La situation politique internationale est durablement dominée par le conflit entre une nouvelle puissance montante, la Chine, et la puissance établie, les Etats-Unis. Ce face-à-face est analysé ici comme un conflit interimpérialiste. La structure sociale de la Chine est certes très particulière (ce n’est pas un détail), mais l’ampleur de la rupture de continuité entre le régime maoïste et celui de Xi Jinping est bien documentée [1]. Il y a évidemment en ce domaine matière à controverse et la notion même d’impérialisme a plusieurs acceptations légitimes (comme quand on évoque l’impérialisme de la Russie tsariste). Il est parfaitement possible d’étudier les conflits géopolitiques en cours en restant réservé sur le stade d’évolution de la société chinoise (ou russe) sans que cela bouleverse l’analyse – à moins de penser que les régimes de Xi Jinping et de Poutine, issus de contre-révolutions, resteraient « progressistes ».
Le conflit entre une puissance montante et la puissance établie est un scénario classique. Mais il doit impérativement être analysé dans son contexte historique. Le contexte présent est celui de la crise globale dans laquelle nous a plongés la mondialisation capitaliste, à savoir un contexte sans précédent par ses implications. Nous y reviendrons, mais avant cela, soulignons la place singulière que l’Eurasie occupe dans la géopolitique mondiale.
L’Eurasie et les conflits de grandes puissances
Le grand jeu entre la puissance montante et la puissance établie se joue dans le monde entier, mais il prend, pour des raisons historiques et géostratégiques, une acuité particulière en Eurasie. Zone économique de toute première importance (avec en son cœur la Chine), le continent borde à l’ouest l’Atlantique nord et, à l’est, la zone indo-pacifique d’où la Chine, elle encore !, peut se projeter jusqu’au Pacifique sud. Il a été l’épicentre des bouleversements révolutionnaires et contre-révolutionnaires du XXe siècle impliquant l’Europe, la Russie, la Chine, le Vietnam et bien d’autres pays de la région. Il a connu plus profondément qu’ailleurs le nazisme, le stalinisme, la division en blocs, les guerres.
Le continent porte les stigmates de cette époque. La menace nucléaire est mondiale, mais l’Eurasie a le monopole des « points chauds », là ou les détenteurs de l’arme partagent une même frontière – Russie et membres de l’OTAN à l’ouest, Inde et Pakistan au centre, Taïwan au sud (Chine-USA), péninsule coréenne à l’est.
Ce passé est néanmoins révolu. La défaite internationale, dans les années 1980, de ma génération militante a ouvert la voie à l’expansion de la contre-révolution néolibérale et à la mondialisation capitaliste. Le vocabulaire et les réflexes de ladite Guerre froide (brûlante en Asie) sont réapparus en réaction à l’invasion de l’Ukraine, ce cadre d’analyse n’en est pas moins obsolète. La Russie et la Chine sont intégrées au même marché mondial que les Etats-Unis et l’Europe. L’une des grandes questions actuelles concerne les contradictions provoquées par les conflits entre Etats dans un monde interdépendant régi par la libre circulation des marchandises et des capitaux.
Nous devons nous libérer du logiciel analytique plus ou moins inconscient de la Guerre froide pour mieux penser le neuf à l’heure où l’Eurasie est redevenue le théâtre d’une confrontation aigüe des grandes puissances, que ce soit à l’Est autour de Taïwan depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping ou à l’Ouest depuis l’invasion de l’Ukraine.
Les Etats-Unis restent, de loin, la principale puissance militaire mondiale, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont en position de supériorité en tout lieu et à tout moment. Cette supériorité dépend de la nature du théâtre d’opérations, de la fiabilité des alliés, de la situation politique intérieure, de la logistique... Or, disons que sur tous les « fronts » eurasiatiques, ils se trouvaient en situation de faiblesse.
Le président Obama aurait voulu faire basculer le « pivot » du dispositif politico-militaire des Etats-Unis en Asie. Il ne l’a pas pu, englué dans la crise moyen-orientale. Pékin en a profité pour établir son emprise dans toute la mer de Chine du Sud sur laquelle elle a proclamé sa souveraineté sans tenir aucun compte des droits maritimes des autres pays riverains. Elle en exploite les richesses économiques et a construit, sur des récifs, un ensemble d’iles artificielles abritant un réseau dense de bases militaires. Donald Trump a été incapable de poursuivre une politique chinoise cohérente. Joe Biden a réussi à recentrer les USA en Asie-Pacifique, mais il est confronté à une situation de fait accompli.
