Après le dépouillement de la quasi-totalité des votes de l’élection de dimanche, il semble que les partis de droite suédois soient prêts à prendre le pouvoir avec une majorité très réduite, mettant fin à huit années de gouvernement social-démocrate. Pour la première fois, cette coalition conservatrice comprend également les Démocrates suédois d’extrême droite. Ils sont devenus le deuxième parti du pays, malgré leurs racines dans le mouvement néonazi suédois. Le résultat marque un déclin évident de l’éventail progressiste de la politique suédoise dans son ensemble et du Parti de gauche en particulier.
Les résultats actualisés, donnés par le grand quotidien Dagens Nyheter le 15 septembre à 7h, sont les suivants :
a) Suffrages
Parti de gauche : 6,7% (-1,3)
Parti social-démocrate : 30,3% (+2)
Parti de l’environnement-Les Verts : 5,1% (+0,7)
Le Parti du Centre (agrariens) : 6,7% (-1,9)
Les Modérés : 19,1% (-0,7)
Les Libéraux : 4,6% (-0,9)
Les Chrétien-démocrates : 5,3% (-1)
Les Démocrates suédois : 20,5% (+3)
(Le quorum est fixé à 4% des suffrages)
b) Elu·e·s
Parti de gauche : 24
Parti social-démocrate : 107
Parti de l’environnement-Les Verts : 18
Le Parti du Centre (agrariens) : 24
Les Modérés : 68
Les Libéraux : 16
Les Chrétien-démocrates : 19
Les Démocrates suédois : 73
Lundi, le bloc de droite composé des Modérés, des Chrétiens-démocrates, des Libéraux et des Démocrates suédois d’extrême droite a remporté 49,7% des voix, contre 48,8% pour l’autre coalition possible composée des sociaux-démocrates, de la gauche, des verts et du centre. Les derniers votes [votes à l’étranger et votes anticipés tardifs] seront comptabilisés le mercredi 14 septembre. Toutefois, le chef des Modérés, Ulf Kristersson, se dit prêt à commencer à constituer un gouvernement.
Après les élections de 2018, il a fallu quatre mois de négociations avant qu’un gouvernement puisse être formé. Un tel délai est peu probable cette fois-ci, avec l’émergence de deux blocs politiques distincts. Ces blocs ne signifient cependant pas un simple retour de la droite et de la gauche comme les blocs concurrents dominant la politique suédoise. De plus, il existe de grandes différences politiques au sein des deux coalitions. En effet, les blocs ont été fondés en grande partie sur la question de savoir si les Démocrates suédois (DS) d’extrême droite devaient être autorisés à disposer ou non d’une influence sur le gouvernement. Quatre partis ont dit non, quatre autres ont dit oui.
Le bloc « Non aux SD » est dirigé par les Sociaux-démocrates, qui ont passé la campagne électorale à trianguler [au sens d’aller prendre des thèmes dans le programme des opposants] le bloc « Oui aux SD » sur les questions relatives à la migration et à l’ordre public, tout en étant incapables d’articuler des politiques économiques de gauche crédibles puisque le bloc comprenait également le parti néolibéral du Centre (agrarien). Cela a également rendu minimes les différences entre les coalitions gouvernementales possibles. Si le résultat actuel est confirmé, la droite conservatrice peut former un gouvernement, mais elle le fera placée dans l’ombre portée des Démocrates suédois, qui deviendront le deuxième plus grand parti.
Le Parti de gauche [6,7% et 24 élus – résultats selon le Dagens Nyeter le 13 septembre à 14h] a tenté de sortir de l’ombre des Sociaux-démocrates en adoptant un profil social-démocrate plus classique, mais il a finalement perdu 1,3% par rapport aux dernières élections au niveau national. La stratégie globale de la campagne électorale du Parti de gauche consistait à gagner du terrain dans les zones rurales de la ceinture de rouille [municipalités où l’industrie sidérurgique, entre autres, s’est éteinte], ce qui n’a pas été fait. Le Parti de gauche a gagné deux à trois pour cent dans chacune des trois plus grandes villes Stockholm, Göteborg et Malmö – mais cela n’a pas suffi à compenser le déclin général.
