Beaucoup ont déduit que le « Apruebo » l’emporterait – parmi eux, l’auteur de cet article – en prenant appui sur les derniers résultats des élections. En effet, au second tour des élections présidentielles de décembre 2021, un peu plus de 8 millions d’électeurs ont voté, soit le meilleur taux de participation de ces dernières années : Gabriel Boric a obtenu 4,62 millions de voix ; José Antonio Kast 3,75 millions. Neuf mois plus tard, le référendum aurait dû donner un résultat similaire, avec peut-être un peu de perte, mais pas plus de 10%.
Avec une inconnue. Cette fois, le vote est obligatoire et l’abstention est punie d’une amende. Cela devrait amener aux urnes la grande partie de l’électorat qui n’a pas voté ces dernières années, voire jamais. Ces abstentionnistes étaient principalement des jeunes issus de secteurs populaires, une catégorie qui, à première vue, semblait plutôt encline à voter « Apruebo ». Le taux de participation a en fait beaucoup augmenté : de 8,3 millions en 2021 à 13 millions en 2022. Il y a eu un peu plus de 4,5 millions de nouveaux électeurs et électrices.
La première partie de l’analyse était correcte : Boric a obtenu 4,62 millions de voix en 2021 ; « J’approuve » 4,86 millions en 2022. Un résultat assez serré. Mais la deuxième partie ne l’était pas. Kast a obtenu 3,75 millions de voix ; le « Rechazo » 7,88 millions. Cela signifie que, sur les 4,5 millions de nouveaux électeurs, 4,1 millions ont voté « Rechazo ».
Ce calcul a été corroboré par les résultats détaillés par commune. Dans les communes aisées, la tendance électorale s’est poursuivie : le Rechazo a gagné dans la même proportion que Kast en 2021. Mais dans les communes les plus pauvres, où vivent les 20% les plus déshérité·e·s et où la participation a fortement augmenté, le Rechazo a gagné avec des pourcentages de 70 à 90%, les mêmes que dans les communes à majorité mapuche. Conclusion : sur 10 nouveaux électeurs/électrices, 8 ou 9 ont voté le rejet. Et ce sont des secteurs populaires.
Comment expliquer le « Rechazo » populaire ?
La « campagne de terreur » visant à discréditer l’Assemblée constituante et le projet de Constitution, menée par les grands médias et les réseaux sociaux, a sans doute été la plus virulente de l’histoire. Cela a eu des effets importants. Une remarquable enquête du CIPER (Centre d’investigation journalistique) a permis d’identifier 29 comptes Facebook et Instagram, non déclarés au Servel (Servicio Electoral de Chile), qui ont diffusé pendant cinq mois des messages affirmant que le projet de Constitution menaçait l’épargne dans les fonds de pension privés, l’accession à la propriété, les écoles publiques subventionnées et les soins hospitaliers publics.
Cependant, les mêmes médias se comportent de la même manière depuis des décennies, et ils n’ont pas toujours atteint leur objectif. Des campagnes similaires ont existé en 1938 contre le Front populaire [alliance de 1937 à 1941 qui a réuni, entre autres, le Parti communiste, le Parti socialiste, le Parti radical, la Confédération des travailleurs du Chili ; il déboucha sur une nouvelle coalition en 1942] disant qu’il allait aboutir à des exécutions comme dans la guerre civile espagnole, et plus tard contre les candidatures d’Allende l’associant à un « peloton d’exécution comme à Cuba ». Cette fois, la « terreur » médiatique a eu une influence, mais elle n’explique pas tout.
Il est vrai aussi que la droite classique (celle qui faisait partie de la dictature) avait la capacité de se mettre au second rang, sans cesser de financer la campagne pour le rejet. Cette dernière a été de fait menée par les libéraux de l’ancienne Concertación [qui réunissait le PS, la Démocratie chrétienne, le Parti radical], ce qui lui donna un halo réformiste, voire « progressiste ». Mais cela n’est ni nouveau ni décisif.