La guerre n’est pas qu’une affaire militaire, tant s’en faut, mais le sort des batailles n’est pas sans importance. Or, un conflit en mer de Chine du Sud tournerait probablement à l’avantage de Pékin qui pourrait utiliser ses armes les plus modernes, la puissance de feu combinée d’une zone maritime et d’une ligne côtière militarisées, la proximité des bases continentales (missiles, aviations…), ainsi que les facilités logistiques assurées par un réseau routier et ferroviaire moderne (rapidité d’acheminement et de déplacement sur le front des troupes, des munitions…). La guerre d’Ukraine s’inscrit dans la durée et l’on voit à quel point elle est consommatrice d’obus ! Le réarmement constant des fronts est une contrainte majeure, bien plus simple à résoudre par Pékin que par Washington. Le Pentagone se trouve devant une équation compliquée à résoudre.
Cette analyse est cependant contestable [2]. La Chine n’a pas d’expérience de la guerre moderne. La stratégie maoïste était défensive, avec pour pilier l’armée de terre et la mobilisation populaire. Xi Jinping construit à marche forcée les attributs d’une grande puissance avec pour pilier la Navale. Cependant, ses troupes, son matériel, la fiabilité et la précision de son armement, sa chaine de commandement, son organisation logistique, son système d’information (maitrise de l’espace) et d’intelligence artificielle n’ont jamais été testés en situation réelle – quant à sa flotte de sous-marins stratégiques, elle représente toujours un talon d’Achille.
Au moment de l’invasion de l’Ukraine, Washington était aussi en situation de faiblesse en Europe. La Russie se serait préparée pendant au moins deux ans à une offensive sur le front européen, tant sur le plan économique que militaire. Même si Poutine espérait une victoire éclair en Ukraine (une erreur qui lui a coûté très cher) et la paralysie consécutive de l’OTAN (il connaissait son état de crise), il avait d’autres objectifs en vue et savait que la tension à ses frontières serait durable. En revanche, l’impréparation de Washington était patente.
Après l’échec afghan, l’OTAN était en état de crise et ses forces en Europe n’étaient pas massées en nombre aux frontières russes. Donald Trump avait dynamité les cadres de coopération multilatéraux du camp occidental. L’impuissance de l’Union européenne était manifeste, incapable de n’avoir ne serait-ce qu’une diplomatie cohérente vis-à-vis de la Chine et de la Russie.
Avec le Brexit, la coopération entre les deux pays possédant une armée d’intervention, la France et la Grande-Bretagne, était au point mort et leurs moyens restent très limités. Le moral ne va pas fort (la succession d’échec subi par Paris en Afrique n’y est pas pour rien). Les forces françaises n’ont pas d’autonomie stratégique, dépendant de Washington pour le renseignement et… des Russes et des Ukrainiens pour se déployer. Ironie de l’histoire, Paris a en effet longtemps loué des gros-porteurs appartenant à des compagnies russes et ukrainiennes pour transporter ses troupes. J’imagine que ce n’est plus le cas (encore que, le capitalisme et le commerce étant ce qu’ils sont…).
L’Ukraine en contexte
L’OTAN n’était ni la seule ni la principale raison de l’invasion. Selon les propres dire de Poutine [3], elle visait à rayer de la carte l’Ukraine – cet Etat qui à ses yeux n’aurait jamais dû être. Il est impossible de savoir ce qui se serait passé si une guerre éclair avait permis à la Russie de conquérir le pays, de le balkaniser et d’établir à Kiev un gouvernement fantoche. Cela n’a pas été le cas, l’offensive russe étant mise en échec par une résistance nationale massive impliquant l’armée, les forces territoriales et la population.
C’est dans ces conditions que la guerre d’Ukraine est devenue un fait géopolitique majeur qui provoque des réalignements géostratégiques beaucoup plus complexes que l’on pourrait imaginer.
