UKRAINE : DE LA RAISON, CERTES, MAIS…
Puisque le titre de la tribune du 27 mai parue dans L’Humanité, convoque la raison, donnons-lui acte de cela en son tout début, lorsque ce texte exprime de fait une condamnation de « l’intervention russe » en Ukraine.
Mais il s’arrête là pour bifurquer sur les responsabilités de l’Occident et indiquer la nécessité de la paix à travers la priorité donnée à « l’impératif de pacification ».
Qui ne souscrirait à la nécessité de la paix ? Mais à quel prix ? En capitulant ? En acceptant l’annexion et l’occupation ?
Dans le texte de cette tribune, deux grands absents : le peuple ukrainien lui-même et sa résistance, dont Florence Aubenas rappelait dans Le Monde qu’elle pouvait se déployer sous la forme d’une « mobilisation populaire et citoyenne ».
C’est bien la solidarité avec le peuple ukrainien lui-même, agressé de la pire des manières par l’impérialisme russe, et le soutien à sa résistance armée et non-armée qui sont la priorité aujourd’hui.
Cette solidarité et ce soutien sont portés en Europe par le Réseau européen de solidarité Ukraine (RESU), dont sont partie prenante des associations, des réseaux altermondialistes et féministes, des maisons d’édition, des syndicats et des forces politiques de gauche et écologistes d’une vingtaine de pays européens, en lien avec les mouvements de la gauche ukrainienne, mais aussi polonaise, ainsi que de la gauche russe opposée à Poutine.
De tout cela, le texte de la tribune « Ukraine : de la raison ! » ne dit pas un mot !
Toute sa construction repose sur un présupposé implicite : d’une part, il y a deux belligérants et l’Occident « ne cesse d’alimenter ce conflit », et d’autre part, il serait raisonnable de privilégier la voie diplomatique et de « raisonner » Poutine.
Une grille de lecture biaisée et déraisonnable qui nie le réel, escamote les responsabilités et nous détourne des tâches de l’heure.
Car s’il est exact que l’impérialisme états-unien profite de cette situation pour pousser ses propres feux et affaiblir la Russie, la réalité des faits est, comme dans le cas syrien de 2016, que cet impérialisme-là n’est pas un acteur de premier plan dans le déclenchement de la guerre.
Pas plus d’ailleurs que ne l’est l’OTAN (que Poutine souhaitait rejoindre au début de son premier mandat et qu’il a réussi à promouvoir indirectement dans les populations de toute l’Europe orientale, baltique et centrale).
Cette guerre relève d’une agression impérialiste qui n’est pas états-unienne mais russe !
Car il existe bel et bien un impérialisme russe que les auteur·ices de cette tribune se refusent à prendre en compte.
Cette guerre a aussi une dimension coloniale, totalement ignorée par le texte de cette tribune : l’Ukraine est une nation opprimée (en particulier par les étoiles jumelles du nazisme et du stalinisme), sa lutte est celle du droit des peuples à l’autodétermination et à l’autodéfense de sa population.
Comment, avec « raison », peut-on ignorer ces réalités ? Comment peut-on se dérober à la solidarité effective avec le peuple ukrainien qui résiste sous nos yeux ?
Si le texte de cette tribune évoque le « respect de l’autonomie citoyenne ou politique des nations », on peut cependant s’interroger sur le sort réservé au droit fondamental à l’autodétermination d’un peuple soumis à une occupation militaire étrangère. Et à son droit à se défendre pour survivre.
Il passe également sous silence le caractère fascisant (sexiste, homophobe, raciste…) du régime poutinien. Ce sont précisément ces éléments qui ne peuvent en aucun cas être tus aujourd’hui sous prétexte de négociations à ouvrir avec Poutine !
S’il est évident que « la paix est bien un impératif raisonnable autant que rationnel », quel sera le prix de la paix à payer pour l’Ukraine si les troupes russes ne quittent pas son territoire et si la fédération de Russie continue sa politique d’annexion ?
Stefan Bekier, Laurence Boffet, Bernadette Bouchard, Florence Ciaravola, Bruno Della Sudda, Jan Malewski, Catherine Samary, Mariana Sanchez, Patrick Silberstein, Christian Varin
L’Humanité, vendredi 27 Mai 2022 « Ukraine : de la raison ! »
Ce qu’il se passe en Ukraine du fait de l’intervention russe, qui entraîne d’insupportables souffrances humaines et doit être condamnée évidemment, ne doit pas nous faire oublier et le rôle de l’Occident dans cette guerre et, du coup, l’impératif de pacification qui doit intervenir en priorité pour y mettre fin. L’Occident, sous une influence américaine que la plupart des médias occultent scandaleusement, ne cesse d’alimenter ce conflit en soutenant l’Ukraine économiquement, et désormais militairement, à un niveau de plus en plus dangereux au regard des risques d’extension du conflit, voire de guerre mondiale qu’il comporte : pensons aux armes que les États-Unis fabriquent dans ce sens, au prix de milliards et ce dans une perspective d’hégémonie économique et politique.
À l’inverse et contre les va-t-en-guerre, y compris au plus haut niveau de responsabilité, les gouvernements occidentaux doivent « tout faire » pour choisir une tout autre orientation devant mener à la paix. Continuer à dialoguer avec Poutine, qui n’est pas le malade mental que l’on dit mais un idéologue de la « Grande Russie » qu’il faut raisonner. Mais tout autant et surtout rappeler l’impératif raisonnable autant que rationnel de la paix ; admettre que la guerre est un mal absolu (sauf contre la barbarie) et avoir conscience des moyens qui seuls peuvent y mettre fin : le respect de l’autonomie citoyenne ou politique des nations, la fin de la volonté de domination économique, donc politique, du capitalisme transnational dont les États-Unis sont le foyer, la sortie de l’Otan pour la France, voire la disparition de cette organisation militaire tant elle est le bras juridique et armé de l’impérialisme américain en Europe, orienter la politique vers un dépassement des antagonismes économiques des blocs dont la guerre en Ukraine est aussi le lieu. C’est ainsi que l’on réconciliera la morale et la politique dans un univers qui a de plus en plus besoin de cette réconciliation !
Premiers signataires : Yvon Quiniou, philosophe, Francis Combes, poète, Patricia Latour, journaliste et féministe, Jean-Pierre Bastid, cinéaste et romancier, Jean-Michel Devésa, romancier et universitaire, Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, poète et traductrice, Laurent Fourcaut, poète et universitaire, Irène Sokologorsky, traductrice, ancienne présidente de l’université Paris-VIII, Philippe Tancelin, poète et philosophe, Tony Andréani, philosophe, José Muchnik, poète et anthropologue, Bernard Frédérick, journaliste, Pascal Acot, retraité CNRS-IHPST, Jean Asselmeyer, réalisateur, Chantal Montellier, dessinatrice politique, Pierre Zarka, ancien directeur de l’Humanité, Catherine Destom Bottin, militante féministe antiraciste, Gérard Streiff, journaliste et romancier, Alexis Bernaut, poète et traducteur, Bernard Vasseur, philosophe, Danielle Bidard-Reydet, sénatrice honoraire.