En réalité, le mouvement de vote pour le « Rechazo » a abouti à unifier les différents rejets. Beaucoup ont voté le rejet afin d’exprimer leur malaise face au gouvernement pour des manquements, réels ou non, car l’administration Boric apparaît comme le parrain du projet de Constitution. En fait, le pourcentage de « rejet » coïncide avec la désapprobation du gouvernement.
Les personnes opposées à la légalisation de l’avortement et de l’euthanasie pour des raisons religieuses ont également voté « Rechazo ». Egalement ceux qui s’opposent à la transformation du Sénat en une Chambre des régions, diminuant ainsi ses pouvoirs. Certains étaient frustrés car ils ne voyaient pas dans le projet de loi la nationalisation du cuivre, du lithium… et encore pour d’autres raisons.
Un autre argument en faveur du rejet résidait dans la méfiance envers la « plurinationalité » [la reconnaissance des peuples indigènes], la justice indigène et les zones autonomes pour les peuples indigènes. De nombreux Chiliens modestes ont été sensibles à l’« argument » selon lequel « l’Indien » disposerait de plus de droits que le Chilien, car au Chili, il a existé – et il existe toujours – une dose de racisme envers « les Indiens ».
Et enfin, le texte soumis au vote était un projet inachevé. Il contenait des erreurs de rédaction, des ambiguïtés, des répétitions et trop de qualificatifs. A tel point que ses promoteurs ont reconnu des insuffisances, mais ont demandé « l’approbation pour réformer », reléguant ainsi la proposition soumise au vote au rang de simple projet.
L’argument reste que ce projet, avec ses défauts, est meilleur que la Constitution actuelle de Pinochet et de Ricardo Lagos [du Parti pour la démocratie depuis 1987, en 2005 il introduit une réforme portant sur des soins de santé élémentaires], car il déclare des droits démocratiques et sociaux, introduit la transparence et des mécanismes démocratiques tels que l’initiative populaire, les référendums locaux et nationaux, entre autres. Mais ce projet a été envisagé comme à un moindre mal, ce qui n’était pas très convaincant.
De nombreuses imperfections sont dues au manque de temps. Trois ou six mois supplémentaires auraient permis de présenter un texte clair, bien rédigé, avec des autonomies [pour les peuples indigènes et les régions] mieux définies.
Confrontés au choix de voter en bloc pour un texte inabouti, qui devra être réformé, en désaccord avec certaines de ses parties et/ou avec le gouvernement actuel, et dans lequel les revendications de la révolte populaire de 2019 n’apparaissent pas clairement, la majorité des nouveaux électeurs/électrices a opté pour le rejet.
On peut en conclure qu’il y a deux protagonistes du « Rechazo » : les premiers sont les électeurs de droite qui ont voté précédemment pour Kast et sont favorables à une constitution similaire à l’actuelle. Les seconds sont ceux qui ont voulu exprimer un mécontentement contre le gouvernement et/ou contre certains contenus du texte et y compris sa forme. Cette dernière position ne peut être considérée comme étant de droite.
Une erreur, peut-être la principale erreur : la Constituante a dû fonctionner selon la règle de la majorité des deux tiers, règle imposée par le Parlement.
S’il est raisonnable que les normes constitutionnelles soient votées à une majorité spéciale, cette règle n’offrait aucune porte de sortie aux propositions qui obtenaient plus de 50% et moins de 66%. Le Forum pour l’Assemblée constituante a proposé que, dans ce cas, les citoyens décident par référendum. La norme a apparemment été adoptée par la Constituante, mais sous réserve de l’approbation des deux tiers du Congrès [Chambre des députés et Sénat], ce qui était inopérant et impossible. Il n’y a donc pas eu de référendum intermédiaire.
S’ils avaient eu lieu, les citoyens et citoyennes auraient pu exprimer leur opinion au cas par cas sur des aspects cruciaux du projet, tels que l’autonomie des peuples indigènes, la Chambre des régions, l’avortement, l’euthanasie et autres. La possibilité de limiter la consultation à un paquet complet a contribué à ce que tout soit rejeté lorsqu’un élément n’était pas accepté.