Pékin et le scénario qui n’a pas eu lieu
A quel point la direction du PCC avait-elle été prévenue des projets russes ? A la veille de l’invasion, Xi Jinping et Poutine avaient annoncé en fanfare un accord de coopération stratégique sans limites. Cependant, Pékin n’a pas attaqué Taïwan, ouvrant un second front, bien que l’occasion puisse sembler favorable et que Xi avait fait de la « reconquête » de ce territoire un marqueur de son règne. De fait, la Chine a commencé par afficher une posture prudente à l’ONU, ne se dissociant pas explicitement de Moscou, mais n’opposant pas son véto à la première condamnation de l’invasion et affirmant même que les frontières internationales devaient être respectées. Rappelons que pour la direction du PCC (et l’ONU), Taïwan est une province chinoise et non pas un Etat étranger.
Pourquoi cette retenue ? Envisageons plusieurs raisons. La première est militaire. Taïwan constitue un énorme abcès de fixation au cœur de la mer de Chine du Sud que Pékin aimerait crever, mais la traversée du détroit, large de 120 kilomètres, rend une invasion très périlleuse. Les Taïwanais ont probablement les moyens de résister le temps que les forces US arrivent en couverture. Quels que soient les progrès accomplis, l’aéronavale chinoise n’est pas en mesure de faire front. Xi Jinping n’a certainement pas oublié les échecs passés, quand Mao, au sortir de la guerre civile, a tenté par trois fois de s’attaquer au Kuomintang (Guomindang) de Tchang Kai-check replié sur l’île. La réciproque est aussi vraie : une invasion étasunienne de la Chine semble inenvisageable.
Deuxième raison, les intérêts russes et chinois ne coïncident pas toujours, tant s’en faut. Leur alliance fait sens dans un contexte défensif et la Russie possède une expérience dont la Chine a cherché à tirer profit, en participant par exemple à des exercices militaires conjoints en Sibérie. Cependant, le contentieux historique entre Moscou et Pékin à l’arrière-plan de la rupture sino-soviétique de 1969 est très lourd (il avait débouché à l’époque sur un état de guerre pour le contrôle du fleuve frontalier Amour). Avec l’initiative majeure de Xi Jinping des nouvelles routes de la soie, l’influence chinoise s’est considérablement renforcée en Asie centrale dans une région que Poutine considère sienne. L’invasion de l’Ukraine remet en cause les intérêts chinois en Europe orientale (y compris en Ukraine) et occidentale. Abandonner ses propres ambitions européennes au nom des ambitions impériales de Moscou n’a rien d’évident. Cependant, le pire scénario possible pour Pékin serait de se retrouver seul face à Washington.
Troisième raison, la position de Xi Jinping au sein du PCC n’est pas consolidée. Sa gestion de la pandémie Covid-19 est critiquée. L’état-major de l’Armée n’a pas digéré les purges dont elle a été l’objet. Les fractions éliminées sans ménagement des organes de pouvoir attendent l’heure de la revanche. Xi a imposé une réforme constitutionnelle qui lui permet de présider aussi longtemps qu’il le voudra – mais le pourra-t-il ? Un parti de 90 millions de membres dans un pays-continent ne se mène pas à la baguette et sa situation est probablement plus fragile qu’il ne paraissait.
Une crise de gouvernance généralisée
La situation de Joe Biden aux Etats-Unis était déjà critique au moment de l’invasion de l’Ukraine, sans majorité fonctionnelle au Congrès, sous la menace d’un retour en force du trumpisme. Depuis, cela va de mal en pis, avec le coup d’Etat judiciaire rampant effectué par les six membres hyper-conservateur.es (contre trois membres sains d’esprit) de la Cour suprême.
On connaît maintenant comment l’extrême droite (en particulier évangéliste) a préparé depuis des décennies sa mainmise sur les institutions en formant et plaçant à des postes clés avocats et juges [4]. On sait l’ampleur du complot trumpiste qui a conduit à l’assaut du Capitol [5]… et pourtant je n’arrive pas à comprendre comment aux Etats-Unis six personnes (six !) peuvent imposer leur dictature en rompant avec le fonctionnement traditionnel de la Cour suprême [6], en s’attaquant aux droits reproductifs, en bloquant le programme (pourtant si modéré) de lutte contre le réchauffement climatique et en annonçant que ce n’est qu’un début et que leur offensive obscurantiste va se poursuivre en d’autres domaines, dont celui des élections.