L’extrême droite est la seule gagnante
En résumant la précédente élection en 2018, nous avions soutenu que « le grand récit de l’élection est le déclin des deux plus grands partis, les Sociaux-démocrates et les Modérés, et la montée simultanée des Démocrates suédois » (voir notre article, intitulé « La fin de l’exceptionnalisme suédois », publié dans Transform ! le 13 septembre 2018 ). Malheureusement, cela reste vrai – encore plus cette fois-ci. Certains votes anticipés, ainsi que les votes de l’étranger, doivent encore être comptabilisés, mais tout indique que la coalition conservatrice de droite l’emporte par une très petite différence. Les Sociaux-démocrates ont gagné 2,2% [à 30,5%] par rapport aux dernières élections, tandis que les Modérés ont perdu [-0,7 à 19,1%], mais ces changements en disent beaucoup moins sur la situation actuelle que la montée des Démocrates suédois au rang de deuxième plus grand parti de Suède, avec 20,6%, +3,1. [Les Démocrates suédois ont passé de 20 élus en 2010 à 49 en 2014, à 62 en 2018 et 73 en 2022 ; le quorum est à 4%.]
Les Démocrates suédois ont été formés en 1988 à partir du mouvement « Gardez la Suède suédoise » [« Bevara Sverige Svenskt »], composé de groupes explicitement racistes et néonazis s’unissant sous une bannière commune. Les Démocrates suédois ont passé les années qui ont suivi 1988 à faire le ménage dans leurs rangs, mais ils restent un parti anti-immigration presque monolithique, dont les membres commettent sans cesse des dérapages, oublient le nouveau plan de communication mis en place par la direction et écrivent des insultes racistes sous des pseudonymes sur Internet.
Ces huit dernières années ont été marquées par une pléthore de négociations entre partis visant à former différentes constellations minoritaires, par des accords ponctuels particuliers afin de faire passer des contre-réformes et par la menace toujours présente de nouvelles élections ou de votes de censure. Les Sociaux-démocrates ont été le seul parti au gouvernement l’année dernière, après que les Verts ont quitté le gouvernement lors du dernier vote du budget [en novembre 2021], qui a vu l’adoption du projet de budget élaboré par la coalition de droite conservatrice composée des Modérés, des Libéraux et des Chrétiens-démocrates. Les Verts ont refusé de gouverner sur la base d’un tel budget négocié avec les Démocrates suédois xénophobes et qui impliquait de réduire les réformes environnementales. Les Verts ont donc rapidement quitté le gouvernement, tandis que les Sociaux-démocrates sont restés et ont gouverné, sur la base d’un budget déterminé par l’opposition.
La réponse des Sociaux-démocrates au déclin de leur audience électorale a été d’essayer d’attirer un ou deux partis de droite dans des coalitions, sapant ainsi la capacité des Modérés à former une majorité. Le mépris du parti du Centre pour les Démocrates suédois en a fait le candidat le plus vraisemblable. Mais le Centre est néolibéral sur les questions économiques et a exigé un prix élevé pour son soutien. La seule coalition de gauche possible a également besoin du soutien du Parti de gauche et des Verts. La leader du Parti du centre, Annie Lööf [1], a explicitement déclaré qu’elle ne soutiendrait jamais un gouvernement avec des ministres du Parti de gauche – ou même des politiques de gauche. De son côté, Nooshi Dadgostar, dirigeante du Parti de gauche [depuis 2020, élue en 2014 dans la circonscription de Stockholm], a déclaré que son soutien était conditionné à sa participation au gouvernement.
De l’autre côté, le bloc de la droite conservatrice composé des Modérés, des Libéraux et des Chrétiens-démocrates a normalisé sa coopération avec les Démocrates suédois, même si certains membres de la coalition maintiennent que ces derniers sont encore trop immatures pour disposer de ministres. Les Démocrates suédois étant le plus grand parti du bloc, ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne réclament des ministres. Les Démocrates suédois exigeront probablement d’abord des contre-réformes, plutôt que des rôles ministériels, tout en formant leurs cadres par leur présence dans les structures municipales et les commissions parlementaires.
Deux coalitions instables
Cette campagne électorale a été un déploiement continu d’un populisme sans les résultats escomptés, les Sociaux-démocrates essayant de gagner les électeurs de droite en promettant de limiter l’immigration, d’être implacables face à la criminalité, d’augmenter les dépenses militaires, de satisfaire les intérêts des entreprises et de ne pas proposer de réformes fiscales majeures. La campagne de la droite conservatrice n’était pas très différente, de sorte que l’élection a été largement centrée sur la crédibilité des dirigeant·e·s de parti et leur capacité personnelle à former un gouvernement et à « diriger la Suède ». Les deux coalitions étant relativement lâches, il y avait beaucoup de place pour les manœuvres et les propositions populistes des différents partis – peu importe qu’elles soient contradictoires entre les composantes des coalitions, car les accommodements nécessaires pouvaient avoir lieu après l’élection. Cette dynamique a manifestement été couronnée de succès pour les Démocrates suédois.
