Pour le Pakistan, 2007 sera une année électorale. Le mandat du général Pervez Moucharraf comme celui des membres du Parlement et des assemblées provinciales viendront à échéance à l’automne. Quoi qu’on puisse penser du degré de probité de ces consultations électorales, elles posent une question de fond, débattue de longue date dans le pays : quel rapport le pouvoir militaire doit-il entretenir avec l’opposition parlementaire ? N’est-il pas temps pour le chef de l’Etat, s’il était réélu, de quitter l’uniforme de chef d’état-major des armées, et de réhabiliter l’opposition démocratique, dont les leaders vivent en exil ?
De plus, dans les rangs de l’opposition parlementaire siègent les forces de l’islam politique, façade constitutionnelle d’un islamisme radical armé, longtemps instrumentalisé par les militaires, mais devenu la cible de la rhétorique présidentielle, le général Moucharraf plaidant depuis des années pour la « modération éclairée » au service d’un « Etat islamique progressiste et dynamique ». D’où cette seconde interrogation : comment faire évoluer la relation complexe entre les mollahs et l’armée ? L’enjeu est d’autant plus important qu’il s’inscrit dans un contexte régional chargé, car, à des degrés divers, l’islam radical pakistanais intervient tant au Cachemire que dans les zones tribales bordant l’Afghanistan où les talibans regagnent du terrain.
Enfin, l’aggravation de la situation au Baloutchistan illustre la difficulté d’Islamabad à gérer les inégalités entre provinces et la dialectique entre affaires internes et enjeux régionaux, qu’il s’agisse des projets de gazoducs internationaux impliquant l’Iran et l’Afghanistan ou du nouveau port de Gwadar, porte de la Chine sur l’océan Indien.
Sur tous ces dossiers pèse l’ombre de Washington, qui célèbre à l’envi le rôle primordial du général Moucharraf dans la « guerre contre le terrorisme », tout en le pressant de faire davantage contre Al-Qaida et contre les talibans.
Le virage de 2001
C’est précisément en raison des défis internes et externes auxquels le Pakistan doit faire face que le général Moucharraf et beaucoup autour de lui arguent de la nécessité de ne pas dissocier pouvoir civil et pouvoir militaire : le général-président serait l’homme de la situation, l’armée étant seule apte à faire face aux enjeux. Ce point de vue est partagé par nombre de dirigeants étrangers. A l’inverse, pour la frange des libéraux pakistanais, partisans anti-islamistes d’une vraie démocratie parlementaire, l’armée aux commandes, loin de résoudre les problèmes, fait obstacle à leur solution. Ces défis sont sérieux.
L’après-11-Septembre, côté afghan.
Dans les années 1980, l’insurrection afghane contre les Soviétiques, puis la rébellion d’une partie des Cachemiris contre l’Inde avaient permis au Pakistan de développer une active politique régionale visant à éviter d’être pris en tenaille entre l’Inde et l’Afghanistan. « Etat du front » contre l’URSS, le Pakistan avait permis aux Américains de soutenir efficacement les moudjahidin afghans. Quand ceux-ci, vainqueurs des Soviétiques en 1989, s’étaient entredéchirés, l’appui donné par Islamabad au Pachtoune Gulbuddin Hekmatyar contre les Tadjiks pro-indiens du commandant Ahmed chah Massoud n’avait pas été décisif. La poussée des talibans, à compter de 1994, offrait de nouvelles perspectives. Dans le même temps, l’envoi de combattants pakistanais djihadistes au Cachemire indien permettait d’y durcir l’insurrection et d’enliser une part notable de l’armée indienne dans une « sale guerre ».
Le 11 septembre 2001 compromit cette stratégie reposant sur une double instrumentalisation de l’islam radical. Le général Moucharraf comprit très vite les enjeux côté afghan et les risques qu’il y aurait à refuser le marché proposé par l’administration Bush (lire « Un président biographe » ci-dessous) : il rallia donc la « guerre contre le terrorisme » après avoir lâché les talibans qui refusaient d’expulser, voire de livrer M. Oussama Ben Laden. Il remania une fraction de son état-major, dénonça l’extrémisme et arrêta au fil des ans des centaines de militants d’Al-Qaida, dont quelques hauts responsables tel, en 2003, M. Khalid Cheik Mohammed, le planificateur du 11-septembre.
