Le 30 juin 2022, Ferdinand Marcos Jr, dit « Bongbong », est entré en fonction [1], achevant le retour au pouvoir de sa famille, trente-six ans après le renversement, en février 1986, de la dictature présidée par son père. Le « profile » de Marcos Jr est certes différent de celui de son prédécesseur, Rodrigo Duterte, mais son accession à la présidence n’annonce pas une libéralisation politique du régime.
Lignée historique
Il faut regarder vers l’avenir a affirmé Ferdinand Marcos Jr dans son discours d’intronisation ; il n’a pourtant cessé de se référer à son père, faisant l’éloge de ses accomplissements et s’inscrivant dans la continuité de son règne – à savoir le régime dictatorial de la loi martiale (1972-1986). Pour mémoire, le régime de la Loi martiale signifiait, entre autres, corruption et pillage des ressources, attaques massives contre la liberté de presse, arrestations, tortures, meurtres et disparitions.
Ferdinand Marcos Jr a aussi chanté l’union nationale, mais ce père dont il endosse l’héritage a non seulement réprimé les mouvements populaires, mais s’est aussi attaqué aux grandes familles rivales, les marginalisant – jusqu’à ordonner l’assassinat, en 1983, de Benigno Aquino. Washington prônait la « modernisation » de l’Etat philippin dans le cadre de sa politique censément démocratique de « Nation-Building » [2], Marcos l’a privatisé au seul profit de son clan et de ses alliés, mais comme il faisait des Philippines un bastion anticommuniste, tout était d’avance pardonné. Que la dictature familiale soit.
Ferdinand Marcos Jr a chaleureusement salué l’action de son prédécesseur, Rodrigo Duterte (qui a pourtant boudé l’intronisation, alors même que sa fille Sarah est élue vice-présidente). Sous son règne, au nom de la « guerre à la drogue », des dizaines de milliers de personnes ont été victimes des escadrons de la mort et d’une véritable politique d’exécutions extra-judiciaires. La Cour pénale internationale enquête sur ces assassinats, si bien que Duterte a décidé que les Philippines quittent cette institution. Le procureur de la République philippin Karim Khan a néanmoins réaffirmé le droit de la CPI de poursuivre ses investigations, au moins pour la période durant laquelle le pays en était membre.
La balle est maintenant dans le camp de « Bongbong » qui semble peu enclin à répondre positivement à la requête de la Commission des Droits humains (CHR) en soutien à la CPI. Il vient d’ailleurs de mettre un terme aux enquêtes concernant les crimes commis sous la dictature de feu son père et visant à recouvrir les biens alors volés… dont sa mère reste redevable. Sous le règne de Duterte, comme auparavant sous celui de Ferdinand Marcos Sr, les forces de répression ont bénéficié d’une impunité quasi totale – une continuité historique, à nouveau, que l’actuel président ne semble pas prêt de combattre.
Comme si être président et commandant en chef des forces armées ne suffisait pas, « Bongbong » s’est en sus réservé un ministère, celui de l’Agriculture, le seul secteur qu’il a déclaré vouloir réformer, durant sa campagne. Il prend déjà en main la question de la production de riz. Des financements publics considérables peuvent être consacrés à ce secteur, certes essentiel, mais il n’est pas certain que les petits producteurs et les consommateurs en bénéficient. Les plans Masagana visent à accroitre la productivité de variétés hybrides. Dans les années 70 - celles de son père -, Masagana 99 avait avorté, provoquant la faillite des banques rurales et laissant les paysans lourdement endettés. Il est aussi question de s’attaquer à nouveau au secteur de la noix de coco. Or, comme le rappelle la journaliste Maria Ceres Doyo, les campagnes de taxation sur la production de noix de coco, en vue de la moderniser, ont débouché, du temps de Marcos père, sur l’un des plus grands scandales de corruption, laissant cette fois encore les petits producteurs endettés à vie [3]. Dans ces conditions, que Marcos fils s’autodésigne ministre de l’Agriculture ne manque pas d’interroger.
« Bongbong » a déclaré, sans rire, n’avoir offensé aucun de ses rivaux. Pourtant, comme le note le sociologue Randy David [4], des armées de stratèges et de trolls ont massivement diffusé, via les médias sociaux, mensonges et désinformation, « pour mener la campagne présidentielle la plus conflictuelle de l’histoire politique du pays. M. Marcos Jr. pouvait prétendre rester au-dessus de la mêlée parce que ses propres partisans de la haine étaient occupés à attaquer à sa place. ». Nouvelles technologies obligent, il s’est plus inscrit en ce domaine dans l’héritage de Duterte que de son père.
Le pouvoir d’un clan
Ce n’est pas un homme, mais bien un clan qui a reconquis le pouvoir 36 ans après la « révolution d’EDSA [5] » le 25 février 1986 qui força Washington à exfiltrer à Honolulu la famille Marcos qui s’est enfuie en emportant la caisse : une fortune en pièces d’art, biens précieux et dollars, fruits de la prévarication.
Ce retour au pouvoir d’un clan n’a rien de secret, comme en témoigne la mise en scène de son discours inaugural du 30 juin, l’omniprésence de sa mère Imelda (92 ans) durant cette journée et sa célébration entre amis du même monde de la victoire.