Après les élections précédentes, un cordon sanitaire contre les Démocrates suédois a été formalisé dans l’« Accord de janvier », selon lequel les Sociaux-démocrates pouvaient gouverner avec le soutien des Verts, des Libéraux et du Centre et avec la tolérance du Parti de gauche. Cet accord s’accompagnait de 73 réformes concrètes – avec un profil fortement orienté à droite – mais n’a été que partiellement mis en œuvre. En juin 2021, le Parti de gauche a appelé à un vote de défiance à l’égard du gouvernement afin de stopper une politique visant à remplacer [dès septembre] les loyers négociés par des loyers établis par les différents acteurs du « marché du logement » [2].
Cela a entraîné l’effondrement de l’« Accord de janvier » et, coup sur coup, le cordon sanitaire a été rompu et les Modérés, les Chrétiens-démocrates et – plus récemment – les Libéraux ont commencé à coopérer ouvertement avec les Démocrates suédois. Aujourd’hui, ces partis visent à former un gouvernement dont les solutions communes aux plus grands défis politiques restent encore floues, en dehors de la criminalité et de la migration.
Les grands enjeux
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné un changement rapide de la politique de non-alignement militaire vieille de 200 ans. Quelques semaines après les premiers coups de feu, la Suède a demandé son adhésion à l’OTAN. Le leader autocratique turc Recep Tayyip Erdogan y a vu une opportunité et a énuméré ses exigences pour permettre l’entrée de la Suède dans l’OTAN, soit l’extradition de 33 résidents suédois principalement kurdes, ainsi que la fin de tout soutien aux forces des YPG (Unités de protection du peuple) en Syrie.
La ministre sociale-démocrate des Affaires étrangères Ann Linde [qui, depuis 2016, a occupé des postes ministériels : Affaires de l’Union européenne, Commerce extérieur et dès le 10 septembre 2019 les Affaires étrangères] avait déclaré quelques mois plus tôt que les YPG étaient des héros pour leur lutte contre Daech. Néanmoins, elle a rapidement négocié des conditions avec la Turquie. Des amis de longue date sont maintenant abandonnés à leur sort, des Kurdes vont être extradés pour être torturés, et seul le Parti de gauche est encore capable de critiquer les violations des droits de l’homme commises par la Turquie. Dans ce contexte, les Sociaux-démocrates ont réussi à évacuer rapidement de la campagne électorale la question de l’adhésion à l’OTAN.
La question de la criminalité a été l’un des thèmes majeurs de l’élection. Pour la première fois en Suède, les électeurs et électrices ont placé dans les sondages la criminalité comme la « question la plus importante ». Or, les faits racontent des histoires bien différentes, en fonction des données sur lesquelles on choisit de se concentrer. Or, la violence meurtrière en Suède est constante depuis plusieurs décennies et est aujourd’hui légèrement inférieure à celle des années 1980 et 1990.
Cependant, ces dernières années ont également vu une forte augmentation de la violence armée et des meurtres commis entre gangs en guerre dans les grandes villes. Même s’il s’agit principalement de conflits internes de quelques centaines de personnes, les fusillades qui en résultent ont eu lieu dans des espaces publics. Elles ont répandu un climat général de peur et de chaos imminent, alimenté par les tabloïds et les experts de droite et le plus souvent ont été considérées comme une conséquence de l’immigration « débridée ».
Les Sociaux-démocrates ont édicté des lois impliquant des peines plus lourdes. Ils ont augmenté les financements pour la police et autorisé des pouvoirs plus répressifs. Ils ont également commencé à présenter explicitement les taux de criminalité comme une conséquence d’une immigration excessive. La droite conservatrice leur a emboîté le pas et est bien sûr prête à aller encore plus loin. Les Modérés proposent des zones « stop and search » (arrêter et fouiller) sans qu’aucune raison soit nécessaire à invoquer pour l’intervention de la police. La dirigeante chrétienne-démocrate [Ebba Busch Thor] demande pourquoi la police n’a pas sérieusement tabassé plus de personnes lors des émeutes. Les Démocrates suédois suggèrent l’expulsion de l’ensemble de la famille lorsqu’un des membres est condamné.
