« À 1 heure du matin, le camp a été bombardé. Mes deux filles faisaient partie des victimes. Elles étaient sœurs. J’ignore si un éclat ou la bombe elle-même est tombée entre elles. Les deux ont été projetées dans des directions différentes. Leur ventre et le bas de leur corps ont été réduits en pièces. »
Le récit de ce père de famille qui en l’espace d’une nuit a perdu ses deux filles, âgées de 12 et 15 ans, dans un bombardement d’un camp de réfugiés, n’est malheureusement pas le seul à révéler les exactions effroyables de la junte militaire contre la population birmane. Bien au contraire, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU l’a récemment révélé dans un rapport glaçant publié lors de sa 50e session : les attaques militaires perpétrées contre les enfants en Birmanie sont ciblées et systématiques. Les jeunes générations ne sont donc pas seulement des victimes collatérales de ce conflit armé qui met à feu et à sang la Birmanie. Elles sont aussi des cibles pour la junte militaire, qui s’attaque ainsi à l’avenir même de son pays.
VOLONTÉ DE CONTRÔLE ET NON-SENS JURIDIQUE
Rendu public le 13 juin dernier, le texte alarmant du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Birmanie est pourtant passé inaperçu dans le flux constant d’actualités saturant les médias et les réseaux sociaux. Pourtant, à l’aide de nombreux chiffres et plusieurs témoignages d’enfants, d’adolescentes et de familles déchirées, ce rapport révèle l’ampleur de la crise humanitaire et économique que subissent en particulier les enfants birmans depuis le coup d’État de 2021.
En effet, depuis que la junte militaire a écarté de force le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi pour tenter d’imposer sa loi en Birmanie, le pays a sombré dans un conflit opposant militaires et civils. Plusieurs manifestations et mouvements de désobéissance civile ont éclaté à la suite du coup d’État. Réponse de la Tatmadaw : une répression sanglante qui a causé la mort d’un millier de civils, un chiffre à revoir à la hausse une fois le chaos terminé.
Parmi ces victimes, 382 enfants tués ou blessés, dont 60 % par des tirs de balles et 142 torturé. Cette réalité du conflit met en lumière la volonté de la Tatmadaw d’infliger des souffrances durables à la population sur laquelle elle revendique pourtant un contrôle politique étroit depuis des décennies. Selon l’Assistance Association for Political Prisoners (AAPP), une organisation à but non lucratif qui suit l’évolution de la répression militaire en Birmanie depuis la Thaïlande, 39 enfants de moins de 10 ans sont également detenus en tant que « prisonniers politiques », un non-sens juridique pour des mineurs aussi jeunes.
La junte birmane justifie ces attaques et arrestations par la présence d’enfants au sein des manifestants ou des milices antijuntes. Or l’argument se heurte aux fondamentaux du droit humanitaire, qui stipule clairement l’interdiction de porter atteinte à la vie et à l’intégrité physique d’enfants en temps de guerre. Si les moins de 15 ans ne devraient pas être en mesure de prendre les armes pour un camp ou l’autre, armée de libération ou junte militaire, il est également certain que leur détention est un non-sens juridique au regard du droit international et même national. La présence de jeunes de moins de 15 ans parmi les divers groupes armés non étatiques complique néanmoins leur protection et sert d’excuse aux militaires pour tirer aveuglément sur les civils sans distinction.
Cependant, les chiffres affligeants révélés par le rapport de l’ONU le confirment : non seulement les exactions de l’armée sont qualifiables avec certitude de crimes contre l’humanité, mais elles illustrent aussi une cruauté assumée afin de maintenir un semblant de contrôle sur un pays en train de sombrer.
SITUATION HUMANITAIRE CATASTROPHIQUE
« Un fait perturbant demeure : personne ne connaît la véritable ampleur de la souffrance des enfants et de leurs familles aux mains de la junte », alerte l’auteur du rapport dès la première page. De la même manière, les conséquences à long terme de ce conflit sur les générations à venir ne peuvent encore être entièrement appréhendées.
La situation humanitaire actuelle des enfants birmans est catastrophique. Selon le rapport de l’ONU, 4,5 millions d’entre eux vivraient en état d’insécurité alimentaire et 5 millions auraient besoin d’assistance humanitaire. Par ailleurs, le conflit en a coupé 7,8 millions de leur cursus scolaire. Les besoins sont d’autant plus colossaux que le coup d’État et la guerre civile ont exacerbé des fragilités socio-économiques préexistantes, mettant déjà en danger les enfants et adolescents birmans et compromettant leur avenir. La Birmanie a également été durement frappé par la crise sanitaire du Covid-19, mal gérée par le nouveau gouvernement qui centralise une grande partie des ressources médicales et humanitaires. L’ONU estimait déjà en 2021 que la pandémie risquait de faire doubler le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans le pays, en particulier les femmes et les enfants.