L’année suivante, M. George W. Bush haussait le Pakistan au rang d’« allié majeur hors OTAN ». Cette relation privilégiée n’empêchait pas l’administration américaine d’attendre plus d’Islamabad. Pas seulement pour traquer M. Ben Laden et le mollah Mohammed Omar. Aux yeux de Washington comme à ceux du président afghan Hamid Karzaï, l’enlisement de l’armée américaine de l’opération « Liberté immuable » est lié à la porosité de la longue et montagneuse frontière séparant l’Afghanistan du Pakistan – une frontière jamais reconnue par Kaboul.
En 2004, le général Moucharraf se résolut à envoyer des troupes au Waziristan sud, l’un des districts des zones tribales frontalières sous contrôle fédéral, les Federally administered tribal areas (FATA). Une guérilla s’ensuivit, opposant à l’armée, qui y perdit huit cents hommes sur quatre-vingt mille, et des milices diverses (talibans afghans, néotalibans des tribus pakistanaises, combattants internationaux de la mouvance Al-Qaida). Les accords conclus entre le gouvernement et les chefs tribaux, au Waziristan sud en 2004 et 2005, puis au Waziristan nord en 2006, n’ont pas calmé le jeu.
La querelle sur les infiltrations de combattants venus du Pakistan – zones tribales et Baloutchistan – s’envenime entre Islamabad et Kaboul, alors que l’armée américaine constate cette intensification et que les talibans progressent dans le sud-est afghan, aux dépens des forces de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) nouvellement engagées dans les districts frontaliers (1).
Côté pakistanais, l’insoumission et la radicalisation des FATA deviennent un sujet de préoccupation majeur. Pris entre la pression de Washington et une opinion publique très antiaméricaine, le régime doit assumer le coût de sa politique répressive dans les zones tribales. Peu efficaces, les opérations sont parfois controversées, tel le raid aérien du 30 octobre 2006 dans l’agence de Bajaur (quatre-vingts morts dans une madrasa (2)) le jour même d’une négociation annoncée. En rétorsion, le 8 novembre, un attentat-suicide contre de jeunes recrues dans une caserne de la province frontalière du Nord-Ouest, hors FATA, fait trente-cinq morts. A l’inverse, négocier avec les chefs tribaux impose souvent de recourir à la médiation des partis islamistes, en particulier le Jamiat Ulema-e-Islami (JUI, Rassemblement des oulémas de l’islam) de M. Fazlur Rahman, chef de l’opposition au Parlement et sympathisant avéré des talibans. L’usage de la force contre des citoyens pakistanais ternit l’image du pouvoir, sans réussir pour autant à enrayer un processus de talibanisation des FATA dont on craint qu’il ne s’étende à la province frontalière du Nord-Ouest, où gouvernent les islamistes de la Muttahidda Majlis-e-Amal (MMA, Coalition pour l’action).
La crise au Baloutchistan.
Elle répond à une autre logique, mais relève elle aussi de la question tribale. Fournissant une large part du gaz du pays, mais s’estimant spolié par le pouvoir central et par la riche province du Pendjab, le Baloutchistan, la plus vaste et la moins peuplée des provinces pakistanaises, a connu de multiples crises depuis l’indépendance du Pakistan, et nombre d’insurrections y ont été réprimées (1958-1960, 1973-1977) (3). Les travaux de construction du port en eau profonde de Gwadar et la multiplication des garnisons dans la province ont renforcé les frustrations des mouvements identitaires baloutches, qui ont pris un tour nouveau avec l’entrée en lice de grands chefs tribaux, jadis partie prenante des structures du pouvoir pakistanais.
Le 26 août 2006, l’élimination de nawab Akbar Bugti, ancien gouverneur du Baloutchistan passé à l’insurrection, ne fut peut-être pour le régime qu’une victoire à la Pyrrhus, radicalisant non seulement les groupes insurgés (dont l’Armée de libération du Baloutchistan), mais aussi les partis politiques baloutches favorables à une autonomie accrue de la province. Pour l’heure, la question baloutche interfère avec de grands projets porteurs d’une nouvelle dynamique pakistanaise : le port de Gwadar déjà cité, où des ingénieurs chinois se sont fait enlever, et les projets de gazoduc reliant l’Iran à l’Inde via le Pakistan.