Il y a d’importants contre-pouvoirs aux Etats-Unis, tel le rôle des Etats. Ce n’est pas le cas en France, pays de l’hyperprésidentialisme où Macron tente d’imposer un « dépassement » autoritaire de la démocratie bourgeoise, projet heureusement contrecarré (pour l’heure) à l’occasion des récentes législatives. La situation n’en est pas moins désastreuse outre-Atlantique, comme en Europe (la pantalonnade de Boris Johnson…). Nous traversons une crise d’agonie démocratique.
La mondialisation en crise critique
La mondialisation marchande est aujourd’hui à l’arrêt, même si ce n’est pas nécessairement le cas de la mondialisation financière. La géopolitique étudie en principe la corrélation entre de nombreux facteurs, ce qui ne peut être qu’un travail collectif [7]. Cela sort de mon sujet. Cependant, l’Eurasie a fait don d’un nouveau facteur géopolitique de première importance : la pandémie Covid-19. Née en Chine, elle s’est propagée en Europe qui lui a servi de tremplin pour gagner le monde entier.
La rapidité avec laquelle l’épidémie est devenue pandémie s’explique par l’incurie des pouvoirs qui ont tardé à agir (en Europe aussi), à la densité des échanges du capitalisme mondialisé et aux caractéristiques propres du virus Sars-Cov-2, notamment à sa capacité à fabriquer de nouvelles lignées de variants et à s’attaquer à quasiment tous les systèmes pulmonaire, sanguin, nerveux, digestif… (rien avoir donc avec la grippe). Le seul précédent pourrait être la grippe mal nommée espagnole (elle était originaire des Etats-Unis), à l’époque de la Première Guerre mondiale, mais on ne savait alors analyser les variants et on ne peut donc comparer.
Nous sommes entrés de plain-pied dans l’ère des épidémies, en sus de la crise climatique et écologique. Covid-19 a fait exploser les contradictions d’une économie mondiale fondée sur la production à flux tendu et la croissance illimitée des échanges. Il n’y aura pas de retour en arrière.
La nouvelle tectonique des plaques géopolitiques
Près de cinq mois après l’invasion de l’Ukraine, la situation mondiale pourrait paraître simple à caractériser : l’Eurasie et la zone indo-pacifique restent l’épicentre des conflits géopolitiques, le leadership étatsunien est restauré sur le camp occidental, l’OTAN est refondée avec des ambitions nouvelles, la Russie et la Chine font bloc malgré leurs contentieux dont nous avons parlé, une « démondialisation de guerre » est engagée sur tous les terrains, la crise climatique, écologique et sanitaire s’accélère en conséquence, la souffrance des peuples s’accroit à la mesure des désastres en cours.
La refondation de l’OTAN
L’invasion de l’Ukraine a, comme prévu, permis à l’OTAN de surmonter sa crise post-Afghanistan en lui donnant une nouvelle raison d’être et une nouvelle légitimité – un très mauvais coup pour le combat contre l’Organisation et les alliances militaires. Le sommet de Madrid, fin juin 2022, a été l’occasion de se doter d’un mandat sans limites, l’autorisant à intervenir dans le monde entier contre toute « menace », quelle qu’elle soit [8]. La Russie y est présentée comme « la menace la plus significative » pour l’heure et la Chine, à terme, comme le principal « concurrent stratégique » en tous domaines.
Le « nouveau concept stratégique » de l’OTAN ne souffre d’aucune ambiguïté. La question reste : l’Organisation a-t-elle les moyens de sa politique ? Cela n’a rien d’évident. Si à l’ONU une majorité de pays a condamné l’invasion, seule une petite minorité s’est engagée dans la voie des sanctions. Aujourd’hui, Joe Biden et l’OTAN exigent des pays d’Eurasie et de l’Indo-Pacifique qu’ils fassent front commun à la fois contre la Russie et la Chine. Qu’ont-ils obtenu ? L’adhésion de nouveaux pays européens à l’Organisation avec, c’est cela qui est important, un soutien populaire, l’accord de la grande majorité des membres de l’Union européenne pour se ranger sous le parapluie militaire US, l’alignement enthousiaste du Japon.
Le Japon. La Constitution japonaise contient une clause pacifiste (l’article 9) qui interdit au pays de reconstituer une armée (« le Japon renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation »). Cette clause a été contournée (« réinterprétée ») à partir de 1954 par le Parti libéral démocrate (nationaliste de droite) qui a développé les « forces d’auto-défense » en contradiction avec l’article 9 qui précise que « pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre ».
