a China Securities Regulatory Commission (CSRC) a abandonné une réglementation qui interdisait aux entreprises chinoises de divulguer leurs données comptables aux auditeurs étrangers, par un communiqué publié le 2 avril.
L’annonce du régulateur boursier chinois a fait sursauter le petit monde boursier transpacifique, qui avait prédit la radiation massive desdites entreprises dont les comptes étaient fermés, jusqu’alors, aux auditeurs américains. Si la CSRC justifie son « ouverture » par le souci de mieux protéger les investisseurs, personne n’est dupe que, menacé par le législateur de Washington, Pékin a bel et bien déposé les armes pour éviter le « découplage » financier avec son rival idéologique.
L’origine de l’histoire s’apparente à un simple conflit de lois : selon la loi fédérale Sarbanes-Oxley votée en 2002 à la suite des crashs financiers d’Enron, une entreprise cotée aux Etats-Unis, quelle que soit sa nationalité, doit faire certifier ses comptes par les auditeurs de la SEC (Securities and Exchange Commission), le « gendarme » de Wall Street ; or, les entreprises chinoises cotées à New York ne peuvent pas respecter cette loi américaine sans violer la loi de sécurité nationale de Pékin, qui estampille de telles données « secrets d’Etat ».
Indulgence de la SEC
Il s’ensuit alors un bras de fer sino-américain qui, depuis une bonne décennie, tient en haleine le milieu capitalistique par de nombreux rebondissements liés au degré de priorité accordé par Washington dans son duel avec Pékin.
On est loin de l’époque où un Wall Street exsangue, en convalescence de la crise de 2008, accueille à bras ouverts les entreprises chinoises qui ont traversé le Pacifique pour puiser dans les liquidités de la Bourse new-yorkaise – 55 % de la capitalisation mondiale – pour se doter des moyens de prospérer, et ce, avec la bénédiction de l’Etat-parti qui voit en ces cotations chinoises – dont le nombre s’élève à 281 à ce jour – le reflet de sa propre puissance sur la scène mondiale.
Et la victoire ne se serait pas produite sans l’indulgence de la SEC, qui les exonère des obligations légales de leur pays hôte en prenant en considération la loi de leur pays d’origine, ni sans le très cher concours des cabinets d’audit et des grandes banques qui ne craignent pas les eaux troubles d’un capitalisme planifié méthodiquement par un régime totalitaire et y nagent joyeusement.
Certes, la SEC a tenté d’éradiquer cette « exception chinoise » qui finit par discréditer l’institution fédérale elle-même. Mais, des années durant, les pourparlers avec son homologue chinois ont eu l’air d’un interminable dialogue de sourds : quand l’un réclamait la transparence des comptes et la protection des actionnaires, l’autre y opposait la vertu du dialogue et la souveraineté nationale.
Comptes falsifiés
Le rapport de force penche longtemps du côté chinois, comme l’illustre l’épisode des « Big Four » (Deloitte, EY, KPMG et PwC). En janvier 2014, à la suite des fraudes d’audit de nombreuses entreprises chinoises, un juge de la SEC suspend les « Big Four », qui refusent de communiquer les matériaux comptables dont ils disposent au sujet de leurs indélicats clients.
Mais, avec le soutien de Pékin, les auditeurs obtiennent, un an plus tard, un accord avec les autorités américaines. Il faut noter qu’entre-temps, en septembre 2014, Alibaba est venu lever 25 milliards de dollars (environ 23,70 milliards d’euros) à New York Stock Exchange, en réglant une note de frais de 300 millions de dollars aux six banques de Wall Street, dont Goldman Sachs et J.P. Morgan, pour leur prestation de souscripteurs (les quatre autres étant Credit Suisse, Deutsche Bank, Citi et Morgan Stanley).
La bienveillance de la SEC n’a pas empêché les sociétés chinoises de continuer à falsifier leurs comptes, dont les révélations défrayent régulièrement la chronique avec, comme point d’orgue, le scandale retentissant de Luckin Coffee, en mars 2020.