Le dialogue avec l’Inde et l’imbroglio du Cachemire.
Les choses avaient mal commencé avec l’Inde pour le général Moucharraf qui, en déclenchant le conflit de Kargil en 1999, sur la ligne de contrôle séparant en deux le Cachemire, fit capoter le début de dialogue engagé entre New Delhi et Islamabad. C’était la première fois qu’éclatait une guerre – limitée – entre deux pays fraîchement nucléarisés. Après l’échec du sommet d’Agra en juillet 2001, puis l’attaque terroriste lancée contre le Parlement indien, à New Delhi, en décembre de la même année, la guerre avait de nouveau menacé pendant dix longs mois.
S’il condamnait le djihad dans un « discours historique » en janvier 2002, le général Moucharraf n’entendait pas pour autant détruire l’infrastructure construite de longue date par l’InterServices Intelligence (ISI, services de renseignement interarmées), pour intervenir au Cachemire indien, avec en première ligne les combattants du Lashkar-e-Taiba, bras armé de la puissante Markaz Dawat wal Irshad (rebaptisée Jamaat ud-Daawa après son interdiction), et de la Jaish-e-Mohammed. Les armées indiennes, mobilisées, ne passèrent cependant pas à l’acte, dissuasion nucléaire oblige.
Mais le Pakistan perdait des marges de manœuvre : après le 11-Septembre, New Delhi eut beau jeu de dénoncer la « guerre par procuration » menée au Cachemire par Islamabad, au moyen du « terrorisme transfrontalier ». Il était clair également qu’aucune solution militaire ne s’imposerait à l’Inde, près de quinze ans après le lancement de l’insurrection cachemirie. Le général Moucharraf commença donc à lâcher du lest en 2003, en proposant, contre la tradition pakistanaise, de « mettre de côté les résolutions des Nations unies » qui invitaient à régler la question du Cachemire par référendum, puis en acceptant un dialogue « composite » mettant tous les contentieux indo-pakistanais sur la table, et pas seulement, comme jadis, la « question centrale du Cachemire ».
Après l’engagement proaméricain du pouvoir, c’en était trop pour une partie des djihadistes, liée à la mouvance Al-Qaida et rejointe par quelques sous-officiers. En décembre 2003, le président pakistanais échappa de peu à deux attentats. En février 2004, le dialogue avec l’Inde s’engageait sur un mode très structuré, avant d’être déclaré « irréversible » en 2005. On ne doit pas attendre pour autant une solution rapide, de jure, de la question du Cachemire. L’Inde, qui pourrait accepter d’entériner le statu quo en abandonnant au Pakistan les terres contrôlées par ce dernier, récuse tout redécoupage qui ferait passer la vallée de Srinagar, en tout ou en partie, soit sous contrôle pakistanais, soit sous double mandat. Islamabad, pour sa part, plaide pour une flexibilité partagée, mais refuse toujours de reconnaître la ligne de contrôle héritée des guerres de 1948, 1965 et 1971.
Une autonomie accrue du Cachemire indien, un retrait significatif des militaires après celui des djihadistes, une ligne de contrôle ouverte au trafic routier, voire des instances consultatives conjointes au Cachemire indien et au Cachemire pakistanais définissent autant de pistes. Des tractations discrètes sont conduites avec les séparatistes cachemiris de la Conférence Hurriyat (Liberté), et même avec une section des combattants, cachemiris eux aussi, du Hizbul Mujahidin. Les graves attentats de Bombay (cent quatre-vingts morts en juillet 2006) ont montré que si la pression terroriste affectait le dialogue indo-pakistanais, elle ne pouvait plus le suspendre.
Les groupes extrémistes et le pouvoir militaire.
Sur le dossier du Cachemire, le général Moucharraf multiplie les propositions, alors que l’Inde ne bouge que très lentement. Mais son activisme ne peut suffire à dissiper les suspicions qui persistent à New Delhi, à Washington et à Kaboul sur la nature profonde des relations entretenues entre l’état-major, les services de l’ISI et les formations extrémistes. Les convictions personnelles du général ne sont pas mises en doute quand il dénonce « bigots et obscurantistes » qui génèrent « une mauvaise image de l’islam et du Pakistan ». C’est sa volonté politique de détruire les groupes extrémistes – ou sa capacité à le faire – qui est plus souvent sujette à caution.
