Work (Jonas Komposch) : Vous faites partie de cette partie de la Russie qui s’oppose activement à la guerre. Qu’est-ce que cela vous fait quand l’ambassadeur ukrainien en Allemagne dit : « Tous les Russes sont désormais nos ennemis » ?
Kirill Buketov : Cela fait mal. Aujourd’hui, tous les Russes sentent que toute notre culture et tous les acquis de notre civilisation s’effondrent. Tout s’écroule. A cause de l’agression de Poutine ! C’est terrible de devor assister à cela. Mais je comprends parfaitement la colère des Ukrainiens. Et pourtant, nous ne pourrons arrêter cette guerre qu’ensemble.
Vous étiez au départ professeur d’histoire. Comment expliquez-vous cette guerre ?
C’est typiquement la réaction d’un empire colonial guerre qui tombe en morceaux. Tout empire répond par la violence lorsque ses colonies cherchent à se libérer. Prenez la guerre d’Algérie de la France. Ou la guerre de la Grande-Bretagne contre le mouvement d’indépendance indien - deux réponses violentes à la volonté d’autodétermination. Et malheureusement, les guerres impérialistes ont toujours commencé par bénéficier d’un soutien important parmi la population des empires coloniaux.
Vous vous attendiez donc à une guerre ?
Non, ce scénario me semblait tout simplement trop terrible. Presque personne ne l’a vu venir. Mais quelqu’un avait prédit la guerre dès 2014 : Boris Nemtsov, le dirigeant de l’opposition qui a été à la tête des manifestations pacifistes de 2014. En Russie à l’époque, des millions de personnes ont protesté contre l’annexion de la Crimée et l’intervention camouflée dans le Donbass. Les rues étaient pleines de drapeaux ukrainiens. Puis ils ont fait assassiner Nemtsov en pleine rue. Des empoisonnements d’opposants ont suivi, des organisations non gouvernementales ont été poursuivies en tant qu’« agents étrangers », des médias indépendants ont été harcelés, des critiques du système contraints à l’exil, des prisonniers politiques torturés. Dernièrement, l’Etat a même interdit l’organisation de défense des droits de l’homme de renommée mondiale Memorial. L’invasion de l’Ukraine a suivi deux semaines plus tard.
Ce que nous ne comprenons pas : Pourquoi la grande fédération syndicale russe FNPR soutient-elle l’attaque contre l’Ukraine ?
Parce que la fédération est partie intégrante du projet impérial de Poutine ! Toutes les manifestations de masse dont le Kremlin a besoin pour sa propagande sont organisées par la FNPR. Parfois, le parti au pouvoir « Russie unie », dont tous les dirigeants du FNPR sont aujourd’hui membres, apporte encore son aide. En 2012 Poutine a remercié pour ces services en se rendant au défilé syndical moscovite du 1er mai.
Mais les syndicats n’ont rien à gagner de la guerre !
Bien sûr que non, la population travailleuse russe en subit déjà les conséquences économiques. Et cela va encore s’aggraver.
La FNPR est donc corrompue ?
Oui, et ce depuis 2008. Alors les ouvriers des usines Ford près de Saint-Pétersbourg avaient fait grève. C’était le premier grand mouvement de grève pour des augmentations de salaire après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Et ce fut une réussite ! C’est la raison pour laquelle une période de répression s’est ouverte. L’État voulait remettre les syndicats sous son contrôle. Des attentats ont été perpétrés contre des dirigeants de grèves, les services secrets s’en sont pris à des syndicats, si bien que le chef de la FNPR, Michael Schmakov a passé un marché : les responsables du syndicat devaient désormais s’efforcer d’empêcher les grèves. En contrepartie, ils ont probablement obtenu un accès facilité aux lieux de travail pour recruter des membres. Mais ce n’est pas jute le fait que la FNPR est vendue. Schmakov et d’autres sont personnellement convaincus que la guerre contre l’Ukraine est juste.
Pourquoi en êtes-vous si sûr ?
