Depuis que la Russie a déclenché sa guerre contre l’Ukraine, nous assistons à un formidable élan de solidarité avec les Ukrainien.ne.s. Les dons en ligne se sont multipliés - et ils ne concernent pas que les organisations caritatives, mais l’armée ukrainienne, voire sa légion étrangère. L’Europe a accueilli les réfugié.e.s à bras ouverts, de nombreux États autorisant les autorisant à voyager en train gratuitement (pour peu qu’ils et elles soient blanc.he.s). Les pays occidentaux s’accordent sur des sanctions sans précédents et discutent, parfois sérieusement, de la manière de se passer de gaz et de pétrole russes.
Cet effort est évidemment louable. Il ne manque toutefois pas d’interroger : n’y aurait-il pas là une forme institutionnalisée de « deux poids, deux mesures », qui révèleraient le racisme institutionnel des États européens ?
En dehors de l’Ukraine, quiconque donnerait de l’argent à la résistance armée d’un peuple attaqué par un autre État (par exemple à la résistance palestinienne), serait aussitôt traité comme un terroriste. Tandis que les États accueillent les réfugié.e.s ukrainien.ne.s, celles et ceux qui aident les syrien.ne.s, les yéménites, les afghan.e.s, les libyen.ne.s, etc. sont systématiquement reprimé.e.s. Aucun État européen ne discute sérieusement de sanctionner la Chine pour dénoncer le génocide dont sont victimes les Ouïgours, ni de cesser d’acheter du pétrole saoudien pour protester contre la guerre au Yémen.
Certain.e.s ont de ce fait choisi d’insister sur ces doubles standards et sur ce que ces actes de solidarités inédits révèlent de nos sociétés, de nos impensés, de nos structures mentales et sociales : pour le dire crûment, notre solidarité serait d’autant plus forte que les victimes sont blanches et chrétiennes.
Il est bien sûr essentiel de faire preuve de lucidité, de ne pas nous voiler la face. Pour autant, je voudrais insister ici sur une autre dimension, tout aussi importante : le fait que la solidarité soit sans précédent ouvre de nouvelles possibilités, de nouvelles perspectives. En ne nous concentrant que sur ces doubles standards, nous passons à côté d’une dimension stratégique importante. L’une des manières dont les mouvements sociaux construisent le changement passe précisément par la création et l’instauration de précédents. Saluer le précédent en cours, qui apporte la preuve qu’une rupture avec le statu quo est possible - plutôt que de se contenter de dénoncer les points aveugles que le précédent révèle - doit nous permettre de faire du précédent la nouvelle norme.
Rompre avec le statu quo
Les mouvements sociaux - ou tout effort organisé en vue d’une transformation sociale et d’une émancipation collective - ont généralement trois objectifs différents. Ils peuvent viser à créer des précédents, à ouvrir de nouvelles possibilités et à faire bouger les lignes (idéalement au-delà du simple « récit »). Leur rôle, ici, est de réaliser un changement « culturel », en veillant à ce que le « zeitgeist » évolue de telle sorte que ce qui semblait impossible, inutile ou déraisonnable devienne tout à la fois possible, nécessaire et raisonnable.
Les mouvements sociaux peuvent également viser à transformer ces précédents (et toute autre revendication) en « nouvelle norme », en s’assurant que les changements qui se produisent dans l’esprit des gens se transforment en politiques publiques, en lois, en décrets, en normes, en habitudes, etc.
Enfin, les mouvements peuvent viser à lutter contre les retour de bâtons, autrement dit contre toute tentative de l’État, des institutions ou des forces réactionnaires de détruire ce que les mouvements ont obtenu. Ce sont les luttes « défensives ».
Au cours des dernières semaines, les lignes ont bougé nettement, redéfinissant la frontière entre ce qui est irréaliste et ce qui est possible.
Ainsi :
- des dizaines de milliers de réfugiés sont accueillis à bras ouverts
- les avoirs de milliardaires sont gelés, sinon saisis, par le biais d’une coopération internationale inédite, afin de reprendre le contrôle des intérêts des milliardaires russes
- la Russie a été déconnectée (partiellement) du système financier international
- des États et responsables politiques discutent ouvertement de la manière dont nous pourrions nous passer du gaz et du pétrole (russes) et réfléchissent à des politiques (très embryonnaires) de sobriété
- le boycott sportif, culturel et économique s’est déployé à une vitesse remarquable, de même que le désinvestissement. Bref : les États soutiennent des formes de « boycott, désinvestissement, sanction ».