« Fidèle à la tradition » maternelle, Bongbong « a fait revivre l’étalage ostentatoire des richesses lors du bal et du dîner inauguraux au Rizal Hall du palais de Malacañan, le soir du 30 juin. La fête scintillante, cette nuit-là, a réuni un nombre limité d’invités, parmi lesquels se trouvaient les membres les plus fortunés de la haute société du pays. Chaque invité a reçu » en cadeau, unique et coûteux, « un médaillon en or étincelant gravé à l’effigie de M. Marcos », « enfermé dans une boîte rouge élégante et de bonne facture. » En distribuant ainsi « des images de lui-même gravées dans un médaillon en or », le nouveau président hérite du « narcissisme débridé de sa mère. » Un zeste de prudence dans cette journée clinquante, le bal et le diner n’ont pas été couverts par la télévision ? [6].
La sœur ainée Imee, de Bongbong, est sénatrice, une puissante institution aux Philippines, composée de 24 membres seulement. Des proches sont placés à des postes clés, comme Ricardo de Leon, nommé coordinateur en chef des questions de sécurité de Marcos. Cet ancien lieutenant-colonel de police avait fui avec la famille Marcos, en 1986. Quant à Juan Ponce Enrile (98 ans), le voilà devenu conseiller juridique présidentiel en chef [7]. Avocat, il avait été l’âme damnée de Ferdinand Marcos Sr, penseur de la loi martiale, présidant alors l’administration du secteur de la production de noix de coco [8] et ses juteux profits quand, le vent tournant, il s’était joint à la rébellion militaire minoritaire qui a initié la « révolution de février 1986 ». Il a su, depuis, poursuivre une carrière politique opportune. Du père au fils, la boucle est aujourd’hui bouclée.
Le clan Marcos, assuré pour l’heure de la coopération de la vice-présidente Sara Duterte, première membre du conseil des ministres [9] à être nommée, même si elle ne reçoit en quelque sorte qu’un lot de consolation : secrétaire d’Etat à l’Education [10] alors qu’elle aurait préféré le portefeuille de la Défense [11]. Il bénéficie de grandes familles clés, d’une majorité à la Chambre des représentants (le Parlement), ainsi qu’au Sénat, et de la « bienveillance » d’institutions comme la Cour Suprême. La presse indépendante est sous pression – le site d’information Rappler.com est menacé d’interdiction.
Il ne faut pas espérer que la mal nommée « communauté internationale » aille exercer des pressions sur Marcos pour que droits et libertés soient respectés dans l’archipel. Joe Biden est soulagé de pouvoir traité avec un personnage « rationnel », après l’expérience éprouvante de l’erratique présidence Duterte. Ce dernier était cependant rentré dans le rang en renouvelant avec Washington le pacte de sécurité bilatéral [12] qui permet à la marine US d’utiliser des bases militaires philippines et mettant fin à la onzième heure - le 23 juin ! - aux pourparlers entamés en 2018 avec Pékin sur des explorations communes de réserves gazières et pétrolières dans la zone économique exclusive des Philippines, en évoquant des exigences chinoises incompatibles avec la Constitution philippine.
Comme du temps de la Loi martiale, l’important aux yeux de Washington est que Manille se range du côté des Etats-Unis dans la confrontation géopolitique engagée avec la Chine dans la région indo-pacifique. Signe de bonne volonté, Joe Biden s’est fait représenter lors du discours inaugural de Ferdinand Marcos Jr par Douglas Emhoff, le mari de la vice-présidente étatsunienne, Kamala Harris. Comme l’écrit Sophie Boisseau du Rocher [13], le 25 juin 2022, dans une note de l’Ifri (Institut français des relations internationales) « [a]fin de préserver au mieux les intérêts avec leur ancienne colonie, les Etats-Unis n’ont d’autre choix que de s’entendre avec la famille Marcos » alors qu’ils veulent « réinvestir plus activement la région (…) pour contrer l’influence et les ambitions croissantes » de Pékin.
Pas de retour à la démocratie
Ferdinand Marcos Jr hérite de la présidence Duterte d’une loi antiterroriste particulièrement liberticide et favorisant le recours au red-tagging (« marquer en rouge ») – l’accusation tous azimuts d’agent communiste portée à l’encontre d’ONG associations, de médias ou de personnalités d’opposition, avocats et syndicalistes, de lanceur.es d’alerte et militant.es associatifs.
Rodrigo Duterte a mené une guerre sale contre la drogue en incitant les policiers à « tuer » des supposés dealers – les ONG dénoncent plusieurs dizaines de milliers d’exécutions extrajudiciaires – a usé de tous les moyens à sa disposition pour faire taire les critiques. Il a persécuté l’ancienne sénatrice Leila de Lima, emprisonnée depuis 2017 au motif de trafic de drogue - les principaux accusateurs de Mme de Lima sont revenus sur leurs déclarations juste avant les élections. Il a harcelé les médias d’opposition. Le site Rappler, dirigé par la Prix Nobel de la paix (2021), Maria Ressa, est toujours visé par une injonction des autorités boursières de fermer, au prétexte d’une prise de participation étrangère au capital de la société (interdire par la loi), alors que cette dernière a déjà été reconvertie en actionnariat salarial (une vaste campagne internationale est en cours en défense de Rappler).
Bongbong a déclaré, pendant la campagne, s’opposer à l’enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur la guerre contre la drogue de son prédécesseur. Or, suspendue en novembre 2021, celle-ci vient d’être rouverte par le nouveau procureur général de la CPI, Karim Khan. Il juge que la justice fonctionne bien aux Philippines et que l’intervention d’une autorité judiciaire internationale n’a pas lieu d’être. Il ne manifeste aucune volonté de combattre la politique et culture de l’impunité qui permettent aux forces de répression d’agir comme bon leur semble.
Avec le retour au pouvoir du clan Marcos, la solidarité internationale envers les forces progressistes aux Philippines ne perd malheureusement rien de son actualité et de son urgence.
Pierre Rousset