La méfiance, la suspicion sont consubstantielles à une histoire qui a pris naissance dans l’entrepont des navires négriers dans le « total outrage, l’omni-niant crachat » (Aimé Césaire) de la traite, de l’esclavage et de la déshumanisation. Le grand mensonge n’a pas commencé avec le crime de l’empoisonnement au chlordécone des humains et du pays, et bien des tueries ont précédé la bestiale répression de l’insurrection du sud de septembre 1870 (lire à ce sujet « L’insurrection de Martinique » de Gilbert Pago).
Le problème vient de loin
Une tradition rhétorique dans la prose de la gauche de chez nous veut que les mauvais coups du gouvernement français soient dits affectés d’un « supplément colonial » local. La crise actuelle montre l’insuffisance de la formule. Il n’est pas étonnant que la défiance face à la politique vaccinale soit plus forte dans les couches sociales portant les stigmates les plus évidentes de l’oppression coloniale. Les polémiques antivax plus ou moins savantes, les
intégrismes religieux, la méconnaissance des menées de l’extrême droite sur les réseaux sociaux, les turpitudes du pouvoir et de ses alliés ont fait le reste.
Un combat complexe
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Cette particularité constitue un réel problème pour nous, marxistes révolutionnaires, qui puisons l’essentiel de nos forces au sein des classes laborieuses qui sont notre milieu naturel quotidien.
Tous les courants anticolonialistes radicaux combattent les politiques catastrophiques du pouvoir et de ses représentants locaux, l’obligation vaccinale, le pass sanitaire ou vaccinal, les sanctions scélérates contre les récalcitrantEs pour masquer la faillite du système de santé.
Mais nous sommes un peu seulEs a réclamer la levée des brevets, le libre choix des vaccins, le programme de la vaccination internationale à l’exemple de Cuba. Même bon nombre des défenseurs attitrés de Cuba et de ses succès sur le plan médical observent un silence prudent sur sa politique vaccinale, de peur de subir les foudres des antivax.
Une résistance tenace
Depuis juillet-août 2021, la mobilisation contre la politique « sanitaire » du gouvernement a pris des formes variables. Au début, un certain nombre d’associations antivax ont déclenché des manifestations de rues avec la participation de soignantEs outréEs du contraste entre l’époque des applaudissements pour leur courage exemplaire à la fois face au virus et aux conditions de travail exécrables, et celle du passage en force actuel.
Cette nouvelle phase dans la lutte fait suite à des protestations antérieures contre les restrictions à l’activité économique, à la circulation, aux activités festives et culturelles, au carnaval – et en sens inverse à l’arrivée périodique de cargos de touristes et visiteurs. Diverses couches sociales ont exprimé leur colère conférant à la protestation une allure multiclassiste contre un préfet objet de toutes les moqueries et un Macron en proie à une large détestation.
Radicalité et difficultés du mouvement
La grève générale initiée le 15 novembre 2021 par deux centrales (CDMT et CGTM) puis surtout le 22 novembre 2021 par la majorité des organisations syndicales (à l’exception notable de la FSU) s’est accompagnée de barrages routiers où se retrouvèrent syndicalistes, jeunes en colère, militantEs diversEs et des francs-tireurs bénéficiant de l’opportunité pour leurs propres objectifs. Quelques débordements en résultèrent qui permirent au pouvoir avec le concours du GIGN et du Raid de mettre fin aux barrages sans que la majorité de la population ne s’y oppose malgré un large accord contre la politique du tout vaccin.
Les différences d’appréciation sur les modalités des barrages voire sur les barrages eux-mêmes et les problèmes entre certains responsables syndicaux eurent raison de l’intersyndicale sous la forme qu’elle s’était donnée le 22 juillet 2021 sans que cela mette fin ni au mouvement ni a l’opposition à la politique vaccinale.
Le pouvoir louvoie, réprime et s’entête
Les renvois successifs de la date d’entrée en vigueur des suspensions de récalcitranEs, en Martinique, et la mise en place d’entretiens individualisés « bienveillants » (sic) pour « répondre aux questions » et orienter vers des cellules d’accompagnement à d’hypothétiques reconversions, sont le résultat de la mobilisation. Mais la baudruche ne peut que se dégonfler.
Après les renvois, l’échéance est là. Les entretiens, comme prévisible, ne sont qu’une farce.
Les binômes (unE soignantE, unE psychologue) pour faire les entretiens ont perdu un des deux. La bienveillance est devenue expéditive. Les visio-entretiens voire les échanges téléphoniques sont devenus la règle. Comble de l’ironie, les psychologues locaux ont disparu, remplacés par des appels depuis la France conduits par des personnes ignorant tout du contexte, des problématiques locales, de la culture quand ce n’est pas de l’emplacement géographique de leurs interlocuteurs ! Ubuesque ! En réalité la doctrine du gouvernement est simple : force doit rester à « la loi de la République » et son adaptation, par exemple pour la transformation du pass sanitaire en pass vaccinal, est censée ne porter que sur les rythmes et les modalités ! Dans certains hôpitaux et dans le médico-social, on voit même des petits chefs zélés prêts à anticiper tandis que les plus extrémistes sont déjà passés à l’acte.