Il est à la fois remarquable et quelque peu contre-intuitif que ces changements n’apparaissent pas de manière évidente comme le résultat d’une grande mobilisation sociale. Ils sont en fait apparus en même temps que les mouvements et associations formulaient leurs propres revendications pour résister à la logique de guerre du régime de Vladimir Poutine. Ces basculements interviennent par ailleurs après deux années de pandémie, au cours desquelles nous avons vu les États (dans les pays du Nord) mettre en œuvre des politiques que les dirigeant.e.s rejetaient jusqu’alors :
- redistribuer les richesses pour soutenir les personnes ayant perdu leur emploi & pour financer (temporairement et imparfaitement) des services publics exsangues
- relocaliser certains secteurs de production stratégiques
- reconnaître l’importance des emplois, souvent peu qualifiés et mal reconnus, de la “première ligne”
Bien sûr, ces basculements ne signifient pas que les pays riches sont devenus plus généreux, qu’ils ont décidé de faire passer la santé et les citoyen.ne.s avant les profits, ni qu’ils sont devenus moins racistes. Ils apportent toutefois la preuve qu’un futur différent, centré sur le soin, l’hospitalité, la solidarité et la justice est possible. L’accueil inconditionnel ne peut plus être considéré comme une chimère.
Il existe des alternatives
Il est important de saisir les opportunités ainsi ouvertes et de comprendre toutes les implications de cette situation. Nous avons la responsabilité d’étendre ces précédents - de les rendre permanents, plutôt que temporaires - et de travailler à leur élargissement afin que tous les réfugiés soient couverts, et pas « seulement » ceux que les États européens ou nord-américains sont désireux d’accueillir. Enfin, ces précédents doivent être ancrés dans un cadre émancipateur (l’hospitalité et la solidarité plutôt que la police des frontières et la répression, etc.).
Nous pouvons commencer ce travail en reconnaissant l’importance des précédents et des possibles qui sont en train d’apparaître sous nos yeux. Nous devons saluer le fait que les États ouvrent les frontières aux réfugiés ukrainien.ne.s, pour nous assurer que l’accueil s’applique aussi vite que possible à toute personne contrainte de quitter son pays. Au demeurant, les mobilisations ne sont pas étrangères à ces basculements : il y a quelques semaines à peine, la Pologne construisait un mur à sa frontière, et les migrant.e.s en provenance d’Ukraine n’étaient pas traité.e.s mieux que tout autre migrant.e. Les États ont complètement changé d’approche à la faveur de la guerre - mais aussi et surtout parce qu’il y avait un large consensus culturel pour soutenir les victimes de la guerre. C’est en soi le résultat de décennies de luttes menées par les organisations qui se battent pour la liberté de circulation et d’installation, contre la fermeture et la militarisation des frontières.
Plutôt que de nous diviser sur la différence de solidarité en fonction de leur origine, nous devrions débattre des stratégies nécessaires pour passer de l’accueil inconditionnel des réfugié.e.s ukrainien.ne.s à l’accueil inconditionnel tout court.
Comment pouvons-nous nous assurer que la guerre contre l’Ukraine ne nous conduira pas seulement à une élimination progressive du charbon, du gaz et du pétrole russes, mais plus généralement de tous les combustibles fossiles, où qu’ils soient extraits ? Comment pouvons-nous faire en sorte que nous ne sanctionnons pas uniquement les oligarques russes, mais que l’effort déployé pour saisir leurs avoirs concerne tou.te.s celles et ceux qui s’adonnent à la fraude fiscale ? Comment pouvons-nous étendre la logique BDS à tous les États voyous ?
Les derniers développements l’ont prouvé haut et fort : il y a des alternatives au manque d’ambition, à l’absence de politiques de solidarité et d’hospitalité. La solidarité actuelle avec les réfugiés ukrainiens prouve certes l’existence de double standards. Mais elle révèle également les mensonges de nos dirigeant.e.s . Le soutien apporté au peuple ukrainien montre que quiconque prétendrait qu’« il n’y a pas d’alternative », qu’« on ne peut pas accueillir tous les réfugiés », qu’« on ne peut pas taxer les milliardaires parce que c’est trop complexe » ou qu’« il n’est pas possible de désinvestir des énergies fossiles » nous ment, pour défendre ses intérêts personnels.
La démonstration est faite : des alternatives existent. Un autre monde est, en effet, possible. Ce n’est qu’une question de volonté politique. Nous devons désormais œuvrer, par des actes concrets, à transformer ces actes de solidarités circonstanciés, à les étendre jusqu’à ce qu’ils deviennent la nouvelle norme.
Ce texte a initialement été publié en anglais par Waging Non-Violence.
Nicolas Haeringer
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