Vouloir garder une marge de manœuvre en direction du Cachemire et de l’Afghanistan peut expliquer pourquoi les forces du djihad sont tenues en bride sans être balayées, et pourquoi la pression des talibans peut servir Islamabad, mécontent de voir la présence indienne se renforcer en Afghanistan, avec ses consulats pléthoriques et ses chantiers de développement. Le problème tient à ce que l’extrémisme n’est pas qu’un produit d’exportation. De longue date, l’islam radical pakistanais a tissé sa toile au sein du pays. Une nébuleuse s’est constituée autour de multiples pôles : les milices sunnites ultras menant le combat contre la minorité chiite, y compris en attaquant les lieux de culte ; les organes de prédication qui ont constitué un véritable empire (le siège de la Jamaat ud-Daawa à Muridke, près de Lahore, en est l’un des centres), tout en appelant au djihad au Cachemire ; les groupes combattants dont les cadres ont pu passer jadis par l’Afghanistan et croiser les filières d’Al-Qaida ; enfin, depuis le revirement de 2001, les terroristes issus de ces milieux ont mené des actions frappant sur le sol pakistanais aussi bien les étrangers – l’attentat de Karachi contre les ingénieurs français de la direction des constructions navales (DCN) en 2002, ou l’assassinat de Daniel Pearl – que les militaires (le président pakistanais étant désigné comme cible par le numéro deux d’Al-Qaida, M. Ayman al-Zawahiri).
La relation entre l’armée, l’islam politique et l’extrémisme n’est pas plus simple. En jugulant et en divisant les partis de l’opposition parlementaire aux élections de 2002 (la Ligue musulmane de M. Nawaz Sharif et le Parti populaire pakistanais de Mme Benazir Bhutto), le régime a ouvert la voie, plus qu’il ne l’aurait voulu peut-être, aux islamistes de la Coalition pour l’action (MMA) qu’il a favorisée, mais qui, actuellement, siège dans l’opposition. Toutes deux pièces maîtresses du MMA, la Jamaat-e-Islami de M. Qazi Hussein Ahmad reste ferme sur le Cachemire, alors que la Jamaat Ulema-e-Islami de M. Rahman, plus souple sur cette question, garde ses connexions talibanes. Le MMA gouverne la Province frontalière du nord-ouest. Il participe avec la faction pro-Moucharraf de la Ligue musulmane à la coalition qui gouverne le Baloutchistan.
Jamaat-e-Islami et Jamaat Ulema-e-Islami prêchent de concert un islam austère et rétrograde. Elles s’opposent à toute libéralisation du droit, un point sur lequel le général Moucharraf a plusieurs fois reculé, pour finalement faire voter, en novembre 2006, une loi sur la protection des femmes qui transfère les procès pour viol de la juridiction des tribunaux islamiques – où ce crime doit être confirmé par quatre témoins mâles – à celle des cours criminelles ordinaires. Cette demi-mesure ne jette toutefois pas à bas l’appareil répressif de l’« ordonnance Hudood (4) » mise en place par l’ancien dictateur militaire Zia ul-Haq en 1979.
Sur la question de l’islamisme armé comme sur celle du lien entre armée et mollahs, les interprétations divergent. Certains accusent le général Moucharraf de balancer entre équilibrisme et double jeu, puisqu’il interdit les groupes extrémistes tout en les laissant se reconstituer ; prêche avec courage la « modération éclairée » mais n’avance guère dans la réforme des madrasa ; trouve des compromis avec le MMA. D’autres estiment que surévaluer le poids de l’islam radical sert la cause des militaires, qui veulent apparaître comme le seul rempart possible contre les ultras à l’heure de la « guerre contre le terrorisme ».
Une autre école juge à l’inverse que l’extrémisme persiste, voire s’amplifie, faute d’un choix résolu de l’armée et de son chef, « maître des demi-mesures et Atatürk du pauvre (5) ». D’autres encore considèrent que seul M. Moucharraf, fort du soutien de l’état-major, peut sortir pas à pas le Pakistan des contradictions structurelles dans lesquelles il s’est enferré depuis vingt-cinq ans.
