En mars dernier, la chambre sociale du tribunal de Bobigny jugeait la plainte déposée par cinq parlementaires LR contre le syndicat Sud Éducation 93. Ces élus, le député LR Julien Aubert en tête, exigeaient sa dissolution après l’organisation de stage « en non-mixité raciale » en avril 2019.
Depuis 2017 en effet, ces ateliers sont dénoncés par une partie du gouvernement, la droite et l’extrême droite. Les deux plaintes déposées par le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer pour diffamation - contre l’emploi du terme « racisme d’État » sur un tract et pour discrimination , ont toutes les deux été classées par le parquet de Bobigny. Aujourd’hui, c’est une nouvelle victoire judiciaire.
Dans son jugement rendu ce 2 juin consulté par Mediapart, le tribunal de Bobigny a estimé que les élus étaient bien recevables à demander la dissolution du syndicat. En revanche, en étudiant les plaquettes annonçant l’organisation de ces ateliers, le tribunal estime qu’il y a une « contextualisation » qui « permet d’établir sans ambiguïté que l’objectif poursuivi par le stage litigieux n’était pas de prôner la discrimination entre les personnes mais au contraire de critiquer de prétendues discriminations raciales à l’école ».
Et d’établir très clairement : « Dès lors, il ne peut raisonnablement être soutenu que la tenue d’“ateliers en non-mixité raciale” révélerait que le syndicat SUD Éducation 93 serait fondé sur l’objectif illicite de discrimination des personnes ». « Il n’est dès lors pas utile d’apprécier le bien-fondé de la méthode d’organisation des ateliers critiqués, dite en “non-mixité raciale”, qui à défaut d’illustrer un objectif délibéré de discrimination fondateur du syndicat, n’est pas de nature à justifier la dissolution du syndicat », ajoute-t-il.
Un débat contradictoire
Les élus reprochaient aussi à Sud éducation une violation « des valeurs républicaines de laïcité et de fraternité » et la validation et l’emploi du terme « islamophobie ». « Le seul fait d’employer le terme “islamophobie” ou d’affirmer qu’il désigne un fait sociologique ne saurait constituer une violation du principe de laïcité ou révéler l’intention du locuteur de remettre en cause ce principe », peut-on lire dans le jugement. « Si intervenait à la plénière de 2017 un membre du CCIF, intervenait également un membre du cercle des enseignants laïcs, ce qui révèle plutôt la volonté de procéder à un débat contradictoire et de questionner des faits et des concepts que de soumettre l’institution scolaire à une religion », est-il aussi précisé.
La chambre sociale estime enfin qu’il n’est « ni invoqué ni démontré que le syndicat Sud Éducation 93 serait la marionnette d’un parti politique dont il servirait exclusivement les intérêts, comme il n’est pas allégué que ce syndicat n’agirait pas pour la défense des intérêts des travailleurs mentionnés dans ses statuts ».
Le tribunal a donc débouté les élus car il résulte « clairement » que les transformations prônées par le syndicat « ont pour objectif essentiel le respect du principe de non-discrimination dans l’école ». « Que les constats effectués par le syndicat puissent être tenus pour erronés ou excessifs relève naturellement du débat démocratique mais ne saurait justifier l’imputation d’un objectif essentiellement politique, ni par conséquent la dissolution du groupement ou la privation de la qualité de syndicat », ajoute-t-il. Les élus ont par ailleurs été condamnés à payer 5 000 euros à Sud Éducation au titre des frais irrépétibles.
Nous republions ci-dessous le compte rendu du procès paru le 17 mars dernier.
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Ils étaient cinq parlementaires LR à exiger fièrement la dissolution du syndicat Sud Éducation. Sur Facebook et dans de nombreux médias, les élus Thibault Bazin, Bernard Fournier, Bérengère Poletti et Patrice Verchère, emmenés par le député Julien Aubert, martelaient leur volonté de mettre fin aux ateliers en non-mixité organisés par le syndicat de Seine-Saint-Denis.
« Nous, députés de la Nation, nous n’avons pas peur face à cette racialisation rampante, face à ce gauchisme qui en réalité politise l’Éducation nationale. Nous avons demandé à un avocat de poursuivre ce syndicat et d’obtenir sa dissolution en justice », annonçait le député Julien Aubert dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux en juillet 2019. Au même moment, l’élu du Vaucluse faisait campagne pour briguer la présidence de son parti.
Ce jeudi, pas un de ces parlementaires n’était présent à l’audience qui s’est tenue devant la chambre sociale du tribunal judiciaire de Bobigny. Kévin Poujol, l’avocat de ces élus, a pu toutefois faire l’énième procès des réunions en non-mixité organisées par le syndicat. « Un syndicat politique peut-il distinguer parmi ses ouailles, le Noir du Blanc, les hommes des femmes ?, débute l’avocat. Vous allez devoir trancher cette question », espère-t-il.
À l’époque, le syndicat s’était déjà justifié en assumant ce type d’atelier. « Ces réunions en non-mixité ont vocation à organiser des espaces de paroles entre personnes subissant les mêmes oppressions spécifiques (racisme, sexisme, LGBTIphobie…) pour qu’elles puissent élaborer leurs revendications et échanger sur leur vécu. Qualifier de racistes ou de fascistes celles et ceux qui s’organisent contre le racisme car des temps ponctuels sont en non-mixité choisie, et non subie comme dans tant d’autres endroits, c’est faire le choix de nier le caractère systémique du racisme et des discriminations qu’il engendre », justifiait-il.