Les déclarations de Schmakov sont de plus en plus fanatiques. Récemment, j’ai parlé avec un ami du DGB, il en était passablement choqué. Car il venait de téléphoner à Chmakov. Il voulait le convaincre que les syndicats ne pouvaient pas soutenir des guerres. Et que la FNPR devait au moins prendre position pour un cessez-le-feu. « Pas question ! » aurait alors crié Schmakov dans le combiné.
Et c’est pour ce même Schmakov que vous avez travaillé autrefois ?
Dans les syndicats russes, au début des années 1990, un processus de renouvellement s’est engagé. Nombreux étaient ceux qui voulaient remplacer les bureaucraties sclérosées de l’époque soviétique par des structures démocratiques. Le leader de ce mouvement de réforme était justement Michael Schmakow. Il avait vraiment une grande force de persuasion et était considéré, à l’Ouest aussi, comme le grand espoir. En 1993, il est devenu président de la FNPR. A l’époque, j’avais déjà participé à la création du réseau d’information syndical indépendant KAS-KOR. Nous avons ainsi réussi à contrecarrer la désinformation étatique contre les grandes grèves de mineurs. Cela a plu à Schmakov et il m’a fait venir en 1994 au journal de la fédération « Solidarnost ».
Aujourd’hui, ce journal fait de la propagande de guerre ...
A l’époque, c’était encore un journal progressiste ! Et pour la liberté d’expression, ce fut la meilleure époque qu’on ait connue. Avec notre orientation, j’ai fait passer le tirage de 1000 à 30 000 exemplaires en trois ans.
Vous avez donc dû partir de presque rien ?
Il n’y avait plus de tradition syndicale du tout ! Le stalinisme avait éliminé le mouvement syndical - physiquement. Lorsque, jeune maçon, j’ai participé au nouveau mouvement ouvrier à l’époque de la perestroïka (processus de « restructuration » à partir de 1986 sous Mikhaïl Gorbatchev, réd.), nous n’avons trouvé aucun ancien syndicaliste qui aurait pu nous transmettre son expérience. Il n’en était d’ailleurs pas de même dans les autres pays du bloc de l’Est. Une certaine tradition y avait survécu.
Déjà à l’époque, de nombreux salariés se méfiaient manifestement de la FNPR. Pourquoi ?
La FNPR était l’héritière des organisations soviétiques qui encadraient les travailleurs. Il ne s’agissait ni d’organisations représentatives ni d’organisations démocratiques, donc pas de véritables syndicats. C’étaient plutôt des appareils tournés vers la distribution de services sociaux et d’aides financières, pour empêcher leurs membres de mourir de faim. En même temps, ces organisations avaient une fonction de contrôle idéologique. Elles devaient empêcher toute initiative indépendante des travailleurs. La FNPR a entrepris de réformer ces structures, mais s’est heurté en maints endroits à la résistance des privilégiés qui y trouvaient leur compte. Certains travailleurs, en particulier parmi les marins, les mineurs et les ouvriers des transports, ne croyaient donc pas à cette entreprise de réforme. Ils souhaitaient certes le succès de Schmakov, mais préféraient fonder leurs propres syndicats.
Vous voulez parler des syndicats de la Confédération du travail de Russie (KTR), l’organisation qui s’oppose aujourd’hui courageusement à la guerre ?
Exactement. Mais ces syndicats sont restés longtemps divisés. Il y avait d’une part la Confédération du travail de Russie et d’autre part la Confédération panrusse du travail. C’était très confus. Ce n’est que sous l’effet de la répression croissante que les fédérations ont fusionné en 2009. Aujourd’hui, de nombreux membres de la KTR sont soumis à une forte pression. Récemment, par exemple, 5000 enseignants ont déclaré publiquement qu’ils ne voulaient pas faire de propagande de guerre dans leurs écoles. Ils sont désormais confrontés à une répression violente.
Et la FNPR se contente de regarder ailleurs ?
Bien au contraire. Les syndicats indépendants sont depuis longtemps une épine dans le pied du FNPR. C’est pourquoi Schmakov a donné à ses hommes pour consigne de prendre les postes de direction dans les fédérations syndicales internationales. Ils devraient ainsi bloquer toutes les demandes d’adhésion des fédérations indépendantes. Le fait que les vrais syndicats aient désormais des problèmes est donc tout à fait dans son intérêt.