La campagne électorale du Parti de gauche
Le Parti de gauche a adopté un programme social-démocrate classique prévoyant de gros investissements pour contrer la récession économique. Ces investissements sont spécifiquement dirigés vers les campagnes et les régions de la « ceinture de rouille » afin de contrer le déclin de grandes parties de la Suède rurale. L’idée sous-jacente consistait à établir un lien entre l’appui électoral actuel des jeunes progressistes dans les villes et la conquête des électeurs de la classe ouvrière dans les villes industrielles, qui étaient autrefois majoritairement en faveur de la social-démocratie mais qui penchent aujourd’hui vers les Démocrates suédois. Cette tentative a suscité des conflits entre certains secteurs du parti ainsi qu’avec le mouvement écologiste, qui ont tous deux considéré qu’il y avait là une façon de se plier à la grande industrie et à la croissance économique, ce qui représentait un pas en arrière par rapport à l’accent mis, précédemment, sur la réforme climatique.
La direction du Parti de gauche a répondu que la réforme verte ne devait pas se faire au détriment des « gens ordinaires » et qu’un important investissement dans la « croissance verte » était la voie à suivre. L’image du Parti de gauche doit être repensée, car – selon cette analyse – l’accent a été trop mis sur les responsabilités morales et individuelles. Et, dès lors, une nouvelle stratégie de communication a été élaborée. Il ne faut plus se sentir mal d’aller en avion en vacances à Majorque, de manger de la viande et de conduire de grosses voitures. Que l’intention ait été ou non d’indiquer également que le climat n’aurait plus la même priorité, il semble que c’est ainsi que le message a été reçu, suscitant des critiques en interne et au sein du mouvement pour la justice climatique.
Le défi de réunir la ville et la campagne, les jeunes progressistes et les cols bleus traditionnels reste une question non résolue pour de nombreux partis de gauche européens. La démarche du Parti de gauche pour trouver une base électorale plus large n’a pas encore porté ses fruits, avec un résultat électoral inférieur de 1,3% à celui de la dernière élection. Une partie de cette perte peut s’expliquer par la façon dont l’ensemble du débat électoral a été formaté. En effet, il a été difficile pour la gauche de naviguer dans une campagne électorale fixée sur la criminalité, la migration et l’OTAN. Certains des votes perdus étaient un soutien tactique au Parti vert dans les dernières semaines avant l’élection, car ce parti risquait de passer sous le seuil parlementaire de 4%, ce qui aurait assuré la victoire de la droite conservatrice [les Verts ont obtenu 5,1% des suffrages, une augmentation de 0,7%].
Mais le déplacement des électeurs du Parti de gauche vers les Verts est probablement lié à des facteurs d’attraction et de répulsion : le soutien tactique aux Verts et le mécontentement à l’égard de la façon dont le Parti de gauche a dévalorisé les questions environnementales. Si la stratégie consistait à renforcer l’appui des cols bleus des petites villes tout en prenant le risque calculé de perdre certains électeurs progressistes urbains, elle n’a que partiellement réussi : le Parti de gauche a perdu des électeurs et électrices urbains au profit des Verts, mais aussi des électeurs des petites villes au profit des Sociaux-démocrates.
L’heure des monstres a sonné
Pour de nombreux Suédois et Suédoises, les dernières élections étaient une sorte de référendum sur le thème : permettre ou non aux Démocrates suédois de faire partie du gouvernement. La position sur ce point était le principal facteur de cohésion entre les deux coalitions. Le Parti du centre est, en termes économiques, plus à droite que certains des partis du bloc de la droite conservatrice, mais son refus de coopérer avec les Démocrates suédois l’a forcé à rejoindre la coalition des Sociaux-démocrates.
Toutefois, les partis de la coalition de droite ont également connu des conflits internes qui les ont divisés au sujet de la coopération avec un parti aussi explicitement xénophobe que les Démocrates suédois. Le leader des Modérés, Ulf Kristersson – qui sera probablement le nouveau Premier ministre – a promis à Hédi Fried [née 1924, déportée en 1944 à Auschwitz, proche des Roms, impliquée dans le mouvement antifasciste et interpelle les personnalités politiques], survivante de l’Holocauste, qu’il ne coopérerait jamais avec les Démocrates suédois. Le bloc de la droite conservatrice est rapidement passé de la promesse de ne jamais négocier avec les Démocrates suédois à la déclaration selon laquelle des ministres Démocrates suédois sont « pour le moment » inenvisageables.
