une crise que ce parti n’est pas capable d’affronter, puisqu’il reste dans des visions économiques archaïques.
De plus, la crise sanitaire a également montré que les secteurs les plus touchés par le manque d’immigrés sont aussi ceux qui attirent le moins, pour cause de salaires médiocres et de conditions de travail dégradées. Le premier effet de la « priorité nationale » à l’emploi sera donc l’effondrement de pans entiers de l’économie, faute de travail.
Pour y remédier, le RN devra passer par des mesures coercitives sur l’emploi. Ce sont, certes, déjà des mesures prises par l’actuel gouvernement concernant l’assurance-chômage, mais cette fois les mesures seront nécessairement plus violentes au regard des besoins. Il faudra absolument « contraindre » les chômeurs à occuper des emplois à moindre coût puisque, rappelons-le, le RN place l’entreprise et le profit au centre de sa politique économique.
Cela supposera donc de fragiliser encore davantage la position des salariés et des chômeurs, et d’obliger ces derniers à occuper les emplois disponibles. On se souvient qu’en Hongrie, la durée d’indemnisation est tombée à trois mois. Ce sera clairement une militarisation de la force de travail dans laquelle sera poussée à son maximum la logique du salariat capitaliste : pour survivre, le travailleur ne doit pas choisir son emploi, il doit remplir la tâche utile au capital. L’intérêt du capital étant identifié à celui de la nation, on voit immédiatement vers quel type de régime on se dirigerait.
Dans ce cadre, c’est non seulement l’assurance-chômage, mais aussi d’autres pans de l’État providence qui seront remis en cause, notamment le RSA. Tout cela sera sans doute accompagné d’un discours nationaliste, mais on ne voit pas comment la situation des plus pauvres et de l’ensemble des travailleurs français sera alors améliorée.
C’est donc concrètement la répression qui s’abattrait sur les travailleurs français qui, par ailleurs, rappelons-le, n’auront aucune garantie d’avoir plus d’emplois puisque le marché intérieur français sera considérablement réduit par cette politique xénophobe.
Un programme réactionnaire et dangereux pour les travailleurs
La vision économique de Marine Le Pen apparaît donc pour ce qu’elle est : profondément anachronique. C’est une version néolibérale du malthusianisme. Pour elle, les travailleurs étrangers sont des « surnuméraires », des inutiles que l’on pourrait aisément remplacer sans que rien ne change et au plus grand profit de la majorité de la population.
C’était la vision de l’économiste anglais Malthus : la terre ne pouvant produire à l’infini, les pauvres qui se multiplient doivent se partager le même gâteau et, partant, appauvrissent l’ensemble de la société. Si, donc, on réduit la population, on enrichit ceux qui restent… Mais cette vision n’est plus d’actualité, car l’économie n’est plus principalement agricole.
Une économie avancée et postindustrielle comme celle de la France repose principalement sur la consommation de masse. Cela pose à n’en pas douter de nombreux problèmes et impose le choix d’une sobriété raisonnée dont le seul chemin est la modification du mode de production en profondeur. Le RN refuse évidemment d’en entendre parler, mais il refuse également de voir l’évolution du capitalisme qui repose sur la consommation de services, donc de travail peu productif. Dans ce cadre, appauvrir et exclure une partie de la population du système économique, c’est appauvrir tout le monde.
Les Britanniques l’ont bien compris et le nombre d’étrangers travaillant au Royaume-Uni a continué de progresser après le Brexit, malgré les discours xénophobes des conservateurs. Il est vrai qu’ils représentent 18 % de la force de travail outre-Manche. Le programme du RN est donc bien au-delà du Brexit ou des « démocraties illibérales » d’Europe centrale, c’est un programme réactionnaire ancré dans une vision théorique du début du XIXe siècle, favorable au capital et profondément raciste et xénophobe.
Au-delà même des risques de sécurité intérieure que pose ce programme anticonstitutionnel, ce qui ne serait pas non plus sans impact sur la situation économique et sociale, les travailleurs français n’ont rien à attendre de bien d’une telle absurdité économique. Leur bien-être ne saurait s’appuyer sur la misère de leurs camarades étrangers, bien au contraire.
Romaric Godin