Pendant qu’Emmanuel Macron réfléchit à la composition de son futur gouvernement, les urgences hospitalières craquent. Sans attendre la trêve estivale, les équipes se délitent un peu partout en France, d’Orléans (Loiret) à Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques), d’Amboise (Indre-et-Loire) à Montmorillon (Vienne), de Laval (Mayenne) à Senlis (Oise), entraînant fermetures partielles ou sporadiques. Et les hôpitaux de taille moyenne ne sont plus seuls concernés. Fait inédit, de gros centres hospitaliers universitaires (CHU) de province sont aujourd’hui dans la tourmente.
Selon nos informations, les urgences de l’hôpital Pellegrin de Bordeaux s’apprêtent ainsi à fermer leurs portes la nuit. La direction de l’établissement devrait l’annoncer ce lundi, en usant de mots choisis pour éviter la panique : officiellement, il ne devrait pas être question de « fermeture » mais seulement de « filtrage » de l’accès aux urgences. Concrètement, il appartiendra à un « secouriste » en poste à l’accueil de « trier » et de renvoyer tous les arrivants qui ne présentent pas de « signes de détresse ». En cas de doute, une infirmière tranchera après prise des constantes du patient.
Les admissions, toutefois, ne se feront plus qu’au compte-gouttes. Pour cause, il n’y aurait actuellement plus qu’un seul urgentiste pour assurer la permanence de nuit, contre trois ou quatre en temps normal. Un véritable séisme pour une agglomération qui compte près d’un million d’habitants. En réalité, la catastrophe couve depuis plusieurs semaines. La tension est telle aux urgences du CHU, que les burn-out, les arrêts maladie et les démissions de soignants se sont multipliés. Essorés, les urgentistes encore sur le pont ne voient plus de salut que dans la fuite. Le chef des urgences s’est mis en arrêt, son adjoint a suivi. Selon les syndicats, la moitié de l’équipe médicale veut quitter l’hôpital d’ici septembre.
Un été à hauts risques
Bordeaux n’est pas un cas isolé. En témoigne l’avertissement adressé le 4 mai par les urgentistes du CHU Grenoble-Alpes à la communauté médicale d’établissement, après le départ de quinze de leurs collègues : à moins de renforts, « à partir du lundi 16 mai, les urgences pourraient ne plus assurer la permanence des soins la nuit », peut-on lire dans le document que s’est procuré Libération. Un coup de tonnerre, puisque quelque 800 000 personnes seraient alors privées de recours après 20 heures. Mais pour les urgentistes « dépassés », il s’agit surtout de prévenir le pire. « Nos effectifs médicaux sont estimés cet été à 29 équivalents temps plein, quand il en faudrait 52 pour assurer la totalité des tâches que nous gérons, s’alarment-ils. Il n’est plus rare de dépasser les 100 patients présents en simultané la nuit. […] Il est impensable de gérer autant de patients à seulement un ou deux médecins de garde sauf à mettre en péril leur sécurité. »
A Marseille aussi, le tableau est sombre. En l’espace de deux ans, le nombre de médecins et d’infirmiers a été divisé par deux aux urgences. Bilan : il manque 40% des effectifs médicaux aux urgences de la Timone pour assurer le fonctionnement optimal du service, aux dires même de l’Agence régionale de santé de Provence-Alpes-Côte d’Azur (ARS Paca). Et les candidats ne se précipitent pas sur les postes vacants. De quoi augurer d’un été à haut risque : avec l’afflux des touristes, le nombre de passages aux urgences de la Timone double en juillet et août. Redoutant l’implosion, la direction de l’établissement et l’ARS Paca ont très tôt retroussé les manches.
« On a passé en revue tous les leviers activables, indique le directeur de l’organisation des soins de l’ARS, Anthony Valdez. Le soutien des libéraux est essentiel. On les mobilise sur la permanence des soins mais on les incite aussi à donner un coup de main à l’hôpital. » Non sans quelques résultats, puisque l’accueil des urgences courte durée de la Timone devrait cet été être tenu par un médecin généraliste, de sorte à libérer un urgentiste sur d’autres tâches. « En parallèle, on essaye de convaincre les praticiens hospitaliers des étages de descendre aider les urgences, notamment pour les gardes, poursuit Anthony Valdez, soulagé qu’un chirurgien de la Timone se soit dévoué pour l’été. C’est une mesure pivot partout. Car le problème des urgences, c’est d’abord les nuits et les week-ends. Les gardes et astreintes sont vécues de plus en plus difficilement par les jeunes générations. »
Organisation cache-misère
Pour prévenir la saturation de ses propres urgences, le CHU de Poitiers en appelle lui aussi à la solidarité. Dans un courrier daté du 8 mai, la direction a lancé un appel au « volontariat » de la communauté médicale pour venir prêter main-forte aux urgences adultes, « impactées par plusieurs départs », et dont « les effectifs ont diminué du tiers ». Sans certitude sur le résultat. Car les spécialistes des étages, également sous pression, ne voient pas d’un bon œil cette organisation cache-misère dont ils craignent qu’elle ne se pérennise. A Grenoble, l’appel à l’aide des urgentistes s’est d’ailleurs soldé par un refus catégorique en interne.