Le Japon possède ainsi la cinquième armée du monde, derrière les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde. Elle dispose notamment de 1 450 avions (seuls les USA en ont plus) et d’une marine forte de 36 destroyers. Les destroyers sont les plus puissants navires de guerre après les porte-avions [9]. Tokyo ne dispose pas de l’arme nucléaire, mais pourrait s’en doter très rapidement. Le gouvernement pense qu’en participant à des opérations multilatérales, il pourra créer un fait accompli et envoyer ses forces sur des théâtres d’opérations extérieurs. Tokyo jouera sa propre partition et ne sera pas un allié subordonné de Washington.
L’Inde. Joe Biden a promu le concept de zone indo-pacifique pour intégrer New Delhi à un front commun face à la Chine. Il n’a aujourd’hui aucune chance d’obtenir l’accord du gouvernement Modi pour se ranger auprès de Washington contre la Russie. Pour des raisons d’opportunité évidentes, l’Inde affiche ostensiblement un principe de neutralité diplomatique. Elle entretient des liens continus avec Moscou depuis les années 1960 et environ 60% de ses besoins militaires sont couverts par la Russie. Elle serait même d’accord pour envisager des échanges commerciaux en roubles (la devise russe) et non pas en dollars. [10].
Les nouveaux non-alignés
Le non-alignement est redevenu un thème récurrent. Le terme séduit, réveillant la mémoire de la conférence de Bandung en 1955. Cette conférence s’était tenue sous les auspices du dirigeant indonésien Soekarno, avec notamment en vedette Zhou Enlai pour la Chine, Nehru pour l’Inde, Nasser pour l’Egypte, Sihanouk pour le Cambodge, Tito pour la Yougoslavie, ainsi que le Japon (seul pays industrialisé) et Hocine Aït Ahmed pour le FLN algérien. Le Mouvement des Non-Alignés (MNA) s’inscrivait dans un vaste combat pour la décolonisation et la remise en cause de l’ordre dominant.
Rien à voir avec les non-alignés d’aujourd’hui, composés en règle générale de régimes qui n’ont rien de progressif. Ainsi, l’Inde de Modi est considérée par de nombreux courants de gauche comme fasciste [11]. Cependant, la référence au non-alignement signifie que les affaires continueront comme avant et que la Russie n’est pas isolée sur le plan international, d’autant plus que sa dénonciation des perfidies de l’Occident entre en résonance avec la mémoire populaire de la colonisation ou de l’invasion de l’Irak.
Aux frontières européennes de la Russie, tout étant relatif, l’OTAN et l’Union européenne apparaissent certes plus démocratique que le régime poutinien, même si le programme de reconstruction de l’Ukraine discuté à Lugano, dans la perspective de l’après-guerre, veut imposer à la population les canons de l’ordre néolibéral [12].
La solidarité
L’avenir reste très incertain. On ne sait comment les crises de décomposition démocratiques nationales peuvent se répercuter sur la situation internationale, si une crise paroxysmique ne va pas s’ouvrir demain en Méditerranée autour de la Turquie ou au Moyen-Orient, comment la « guerre totale » (y compris les sanctions et contre-mesures économiques) va se poursuivre, si la brutalité des effets de la crise climatique ne va pas provoquer des vagues de migration et un nouveau durcissement de l’Europe forteresse…
La crise ukrainienne a cependant été l’occasion pour la gauche d’Europe occidentale de comprendre l’importance de l’expérience propre de la gauche d’Europe orientale, d’intégrer leur « angle de vue ». On ne peut penser la géopolitique sans s’élever au-dessus de son horizon national et apprendre à voir le monde d’ailleurs. Il ne suffit pas de soutenir nos camarades qui combattent de part et d’autre de la frontière russe, en particulier de Sotsialniy Rukh, le « Mouvement social » ukrainien, il faut aussi les écouter et apprendre.
De même, l’Ukraine ne doit pas faire oublier la terrible guerre qui ravage la Birmanie (Myanmar), où la dangerosité du combat poursuivit aux Philippines après le retour au pouvoir du clan Marcos. La gauche radicale sera internationaliste en action ou ne sera pas.
Pierre Rousset