Et maintenant ?
Les campagnes de terreur ont un antidote : des médias plus progressistes ou, en d’autres termes, plus de pluralisme dans le paysage médiatique. La mobilisation anti-dictature des années 1980 a réussi à créer plusieurs journaux d’opposition tels que Análisis, Apsi, Hoy, Cause, La Bicicleta, La Época, Fortín Mapocho. Tous ont disparu sous les gouvernements Patricio Aylwin [1990-1994, démocrate-chrétien, il succède à Pinochet à ce poste] et Eduardo Frei Ruiz-Tagle [président de mars 1994 à mars 2000, démocrate-chrétien], qui ont organisé leur démantèlement en refusant toute subvention. Paradoxalement, il y a eu plus de pluralisme médiatique dans les dernières années de la dictature que pendant les 30 années de « transition », marquées par le règne d’El Mercurio, de La Tercera et des chaînes de télévision de droite.
Le gouvernement actuel a une occasion « en or » de réintroduire un certain pluralisme des médias. En mai de cette année, le 101e Tribunal de Madrid a ordonné à l’Etat chilien de verser 520 millions de dollars d’indemnités aux propriétaires du journal Clarín, le journal qui avait le plus grand tirage jusqu’au coup d’Etat de 1973, date à laquelle il a été fermé et confisqué par la dictature. Les héritiers de son propriétaire, Víctor Pey, ont poursuivi leur lutte pour le récupérer afin de rééditer un média progressiste. Mais les six derniers gouvernements ont refusé de verser les indemnités dues. Le gouvernement Boric le fera-t-il ?
Avec la victoire du rejet, la Constitution de Pinochet, modifiée par Ricardo Lagos, continue de s’appliquer, conformément aux dispositions de la réforme constitutionnelle qui a institué l’Assemblée constituante et le référendum. Le président Boric a appelé à un nouveau processus constitutionnel qui requiert les deux tiers du Congrès où la droite a la moitié des sièges. Cela lui attribue une position de force confortable.
Aujourd’hui, le nouveau processus est en cours de négociation. Mais la tendance fondamentale est qu’une majorité libérale est en train de se former. Un précédent important est qu’en 2005, le président de l’époque, Ricardo Lagos, a refusé de remplacer la Constitution de Pinochet. Il a estimé qu’il suffisait de lui donner un coup de jeune, d’enlever la signature du dictateur, de mettre la sienne et celle de ses ministres, pour la présenter comme « la » constitution du XXIe siècle. Cela a été possible – et l’est toujours – parce que les principes libéraux inscrits dans la constitution actuelle sont partagés, avec quelques nuances de différence, par la droite et de nombreux socialistes, chrétiens-démocrates, Parti pour la démocratie [fondé par Lagos en 1987], et même certains leaders du Frente Amplio.
La victoire du rejet marque une défaite pour le mouvement social entamé en octobre 2019. Elle ouvre la voie à un accord entre libéraux. Mais il ne s’agit pas d’une défaite historique comme en 1973. Le mouvement est en mesure de récupérer et de poursuivre la mobilisation pour une Constitution qui non seulement déclare les droits démocratiques et sociaux, mais les garantit également. Il faut pour cela un Etat doté de ressources, c’est-à-dire un Etat qui possède les richesses de base du pays, comme le cuivre, le lithium, les ressources maritimes, etc.
Il y a 51 ans [en juillet 1971], l’unanimité des députés et des sénateurs a inscrit dans la Constitution la nationalisation des cinq grandes mines de cuivre, une mesure qui a rapporté plus de 120 milliards de dollars au pays, le financement essentiel du progrès des dernières décennies. Si cela a été fait une fois, cela peut être refait avec les six nouvelles mines de cuivre et ainsi financer un pays plus solidaire.
Jorge Magasich, historien