Le Conseil national de la refondation (CNR), dont l’un des grands sujets de réflexion est la santé, s’ouvre dans un contexte de crise hospitalière profonde. On assiste à une hémorragie de personnel, des services d’urgence ont dû être réduits ou fermés… La pandémie a aggravé une situation déjà très détériorée.
Dans tout débat sur la santé, ce qu’il s’agit d’abord d’éclairer sont les raisons de cette crise. Ceux et celles qui quittent l’hôpital public ou souhaitent le faire à brève échéance ne veulent pas, pour la plupart, changer de métier. S’ils se réorientent plutôt vers le libéral, le secteur privé, voire l’éducation, c’est parce que la crise hospitalière est avant tout morale. Elle provient d’une souffrance éthique liée à ce que soigner veut dire.
Le soin ne peut pas se tayloriser et pourtant il tend à le faire. On ne peut pas soigner des gens en se contentant de changer leurs boulons. Bien sûr, la France s’enorgueillit du haut niveau de technicité de ses médecins et chirurgiens et nous ne voudrions pas les voir fuir vers l’étranger ou les secteurs privés. Mais exceller dans les domaines de pointe ne suffit pas. Les patients ont affaire à des secrétaires médicales, des brancardiers, des aides-soignantes, des agents de nettoyage, des infirmières, des manipulatrices en radiologie… Chaque métier a ses compétences propres, qui ne se confondent pas, mais toutes ces personnes soignent.
Travail discret
Elles ont pour mission d’humaniser l’hôpital. Accueil, attention, anticipation des besoins (de se reposer, d’être rassuré…), ces dimensions essentielles du soin ne recouvrent pas celles de la médecine scientifique ou de ce qui s’évalue en termes d’actes quantifiés. Il s’agit de la part inestimable du soin, au sens où elle ne se mesure pas avec les outils de la gestion, mais demeure ce qui compte le plus dans le vécu de la maladie ou de l’hospitalisation.
Ce travail souvent discret, voire invisible, a connu un développement conceptuel sans précédent grâce aux recherches sur le care, un mot anglais qui désigne les dimensions non curatives du soin et prend pour perspective la vulnérabilité et l’interdépendance de tout un chacun. Mais, surtout, ce domaine d’études s’intéresse à celles qui s’occupent des autres, surmontant ainsi la dévalorisation sociale qui affecte des activités féminisées, de faible visibilité, en relation directe avec les tabous du corps et de la mort ; des activités dont beaucoup croient encore qu’elles ne demanderaient pas de compétences particulières et dépendraient avant tout d’un tempérament plus ou moins chaleureux.
Or, tout au contraire, pour se déployer, ce travail, s’il est inestimable, nécessite des conditions matérielles qui peuvent être analysées. D’un côté, avant, pendant, après la pandémie, les soignants se sont exprimés sur leur sentiment de maltraiter les gens, de se robotiser, ou au contraire de s’épuiser physiquement et moralement à vouloir réaliser, dans des contextes d’intensification du travail, leur tâche d’une façon qui respecte la dignité et la fragilité des personnes. D’un autre côté, la recherche académique a des outils théoriques qui permettent non seulement de rendre visible l’ensemble des compétences requises pour prendre soin d’autrui, en les distinguant de qualités naturelles, mais aussi de mieux comprendre comment le care associe un travail discret avec une éthique qui lui est consubstantielle. Faire une toilette, par exemple, est un acte non technique, pourtant éminemment difficile à bien réaliser, notamment en respectant la pudeur de la personne, en surmontant son propre dégoût ou son appréhension du contact avec le corps de l’autre.
Ecouter les infirmières
Mais à quoi nous servent tous ces savoirs, s’il nous manque la volonté politique de faire appel à cette double expertise ? S’il s’agit de démocratiser l’approche de la santé, de prendre de la distance avec la technocratie, pourquoi tirer au sort des quidams – ce qui est l’une des propositions du CNR – et ne pas plutôt transformer les critères de l’expertise en acceptant enfin d’écouter les infirmières, d’apprendre des aides-soignantes ?
Bien sûr, ce qu’elles ont à dire est angoissant. On peut faire l’hypothèse que le succès des approches gestionnaires repose en grande partie sur le fait qu’elles permettent au contraire de ne pas penser qu’elles sont sur l’indifférence, le défaut d’empathie qu’elles favorisent en éliminant de la réalité tout ce qui révèle la complexité de nos attachements et de nos souffrances. Une telle conception de l’efficacité ne mesure, par ailleurs, que le déjà connu et reste à la surface des soins. L’insondable des relations et de la psyché, ce qui participe d’un environnement favorable au rétablissement, lui échappe pour toujours.
Crise de civilisation
Pour changer de modèle, il importe collectivement de rompre avec le déni gestionnaire. Acceptons de ne pas refouler l’angoisse. Les personnels soignants quittent l’hôpital parce qu’ils ne veulent pas devenir des monstres sans affects, ou laisser leur peau au travail. Il conviendrait de s’interroger sur la rationalité économique d’une gestion qui prendrait mieux en compte toutes les dimensions du soin. Cela impliquerait de calculer aussi – pour l’intégrer dans les coûts de santé – le prix des départs d’un personnel médical et paramédical formé à l’hôpital, donc aux frais des contribuables. Et combien coûte l’absentéisme des personnels chroniquement exténués ?
Tout n’est d’ailleurs pas qu’une question d’argent. Qui va consoler les proches des jeunes internes qui se sont suicidés ? Ceux des vieillards morts seuls en Ehpad durant le confinement ? La crise hospitalière est une crise de civilisation. Le résultat de maintes rebellions – grève des urgences, des services psychiatriques, des Ehpad, d’hôpitaux entiers – dont le message éthique n’a jamais été entendu.
Il est temps de remettre le soin au cœur de notre système de santé, en tirant la leçon de cette crise qui signe l’échec de plus de vingt ans de gestion hospitalière aveugle au travail et à ses contraintes, et sourde à celles et ceux qui en sont les rouages.
Pascale Molinier
Professeure de psychologie sociale