Ces manœuvres populistes et ces coalitions bidouilleuse sont aussi l’expression de l’absence de tout bloc historique au sens de Gramsci, c’est-à-dire un projet politique stable lié à une formation de classe et à des institutions cohérentes. La crise financière de 2008 a mis un terme à la vague de contre-réformes néolibérales en Suède, mais elle n’a pas été remplacée par un projet politique reposant sur une base de classe, ou même sur toute autre formation sociale.
La privatisation du secteur de l’aide sociale était croissante, mais la pénurie de logements qui en a résulté, l’échec du système scolaire et l’affaiblissement du secteur des soins de santé rendent impossible la poursuite de la promesse de davantage de marchés pour résoudre les problèmes actuels du marché. Même la droite choisit de se concentrer sur la criminalité et la migration plutôt que sur les questions économiques, car ses vieux axiomes ayant trait au marché et à la liberté ne sont pas très populaires en ce moment.
Les différences entre les blocs sur la politique économique sont également assez minces. La principale discordance dans les années à venir portera sur la police des banlieues et des frontières. Comme l’a bien dit un récent tweet, la différence entre le Parti du centre et le Parti libéral (et leurs coalitions) est de savoir si vous allez aggraver la situation des migrant·e·s pauvres parce qu’ils/elles sont pauvres ou parce qu’ils/elles ont migré.
Les Sociaux-démocrates et le Parti de la gauche se disputent les mêmes électeurs mécontents de la classe laborieuse, qui se sont largement tournés vers les Démocrates suédois. Il s’agit d’un développement plus récent en Suède que dans de nombreux autres pays européens. Il y a à ce sujet beaucoup de débats sur la façon d’atteindre les électeurs et électrices qui sont passés des Sociaux-démocrates aux Démocrates suédois. Les Sociaux-démocrates tentent de les trianguler en analysant de plus en plus de questions sociales comme étant le résultat d’une migration excessive. Le Parti de gauche pense que ces électeurs pourront être reconquis par une stratégie sociale-démocrate classique de renouveau industriel et d’expansion de la protection sociale – tout en atténuant les parties radicales du programme du parti ainsi que certains aspects de la politique identitaire.
Qui se souvient de la Suède ?
La Suède égalitaire de la fin des années 1970 n’existe plus depuis longtemps, même si elle reste fantomatique dans la représentation que de nombreux Suédois ont d’eux-mêmes. L’économie s’est bien portée pendant la pandémie et la croissance des biens immobiliers a permis à une partie de la classe moyenne de voir sa fortune augmenter rapidement en possédant une maison ou des actions en bourse. Cette tendance s’est accentuée lorsque la pandémie a fait que ceux qui pouvaient travailler à domicile avaient besoin de plus d’espace, et que les prix des logements ont grimpé en flèche.
Avec la récente hausse de l’inflation et la menace d’une récession, la banque centrale relève lentement les taux d’intérêt, qui étaient de zéro ces dernières années, et le marché immobilier s’adapte lentement. Une chute plus rapide ferait apparaître de nombreux ménages incapables de rembourser leurs emprunts hypothécaires et la baisse de la consommation qui en résulterait entraînerait une crise en cascade pour l’économie suédoise. La baisse sur le long terme du taux d’imposition commence également à se faire sentir. Ainsi, le système de santé n’a pas en mesure de faire face à la pandémie ni même d’assurer aux hôpitaux un personnel adéquat pendant l’été. Selon un rapport du ministère des Finances, les montants supplémentaires nécessaires pour financer les niveaux actuels de protection sociale en 2026 se situent entre 50 et 80 milliards de couronnes suédoises [respectivement 4,7 et 7,5 milliards d’euros].
Le marché énergétique suédois a été confronté à un double problème. L’intégration au marché européen a obligé la Suède à exporter de l’électricité jusqu’à ce que les prix s’équilibrent, ce qui a entraîné une forte augmentation des prix de l’énergie, notamment dans le sud du pays. L’augmentation rapide de la demande d’énergie a également entraîné des pénuries périodiques de capacité pendant les heures de pointe. Deux centrales nucléaires ont été fermées en 2015 en raison d’un marché en déclin et peu de gens auraient alors deviné que la construction de nouvelles centrales nucléaires deviendrait un jour politiquement viable.