Pendant plusieurs minutes, chacune des parties a bataillé pour savoir si des député·es sont recevables pour demander à la justice la dissolution d’un syndicat. Pour Me Pujol, c’est évident pour trois raisons. Tout intéressé pourrait selon lui demander la dissolution d’une association (ou d’un syndicat), dès lors que la structure ne respecte pas « les valeurs de la République ».
Toutes les plaintes de Jean-Michel Blanquer classées sans suite
Une seule condition : l’intérêt à agir. Les député·es, en tant que contribuables, élus politiques et représentants de la Nation dans son ensemble, auraient donc un « intérêt à agir ». Cette évidence est balayée par Raphaël Kempf, l’avocat de Sud Éducation 93, qui, jurisprudence à l’appui, rappelle que seuls les employeurs ou les autres syndicats peuvent demander une telle dissolution.
Me Poujol attaque ensuite la question de fond et fustige ces fameux ateliers en non-mixité. Intitulée « Comment entrer en pédagogie antiraciste ? », cette formation syndicale de deux jours consacrée à l’histoire coloniale, aux discriminations et à la lutte contre le racisme dans l’éducation prévoyait, entre autres, un atelier « en non-mixité raciale choisie », destiné aux enseignant·es racisé·es. Un parmi une dizaine d’ateliers.
« Avec ces ateliers, Sud Éducation prône une discrimination, à tout le moins, indirecte. C’est une pratique contraire aux valeurs de la République », insiste-t-il. « En réalité dans ces formations, on a des cours d’islam politique, on y apprend des concepts de “blanchité”, d’enseignants “racisés”, des moyens pour se battre contre la lutte antiraciale et on y apprend que l’Éducation nationale est systématiquement raciste et qu’il faut donc lutter contre cela », embraye l’avocat qui évoque pêle-mêle la dissolution du CCIF et l’attentat contre Samuel Paty. Il conclut en accusant le syndicat de ne pas se contenter de défendre les « intérêts » des travailleurs, ses adhérents, et de transformer « la lutte des classes en une lutte des races ».
La polémique n’est pas nouvelle et l’argumentaire est rodé. Depuis 2017 en effet, ces ateliers sont dénoncés par une partie du gouvernement, la droite et l’extrême droite. « À chaque fois, c’est pareil. Le site Fdesouche d’extrême droite a trouvé notre tract annonçant ces ateliers, puis des membres du Printemps républicain ont médiatisé cela sur Twitter et des journaux comme Valeurs actuelles ou Marianne ont embrayé », rappelle Wiam Berhouma, enseignante et membre de Sud Éducation 93.
Mais les attaques médiatiques régulières contre ce type d’ateliers, à l’instar des dernières visant le syndicat étudiant l’Unef, n’ont pour l’instant donné lieu à aucun succès judiciaire. Les deux plaintes déposées par le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer pour diffamation - contre l’emploi du terme « racisme d’État » sur un tract et pour discrimination , ont toutes les deux été classées par le parquet de Bobigny. « Avant ce classement, l’enquête a d’ailleurs montré qu’il n’y avait pas de tri. Qui veut, participe à ces ateliers. Une personne qui s’estime victime de discrimination peut assister à l’atelier », rappelle Me Kempf à l’audience.
Opposé à ces mêmes stages de 2019, le directeur académique départemental avait aussi interdit à des enseignants d’y participer. Mais là encore, le tribunal administratif lui avait donné tort.
Un outil de lutte largement utilisé dans l’Histoire
L’avocat de Sud Éducation s’est ensuite agacé des attaques lancées par le conseil des député·es. « Quand on vient dire que mes clientes et mes clients prônent l’islam politique, je trouve que c’est parfaitement inadmissible. La laïcité fait partie des valeurs de ce syndicat, mais je ne devrais même pas avoir à le rappeler. Je suis contraint face à une telle diffamation », lance-t-il avant d’expliquer au président certains concepts. « Ce n’est pas parce qu’effectivement les races n’existent pas qu’il n’y a pas de racisme. Et heureusement que des gens décident de s’organiser pour lutter contre des phénomènes racistes dans notre société », explique-t-il en saluant ceux qui réfléchissent aux différentes notions sociologiques de « race », de « blanchité », de « réunion en non-mixité raciale ».
L’avocat livre ensuite « un petit rappel historique » pour constater que la question de la non-mixité « est un outil de lutte et de réflexion collective très utile ». Un outil utilisé par des féministes se réunissant sans les hommes, des travailleurs se réunissant sans les patrons ou des malades du VIH se réunissant entre eux. « Il y a toujours eu dans l’Histoire recours à ce type d’organisation pour défendre des droits et non pas fracturer la société, ajoute Me Kempf. Ces quelques députés veulent simplement empêcher un syndicat de réfléchir, de réfléchir à des moyens pour lutter contre des discriminations. »
Soutenues par la fédération nationale de Sud Éducation, les animatrices de ces ateliers ont quitté l’audience « pas très sereines ». « Le gouvernement a montré qu’il pouvait dissoudre des organisations dès qu’il était en désaccord avec elles. Le climat actuel ne nous rend pas très optimistes », estime Wiam Berhouma. L’affaire est mise en délibéré au 19 mai prochain.
David Perrotin