En juillet 2006, un groupe de personnalités incluant des généraux du cadre de réserve a appelé le général Moucharraf à quitter l’uniforme s’il souhaite se représenter, et à dissocier pouvoir militaire et pouvoir civil. Il est peu probable que ce dernier suive cette voie, car, en restant à la tête de la hiérarchie militaire, il tient en main un pilier du pouvoir, qu’il consulte régulièrement : la conférence des généraux de corps d’armée.
M. Moucharraf a réussi à fractionner les grandes forces politiques qui ont gouverné le Pakistan de 1988 à 1999, en ralliant à lui une part considérable de la Ligue musulmane de M. Sharif, des élus du Parti populaire pakistanais de Mme Bhutto, et le Muttahidda Qaumi Movement, le parti des mohajirs (citoyens pakistanais émigrés de l’Inde à l’époque de la partition), puissant au Sind. Mais cette coalition est largement opportuniste, et les forces parlementaires d’opposition ne sont pas laminées.
La presse, pluraliste, fait entendre sa voix. En exil, Mme Bhutto et M. Sharif, jadis ennemis jurés, ont signé en mai 2006 une « charte de démocratie (6) ». Pour autant, l’incertitude prévaut sur les chances d’une opposition qui, même en l’emportant sur M. Moucharraf, devrait comme toujours composer avec l’armée. Cette incertitude nourrit des rumeurs. On évoque – et on dément tour à tour – un éventuel marché entre l’homme fort du Pakistan et Mme Bhutto, ou, discrètement, avec M. Rahman, le leader de la Jamiat Ulema-e-Islami, ce qui diviserait l’opposition parlementaire islamiste.
Indicateurs sociaux à la traîne
En annonçant en décembre 2006 que la présidentielle se tiendra avant les législatives, le pouvoir donne un signal clair : le général Moucharraf entend être réélu par un parlement sortant et par des élus provinciaux en place. Il ne soumettra pas son destin politique au vote de nouvelles assemblées. C’est dire que les grandes questions posées par la situation régionale et par la nécessité d’un changement de paradigme, pourtant évoquées par le pouvoir et débattues dans la presse, risquent d’être esquivées lors de la campagne électorale au profit du « pragmatisme » qui conforte l’armée dans ses pouvoirs et dans ses privilèges.
La question sociale négligée.
La déconnexion entre une économie qui rebondit (+ 7 % en moyenne annuelle pour 2004-2006) et l’incertain statu quo politique s’aiguise dans un pays qui vient de franchir le seuil des cent soixante millions d’habitants. Quant à la question sociale, elle demeure pressante et bien trop négligée. La faillite de l’enseignement public n’en est qu’un symbole (7), et la croissance permet pour l’heure d’augmenter le budget de la défense (20 % du budget total) plus vite que celui de la santé et du développement.
Militaires, technocrates ou patriciens, les cercles du pouvoir sont toujours loin du citoyen de base. Certes, les indicateurs sociaux progressent lentement depuis 2000 dans certains domaines (aphabétisation, scolarisation, taux de vaccination, par exemple) ; mais sur bien des plans, note la Banque mondiale dans son rapport 2006 sur le pays, ils « restent à la traîne vis-à-vis des pays disposant d’un revenu moyen par tête comparable », particulièrement dans les zones rurales (8). D’ailleurs, si elle revenait aux affaires, l’opposition parlementaire ne changerait pas de façon radicale une politique de libéralisation active qui, nous dit le même rapport de la Banque mondiale, « ne réussit pas une politique sociale à la hauteur de la croissance économique ».
Notes
1) Lire Syed Saleem Shahzad, « Comment les talibans ont repris l’offensive », Le Monde diplomatique, septembre 2006.
(2) Ecole coranique.
(3) Lire Selig S. Harrison, « Contestation indépendantiste au Baloutchistan », Le Monde diplomatique, octobre 2006.
(4) Cette loi a instauré, en sus du système judiciaire existant, des tribunaux islamiques chargés d’appliquer la charia pour un certain nombre d’actes : adultère, consommation d’alcool et vol, passibles de sanctions telles que fouet, amputation, lapidation. Selon cette loi, une femme violée ne pouvant prouver l’avoir été risquait d’être accusée d’adultère.
(5) Hassan Abbas, Pakistan’s Drift into Extremism. Allah, the Army, and America’s War on Terror, M. E. Sharpe, Armonk (New York), 2004, p. 236.