En 2022, la situation socio-économique ne paraît pas en voie d’amélioration : l’inflation a rendu certaines denrées inaccessibles, les ménages se sont endettés et les réseaux électriques et internet sont régulièrement coupés. Le retrait de grandes entreprises du territoire birman, bien que signant un acte de protestation international face à la répression militaire, a également favorisé le ralentissement de l’économie, des investissements et de l’emploi. Ces départs en série ouvrent également la voie aux entreprises chinoises dont le peu de considérations pour les normes sociales et environnementales ne risquent pas d’améliorer la situation dans maints territoires birmans. Pour les lycéens, étudiants et jeune diplômés, les perspectives d’avenir en seront d’autant plus dégradées, et pour les familles, les moyens de subvenir aux besoins de leurs enfants encore davantage réduits. Le taux de déscolarisation suite au conflit a atteint des sommets affolants, et les enfants les plus affectés sont ceux issus des minorités du pays, telles que les Karennis et les Rohingyas.
Résultat : la fracture ethnique et sociale, cause de l’insécurité du pays depuis des décennies, risque d’être renforcée par le conflit. Les enfants issus de minorité, qui se trouvaient déjà dans des situations d’extrême vulnérabilité avant le coup d’État, sont d’autant plus exposées aux risques de trafic d’êtres humains, de mariages arrangés et de violences physiques et sexuelles. Les zones résidentielles et les camps de réfugiés des États Kachin, Kayah et Rakhine sont en particulier prises pour cibles des assauts d’artillerie et des bombardements. La junte a également arrêté et détenu des centaines d’enfants Rohingya, la population apatride de Birmanie, pour « déplacements illégaux » tandis que ces derniers tentaient de fuir l’État Rakhine où ils sont réfugiés, ou confinés de force, dans des camps insalubres et désormais bombardés. C’est dans ce contexte politique, économique et social que toute une génération va devoir construire son avenir.
AGIR POUR SAUVER L’AVENIR D’UNE GÉNÉRATION
Ce rapport de l’ONU n’a pas seulement pour but d’émouvoir et de choquer le lecteur au sujet des atrocités commises par la Junte sur la part la plus vulnérable et la plus innocente population. Il met en lumière le sabotage délibéré de l’avenir même du pays et encourage à l’action.
Les jeunes luttent courageusement aux côtés des combattants pro-démocratie, comme leurs parents l’ont fait lors des mobilisations étudiantes en 1988, également sévèrement réprimées. Mais le gouvernement en exil birman ne semble pas en mesure de les aider. Dans une rétrospective de février 2022, Radio France rapporte les propos du ministre birman de l’Énergie Mau Htun Aung à ce sujet :
« C’est vrai, le gouvernement central n’est pas en mesure d’aider les jeunes combattants. Ils ont tout à fait le droit d’être déçus, mais c’est aussi lié au fait que nous n’avons reçu aucun soutien de la part des pays démocratiques, qui tout en saluant haut et fort le courage du peuple birman, ne lui apportent aucune aide concrète. »
Une opinion partagée par le rapporteur spécial en Birmanie pour qui les réponses de la communauté internationale restent insuffisantes. Son rapport souligne notamment que seuls 10,4 % de l’aide nécessaire ont été actuellement alloués au pays. Il appelle également les États à ne pas oublier la crise birmane : accaparés par le conflit ukrainien qui engendre son lot d’atrocités, beaucoup de pays démocratiques ont en effet reporté leur attention vers l’Europe.
Néanmoins, des solutions existent pour venir en aide à la population et protéger ses enfants, à court, moyen et long terme. Les recommandations du rapport mettent l’accent sur les différents moyens d’entraver les moyens de financement de la junte. Des sanctions ciblées existent déjà mais elles peuvent aller plus loin. Plusieurs activistes et chercheurs ont appelé les gouvernements à imposant des sanctions ciblant le secteur du gaz birman. L’entreprise d’État Myanma Oil and Gas Enterprise (MOGE), tombée aux mains de la junte, permet de financer une grande partie de son armée et de son approvisionnement en armes. Dans ce cas précis, couper ce flux d’argent permettrait de diminuer directement les violences contre les civils.
De son côté, le flux d’aide humanitaire ne doit pas seulement se multiplier. Il faut également trouver des procédures intelligentes pour éviter la confiscation par les forces armées, une ethnie en particulier ou les pouvoirs locaux. Cette aide doit en outre prendre en compte les besoins spécifiques des populations en souffrance, en particulier des familles et enfants issus de minorités. Des couloirs humanitaires doivent être sécurisés et les populations dont les mouvements ont été entravés évacuées. L’éducation et l’information doivent reprendre pour toutes et tous aussi rapidement que possible, car nous pouvons encore empêcher ces enfants de rejoindre le rang des « générations perdues ».
Ne laissons pas passer la cruauté. D’autant plus quand elle est dirigée contre une jeunesse déterminée à sauvegarder les vestiges fragiles de la démocratie de son pays, en dépit de la sauvagerie à laquelle elle doit faire face.
Eléa Beraud