Cette crise énergétique a été fortement exacerbée par la guerre en Ukraine et – selon la droite – aussi par les politiques de sortie du nucléaire de la gauche verte. Tous les partis se sont démenés pour subventionner le carburant et l’électricité. Bien que le changement climatique ait fait partie de la campagne, l’idée que la politique climatique puisse perturber les habitudes de consommation n’est manifestement pas d’actualité pour le moment. Tous les partis rivalisent pour subventionner les niveaux de consommation actuels, tout en parlant à des degrés divers (principalement le Parti de gauche et les Verts) de grandes réformes climatiques qui interviendront dans le futur. Avec la droite conservatrice au pouvoir, la réforme climatique sera très certainement stoppée.
Les quatre prochaines années
Avec l’impasse actuelle des majorités politiques, la Suède peut s’attendre à quatre années de politique réactionnaire où les institutions démocratiques sont véritablement en danger. Lorsqu’ils étaient au pouvoir au niveau local, les Démocrates suédois ont tenté de s’immiscer dans l’indépendance des fonctionnaires et ont rompu l’accord de « dépendance » entre la politique et la société civile en ordonnant, par exemple, le retrait des drapeaux arc-en-ciel.
Avec déplacement au centre des Sociaux-démocrates, il y a un grand vide à gauche du paysage politique suédois, mais le Parti de gauche n’a pas su en tirer parti. Les tentatives de l’actuelle direction de rapprocher la ville et la campagne, les jeunes progressistes et les cols bleus, n’ont pas encore porté leurs fruits. Le Parti de gauche a enregistré de légères progressions dans les villes, avec 11 à 15% dans chacune des trois plus grandes villes. Mais il a fait moins bien dans les petites zones rurales que dans les villes. Il s’agit d’un problème traditionnel, mais il est plus critique dans une campagne électorale dont l’objectif explicite était de modifier la dynamique des électeurs et électrices en matière de croissance urbaine et de déclin rural.
Le potentiel de croissance du Parti de gauche dans les villes n’est probablement pas assez important pour permettre une percée nationale, mais la stratégie actuelle d’actualisation du profil du parti n’a pas porté ses fruits, ni au niveau national, ni selon la perspective envisagée. Il faut du temps pour changer l’image d’un parti et le remodelage actuel tenait compte du fait qu’il pourrait y avoir des élections perdues avant qu’une telle passerelle [entre régions et milieux sociaux] puisse être établie. Toutefois, le mouvement vers un programme populaire plus centriste sera critiqué dans les années à venir s’il n’aboutit pas sur le plan électoral.
Les contacts se sont multipliés entre le Parti de gauche et les dirigeants syndicaux traditionnellement liés aux Sociaux-démocrates, mais il reste à voir si cela peut se traduire par un soutien de la base syndicale. Outre le clivage entre la ville et la campagne, des tendances de vote très marquées en fonction du sexe apparaissent, les électrices étant beaucoup plus susceptibles de voter pour le Partie de gauche et les Verts. Par contre, les jeunes hommes, en particulier, sont plus enclins à voter pour l’extrême droite.
Les fissures sont également apparentes dans le système de protection sociale. Les gens sont de plus en plus sceptiques quant aux privatisations des deux dernières décennies. L’affaissement de l’aide sociale signifie qu’il existe un grand potentiel pour une politique anticyclique lors de la prochaine récession économique. L’ancienne alliance sociale entre les cols bleus et les progressistes de la classe moyenne reste une possibilité. Il existe une nette majorité en faveur d’investissements destinés à la transformation verte dans les régions négligées, parallèlement à une augmentation des impôts pour renforcer le secteur public. Le passage de la consommation privée à la consommation publique qui en résulterait permettrait également de résoudre le dilemme de la « responsabilité individuelle ou collective » en matière de climat.
Le Parti de gauche doit présenter une rupture claire et précise avec l’idéologie néolibérale d’austérité dans les politiques économiques, et neutraliser le conflit sur la criminalité et la migration qui divise actuellement les ouvriers et les progressistes de la classe moyenne qui constituent une base potentielle de soutien à la gauche. Qu’il s’agisse d’un projet politique visant à surmonter ce clivage social ou du déplacement réussi des « questions les plus importantes » (telles qu’énoncées dans les sondages : migration et criminalité) vers des conflits socio-politiques sur lesquels une alliance de classe peut être construite, cette dernière ne pourra s’établir qu’en prenant appui sur un programme politique d’ensemble capable de susciter l’enthousiasme. La manière d’y parvenir reste une énigme pour la gauche suédoise comme pour la gauche européenne au sens large.
Petter Nilsson et Rikard Warlenius