L’ampleur des alertes cueille les autorités à froid. « Vu les retours de notre réseau, la situation des urgences semble beaucoup plus dégradée qu’à l’accoutumée en mai, reconnaît Quentin Henaff, responsable adjoint du pôle ressources humaines de la Fédération hospitalière de France. Nous avons lancé une enquête auprès des établissements de santé pour obtenir des données fiables sur les tensions des ressources humaines. On en saura plus à la fin du mois. Mais il est clair que cela alimente l’inquiétude pour l’été, période de haute tension aux urgences notamment dans les zones touristiques, entre congés des soignants et augmentation des passages. »
Président de l’intersyndicale Action Praticiens Hôpital et vice-président de Samu-Urgences de France, le docteur Jean-François Cibien est plus direct : « Les urgences sont déjà en surtension permanente. Je vous pronostique un cataclysme cet été. » De fait, nombre d’urgences sont désormais à la merci du choc de trop. Le CHU d’Orléans en a fait récemment l’expérience. Le 28 mars, après qu’une patiente a été découverte morte sur un des cinquante brancards en attente dans le service, la quasi-totalité de la centaine d’infirmières et d’aides-soignantes des urgences adultes se sont mises en arrêt maladie. Du jamais-vu. Dans l’impossibilité de maintenir l’activité malgré le déclenchement du plan blanc, l’hôpital a restreint l’accès du service aux patients en danger vital, orientés par le 15. Dans la foulée, les médecins urgentistes ont entamé une grève jusqu’à obtenir des conditions de travail plus acceptables pour l’équipe. Elle dure toujours…
« Pour ceux qui restent, c’est l’enfer »
Les racines du mal sont connues. Entre désertification médicale et dysfonctionnement de l’organisation de la permanence des soins en ville, les urgences sont souvent le dernier recours de la population en souffrance. En clair, les soignants doivent gérer de plus en plus de passages, à effectif au mieux constant. A ce premier problème s’en ajoute un second, tout aussi épineux : la réduction constante du nombre de lits d’hospitalisation. Faute de places d’aval disponibles, les urgences s’engorgent : les patients en attente d’hospitalisation y stagnent sur des brancards, parfois plusieurs jours. Exemple à Grenoble où « depuis plusieurs mois, entre 40 et 70 patients sont présents chaque matin à 8 heures », témoigne un urgentiste.
Même topo au CHU de Limoges, où entre manque de soignants et fermetures de lits, les urgences ont battu fin mars leur record de « maltraitance » : 96 malades brancardisés se sont entassés dans une zone conçue pour en accueillir 14, et 65 d’entre eux y ont passé au moins une nuit… Pour les praticiens, c’est un cauchemar. « Avant de pouvoir nous occuper des patients qui arrivent, on passe des heures à appeler tous les services des étages pour obtenir qu’ils nous prennent nos malades », dénonce Matthieu Lacroix, médecin urgentiste à Orléans.
Loin de se résorber, la crise pourrait prendre un tour systémique. Car les difficultés se propagent par effet domino, la fermeture d’un service entraînant un report des sollicitations vers un autre, parfois déjà sur la corde raide. « Près de 80 services d’urgences, sur tout le territoire, ferment partiellement ou complètement, dénonce le collectif Inter-Hôpitaux. Ceux qui restent accessibles sont débordés. » Voyant l’étau se resserrer dans l’indifférence générale, les urgentistes perdent la foi. « On pensait qu’une fois l’épisode Covid terminé, les choses allaient s’arranger, explique un praticien de Grenoble. On a tenu, on a cru que le Ségur de la santé apporterait des solutions. Rien n’a bougé. Plus exactement, ça a empiré. Aujourd’hui, les médecins sont lassés. Ils n’ont plus envie de se battre. Ils partent pour se protéger, physiquement et psychologiquement. Quand ils ne sont pas remplacés, pour ceux qui restent, c’est l’enfer. »
De leur calvaire, le discours officiel ne dit pourtant rien. C’est même un message inverse que le ministre de la Santé Olivier Véran a porté le 12 mai sur BFM. A l’entendre, « tous les Français qui doivent accéder à des soins d’urgences [y] accèdent » et « la qualité et la sécurité des soins sont au rendez-vous ». De quoi faire s’étrangler la profession. « Véran doit être le seul médecin en France à considérer que tout va bien, cingle le docteur Sylvain Palat, urgentiste au CHU de Limoges, qui a invité le ministre à venir partager son quotidien. On est déjà à bout de nerfs, ce genre de déclaration hors sol, c’est terrible. »
Nathalie Raulin