Les années 1980 marquent une rupture. Jusque-là, les économies nationales importaient et exportaient des matières premières, des biens de consommation et des biens d’investissement. La globalisation a accru les échanges de produits intermédiaires qui permettent à de grands groupes de déléguer à des fournisseurs localisés à l’étranger des tâches de conception et de production.
Grâce aux technologies d’information et la numérisation, le double mouvement d’externalisation et de délocalisation des tâches a permis la mise en place de chaînes de valeur mondiales (CVM) caractérisées par une forte intensité de coordination et une baisse des coûts de transaction. La fluidification de l’espace mondial a accru la mobilité de la production des biens et services tandis que la libéralisation des marchés financiers a accéléré celle des capitaux.
Désindustrialisation
Les arbitrages entre investir à l’étranger et/ou établir des relations contractuelles avec les fournisseurs dépendent depuis de décisions élaborées par la structure de pilotage du groupe, chargée de réaliser l’intégration des tâches et la coordination logistique de façon à dépasser la gestion additive, site par site, pour valoriser les interdépendances dans la gestion des ressources.
Pour de nombreux produits, la valeur ajoutée étant localisée dans les composants produits par les fournisseurs, l’implantation de CVM (l’automobile, le textile, les médicaments, etc.) a participé puissamment à la désindustrialisation française. Face à cette tendance, le tissu économique n’a pas opéré de montée en gamme pour capter de valeur ajoutée nouvelle sur le territoire, et la production française est restée positionnée sur des segments bas-moyen de gamme à bas coûts, comme nous l’avions montré dans Les Paradoxes de l’Économie du Savoir (éditions Hermès Lavoisier, 2012).
La sanction se lit dans la dégradation profonde et continue des soldes commerciaux, encore passés de moins 84,7 milliards d’euros en 2021 à moins 113,9 milliards d’euros en mai 2022 sur 12 mois glissants.
Vents contraires
La dé-globalisation productive est liée à plusieurs facteurs. L’hyper-mondialisation recule après la crise financière de 2008. La Chine opère un recentrage sur la demande interne et le repli commercial des États-Unis s’est accru entre 2015 et 2020. Les investissements étrangers ont stagné entre 2008 et 2014 puis ont fortement régressé jusqu’en 2020. La globalisation change de nature, elle est influencée par des considérations géopolitiques autant que par des motifs strictement économiques.
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De plus, lorsqu’une CVM se démultiplie, les rendements de la coordination diminuent parce qu’il devient plus difficile pour les groupes de contrôler l’ensemble du processus de production. À cela s’ajoute la pandémie dont le choc produit une recomposition des CVM sur de nouvelles bases territoriales (le tiers d’entre elles selon un institut allemand) et les effets du confinement immobilisant les conteneurs dans les ports chinois.
La hausse vertigineuse des coûts de transport aggrave les blocages productifs affectant les composants de très nombreux produits. Sans oublier les impératifs écologiques visant à réduire les pollutions importées que les délocalisations précédentes avaient amplifiées sous le prétexte de verdir les productions nationales.
Mondialisation « entre amis »
Nous assistons à une remise en question de la globalisation qui donne la priorité à un ordre global néolibéral sur les intérêts nationaux. Les excès qui en découlent expliquent sur le plan politique la montée des populismes et, sur le plan économique, le retour de l’État, qu’il s’agisse de consolidation des tissus industriels (réindustrialisation, relocalisations), de souveraineté nationale et/ou européenne (politiques industrielles dans les semi-conducteurs, les batteries, les médicaments…), de questions sociales et de politiques énergétiques et environnementales.
La volonté de reconfigurer la mondialisation est manifeste. On en veut pour preuve le discours récent de Janet Yellen, secrétaire au Trésor américain, qui précise que « dorénavant, la mondialisation se fera entre amis qui partagent les mêmes valeurs ». La fragmentation accrue de l’espace mondial fait apparaître de multiples zones d’influence favorisant le raccourcissement et la régionalisation des chaînes d’approvisionnement et nécessitant la recomposition des écosystèmes et la redéfinition des compétences des entreprises.
Par ailleurs, les tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis et la guerre en Ukraine accentuent la désoccidentalisation qui ne concerne pas seulement la sphère productive et la finance, elle porte également sur les mentalités, les normes et les valeurs qui les sous-tendent. Par exemple, la diplomatie occidentale est souvent perçue comme une forme d’ingérence, sa puissance intensifie les relations commerciales notamment avec les pays en développement en les assujettissant davantage aux marchés et à la finance des États-Unis et, à un moindre degré, de l’Europe.
Le retour des « spreads » européens
De leur côté, les démocraties occidentales érigent des barrières concernant la culture (concerts annulés, Dostoïevski censuré par l’Université de Milan-Bicocca), l’information (Sputnik et RT interdits dans l’UE), l’espace numérique (les équipementiers Huawei et ZTE exclus des États-Unis et du Canada), le sport (exclusion des joueurs russes et biélorusses du tournoi de Wimbledon), etc.
La fragmentation peut s’observer à un niveau plus fin à l’intérieur d’une grande région. La montée des taux d’intérêt dans l’UE accroît l’écart entre les pays fortement endettés et ceux qui le sont moins. En 2021, l’écart entre les taux d’intérêt payés par l’Allemagne et l’Italie était de 0,9 point. Il est aujourd’hui de 2,5 points, ce qui traduit un risque accru sur la dette italienne.
Le durcissement de la politique monétaire de la Banque centrale européenne manifestée par l’arrêt des achats d’actifs va accroître la fissuration de l’UE en augmentant les primes de risque exigées par les investisseurs pour certains pays. Plus généralement, le désendettement des États et des entreprises devient une contrainte incontournable en période de remontée des taux d’intérêt nominaux et réels.
L’adaptation à cette nouvelle donne risque d’accroître les écarts entre les pays membres de l’UE. Le coût peut-être élevé, avertissent certains économistes : nécessité d’épargner, perte de richesse pour les détenteurs de patrimoine (baisse de la valeur des actifs réels et financiers), ou encore perte de pouvoir d’achat des salariés tant qu’une véritable indexation des salaires sur l’inflation n’est pas possible.https://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Bernard Guilhon, Professeur de sciences économiques, SKEMA Business School