(6) Ils s’engagent à ne pas trouver de compromis avec le régime militaire et, en cas de victoire, à annuler les changements constitutionnels apportés par le général Moucharraf pour renforcer la fonction présidentielle, ainsi qu’à dissoudre le Conseil national de sécurité, organe de supervision qui donne une place aux chefs militaires à côté des plus hautes autorités civiles.
(7) Lire William Dalrymple, « Voyage à l’intérieur des madrasa pakistanaises », Le Monde diplomatique, mars 2006.
(8) Banque mondiale, Pakistan Country Overview 2006, www.worldbank.org.pk
Un président biographe
Lancé en septembre 2006 aux Etats-Unis, entre Assemblée générale des Nations unies et rencontre à la Maison Blanche avec M. George W. Bush, l’autobiographie du général Pervez Moucharraf, In the Line of Fire, est un succès de librairie (1). Structurée en trente-deux courts chapitres, elle commence, comme un thriller, par l’attentat manqué qui le frappe le 14 décembre 2003. Un second suivra onze jours plus tard. Le décor est planté : le général-président, cible des terroristes... Né en 1943 à Delhi, le petit Pervez quitte l’Inde avec sa famille en 1947 lors de la partition. Il passera une part de son enfance en Turquie, où son père travaille à l’ambassade pakistanaise. La figure d’Atatürk le marquera. L’enfant turbulent finit par s’engager dans l’armée où son courage au feu, contre l’Inde, compense un sens modéré de la hiérarchie. Moucharraf joue de cette dualité à son avantage, en citant ce jugement contrasté porté par ses supérieurs : « Un chef exceptionnel, mais aussi un officier au franc-parler et manquant de discipline. » Un certain culte du moi, mâtiné de (fausse ?) modestie, et... la bienveillance de Dieu mènent l’ancien membre des commandos jusqu’au sommet de la carrière : il est nommé chef d’état-major des armées en octobre 1998.
Commence alors la biographie politique, qui vise à légitimer ce qui l’a fait entrer dans l’histoire : la guerre de Kargil en 1999, qui aurait permis d’internationaliser la question du Cachemire ; le « contre-coup d’Etat » mené par son état-major contre le premier ministre Nawaz Sharif ; l’échec du sommet d’Agra en 2001 sur le Cachemire, imputé aux durs du Bharatiya Janata Party (BJP, parti nationaliste hindou) imposant leur volonté à un premier ministre indien, M. Atal Bihari Vajpayee, prêt à signer une déclaration conjointe. Le 11-septembre ensuite, et la décision de lâcher les talibans pour sauver le Pakistan des foudres américaines. De façon attendue, le général Moucharraf dénonce, comme ses prédécesseurs putschistes Ayyub Khan et Zia ul-Haq, l’incurie des politiciens civils qui l’ont précédé, et livre ses recettes pour « remettre le système en marche ». Il vante la « révolution silencieuse » des élections locales de 2000, plaide pour une « démocratie véritable », parle du statut de la femme, et tente de dédouaner l’armée de tout acte de prolifération nucléaire vers l’Iran et la Corée du Nord. Il reprend à son compte l’idéal d’un Pakistan « islamique, modéré et progressiste » tenant sa juste place dans le cercle des nations.
L’ouvrage n’a pas manqué de susciter des controverses, en Inde, au Pakistan, et même aux Etats-Unis où M. Richard Armitage, qui fut secrétaire d’Etat adjoint, a démenti avoir jamais menacé de ramener le Pakistan « à l’âge de pierre » si le président pakistanais faisait le mauvais choix après le 11-septembre.
La biographie, au total, est à l’image de son auteur : elle garde une part de mystère. M. Moucharraf, qui n’a jamais proclamé la loi martiale, n’est pas ul-Haq (l’ancien dictateur), et moins encore Augusto Pinochet. « Tacticien capable, avec un fort sens de la stratégie », il use de son expérience militaire au sein du pouvoir et face aux pressions internationales. Certains de ses critiques doutent de la stratégie. D’autres l’approuvent, mais craignent que les manœuvres tactiques ne la desservent. En ce sens, l’autobiographie comme la politique du général Moucharraf illustrent les ambiguïtés du Pakistan.
Note
(1) Pervez Moucharraf, In the Line of Fire. A Memoir, Simon & Schuster, Londres, 2006.