Le moment est crucial
Devant le péril du passage en force qui ne ferait qu’ajouter du désastre au désastre, certains responsables syndicaux, en particulier nos camarades, ont tout fait pour que les centrales et confédérations agissent de concert.
Les forces politiques adoptent des attitudes et pratiques diverses. Un petit nombre prône la vaccination obligatoire. D’autres, opposéEs à l’obligation et aux sanctions ne participent à aucune mobilisation. Au sein de la mobilisation contre les suspensions, l’obligation et les pass vaccinaux, force est de distinguer entre partisanEs du respect de cette base unitaire, et partisanEs de son utilisation pour une campagne contre toute vaccination anticovid.
Il est évident que ces divisions font le jeu du pouvoir. Sa tentative d’opposer les mouvements sociaux de Martinique et de Guadeloupe a fait long feu, mais est riche d’enseignements sur sa stratégie. Son refus de prendre en compte les évolutions de la situation sanitaire (variant plus contagieux mais moins mortel, nouveaux vaccins et médicaments) montre bien qu’il n’exclut pas l’éventualité d’une fuite en avant répressive encore plus irresponsable. La mise en scène du procureur de la République de Guadeloupe sur les désordres « planifiés et organisés » des nuits chaudes de novembre 2021 avec mise en cause de gangs, de policiers, de gros bonnets du commerce, et même de politiques, ressemble, au delà du doute que l’on peut avoir sur le scénario qu’il raconte, à la préparation du terrain pour le pire. L’arrestation rocambolesque d’Élie Domota n’a été qu’un prélude plutôt grotesque à ce qu’il doit rêver de faire.
La tenue en Martinique d’ateliers tripartites (État, collectivités, mouvement social) sur les sujets de la vie chère, de la jeunesse, du chlordécone, de la culture et, jusqu’à sa mise en sommeil, de la santé, ne suffit pas à donner le change, puisqu’ils fonctionnent comme des lieux de concertation et non de négociation.
Cela signifie que la construction d’un front du mouvement social et des éluEs dignes de Martinique et de Guadeloupe est nécessaire. Il faut imposer à l’État qu’il renonce à une politique d’éviction de centaines de personnels de la santé, du médico-social, de l’hygiène etc., qui romprait gravement la chaîne de soins, aggraverait le chômage, la colère, la désespérance.
Une crise systémique
La crise sanitaire n’est au fond que le dernier avatar de la crise systémique d’un colonialisme tardif qui n’accepte pas de mourir.
Dans les cinq ou six dernières années, la contestation de ce système s’est nourrie de plusieurs facteurs : la fureur du néolibéralisme français a réduit drastiquement les dotations permettant aux municipalités de jouer les amortisseurs sociaux. La dégradation des services publics, le refus de remettre en cause la toute-puissance des féodalités békées, et le mode d’insertion des « Isles à sucre », puis à bananes, puis à plages touristiques, dans l’économie mondiale, en fait française, ont fait le reste.
Dans des pays qui, comme de nombreux pays sous-développés se dépeuplent par fuite des jeunes (tandis que les arrivées en sens inverseaugmentent) et où le macronisme n’agite le chiffon rouge de l’autonomie que pour faire diversion, la matière inflammable s’accumule. Il y a un an, plus de 10 000 personnes ont manifesté à Fort-de-France contre l’éventualité d’une prescription dans les plaintes contre l’empoisonnement au chlordécone. Aujourd’hui des peines de prison fermes ont réprimé des manifestations sur la voie publique, de problématiques outrages à agents, un auteur de vidéos dénonçant les violences policières.
Pour l’heure, beaucoup des actions sanctionnées visaient des symboles coloniaux esclavagistes, des enseignes de capitalistes békés, par ailleurs considérés comme complices ou acteurs de l’empoisonnement massif au chlordécone. Des actes non revendiqués visent des champs de canne et de banane, des bureaux de poste, des centres de vaccination, des cabinets médicaux ou pharmaceutiques, des restaurants appliquant le pass sanitaire, des monuments aux morts de 1914-18, voire des forces de l’ordre prises pour cibles.
Quelquefois, à la faveur de ces gestes protestataires, s’exprime une certaine méfiance à l’encontre du mouvement ouvrier organisé. C’est que cette radicalité nouvelle se déploie dans une matrice idéologique national-populiste qui ne favorise pas la clarté d’un débat stratégique indispensable.
Toute l’histoire de la Martinique prouve pourtant que le mouvement ouvrier, nonobstant ses limites et contradictions est à l’origine de progrès démocratiques et sociaux qu’il faut développer, de balbutiements de la conscience nationale qu’il faut approfondir, de la formulation de l’exigence émancipatrice qu’il faut actualiser à l’aune des enjeux contemporains. La tâche des forces décoloniales et anticapitalistes est de réussir la nouvelle synthèse qui s’impose entre toutes les exigences et toutes les aspirations pour une société débarrassée des oppressions multiformes, de l’exploitation et du danger écocide. Il s’agit dans le même temps de forger au sein du mouvement des masses et avec les nouvelles générations militantes les stratégies et les tactiques de la victoire.
L-D. Bronzet
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