A cela s’ajoute le changement de décor du post-Covid-19 : la République populaire de Xi Jinping entend asseoir la supériorité de son modèle totalitaire sur le monde des démocraties. Il devient insupportable pour les Etats-Unis de ne pas réagir. En l’espace de six mois, les deux chambres votent à l’unanimité le Holding Foreign Companies Accountable Act (HFCAA), signé par le président Trump, en décembre 2020.
Pékin et la nature « raciste » du HFCAA
Taillé sur mesure pour les sociétés chinoises, le HFCAA exige de celles-ci, en plus de se conformer à la loi Sarbanes-Oxley, de déclarer si elles sont contrôlées par le gouvernement de Pékin et s’il y a des membres du Parti communiste chinois (PCC) parmi leurs dirigeants.
La fermeté américaine a provoqué l’ire de Pékin, qui dénonce la nature « raciste » du HFCAA et « la politisation de la régulation boursière » de Washington. Mais les Etats-Unis continuent à durcir le ton par la voix du nouveau conseiller à la sécurité nationale de Biden, Jack Sullivan, qui annonce, en février 2021 : « Notre priorité n’est pas d’obtenir l’accès en Chine pour Goldman Sachs ; notre priorité est de gérer les abus commerciaux avec la Chine. »
Et, en même temps, ces entreprises chinoises – dont beaucoup, comme Alibaba, ont leur siège social aux îles Caïmans – commencent à perdre la faveur du PCC, qui se méfie des opérations entremêlées avec les fonds étrangers. En novembre 2020, le président Xi Jinping n’a pas hésité à bloquer in extremis l’entrée en Bourse d’Ant Group, une filiale d’Alibaba, dont les actionnaires comptent les plus grands financiers du monde, tels Blackrock ou le français Mulliez.
Quand Didi file en douce pour se faire coter aux Etats Unis fin juin 2021, la veille du 100e anniversaire du PCC, le Uber chinois ignore qu’il sera forcé de se retirer de la Bourse new-yorkaise cinq mois plus tard, et son éphémère aventure américaine fournit un cas d’étude sur la mainmise totale du parti unique sur les entreprises privées du pays.
Son dernier allié
Tout laisse à penser que le découplage financier sino-américain sera d’abord boursier, mais c’est sans compter la guerre en Ukraine, qui déclenche les sanctions financières sur Moscou infligées par les Etats Unis et ses alliés.
Témoin du découplage russo-occidental version manu militari, la Chine mesure la vulnérabilité de son système financier et note que, attiré par les ressources supposées du marché chinois, Wall Street demeure son dernier allié, vantant encore le mérite de couplage dans une Amérique hostile et déterminée au découplage.
Ainsi, en mars, en pleine crise ukrainienne, vient la saison de publication des rapports annuels pour chaque cotation, ce qui permet à la SEC d’épingler, une par une, les sociétés chinoises qui enfreignent la loi HFCAA. Voyant la liste des accusées s’allonger, Pékin multiplie les discours de bonne volonté, y compris la déclaration contre tout découplage du premier ministre, Li Keqiang, le 11 mars, auxquels les Américains font la sourde oreille.
Et quand le nom de Baidu, le Google chinois, y est ajouté, le 30 mars, Pékin confirme enfin, le 2 avril, « l’amendement » de ses règles et réitère son soutien aux « entreprises parties se faire coter à l’étranger ».
Si certains observateurs soupçonnent, non sans raison, que l’assouplissement de la CRSC pourrait n’être qu’une tactique employée pour amadouer son adversaire, il n’empêche que, dans le contexte où elle ambitionne de défier son rival sur les terrains de normes, la Chine signe bien là un acte de capitulation qui n’ose pas dire son nom.
Isabelle Feng
Collaboratrice scientifique au Centre Perelman de philosophie du droit à l’Université libre de Bruxelles