Trois ans après le black-out complet de novembre 2019, les coupures et censures mises en œuvre par les autorités, plus ciblées, témoignent de l’emprise accrue du pouvoir sur l’infrastructure numérique du pays.
Réprimer à huis clos, le rêve de tout régime despotique : la censure, le filtrage et les coupures d’Internet sont déjà, en Iran, une vieille histoire. Laquelle ne fait pas que se répéter, tant ses modalités du moment, face au mouvement de révolte qui secoue la République islamique depuis la mort de Mahsa Amini aux mains de la police, témoignent d’une emprise accrue du pouvoir sur l’infrastructure du réseau.
En novembre 2019, lors des manifestations contre l’augmentation du prix du carburant, le pays avait été purement et simplement privé d’Internet pendant plus d’une semaine ; mais « il avait fallu environ vingt-quatre heures » pour que ce black-out soit mis en place, explique à Libération Alp Toker, le directeur de NetBlocks, une organisation britannique qui mesure l’accès au réseau dans quelque 150 pays. Trois ans plus tard, les méthodes sont plus abouties, les interruptions plus ciblées, le déploiement plus rapide.
Les VPN dans le viseur
Dès les premières manifestations, le 16 septembre, dans plusieurs villes iraniennes, une coupure d’Internet à Téhéran est détectée par NetBlocks. Et « dans les jours qui ont suivi le début de la contestation, le Conseil suprême de sécurité nationale a annoncé qu’il ordonnerait des coupures, qu’Instagram et WhatsApp seraient bloqués », rappelle Mahsa Alimardani, chercheuse pour l’ONG de défense de la liberté d’expression Article 19, basée à Londres.
De fait, le 19 septembre, NetBlocks signale une « interruption quasi-totale de la connectivité » à Sanandadj, la capitale de la province iranienne du Kurdistan, d’où Mahsa Amini était originaire.
Deux jours plus tard, à l’instar de Facebook et Twitter depuis plus de dix ans et de Telegram depuis 2018, WhatsApp et Instagram sont bloqués dans tout le pays ; suivront Skype et LinkedIn. Et NetBlocks commence à enregistrer de très fortes perturbations du réseau mobile – des forts ralentissements aux coupures franches – de la fin d’après-midi au milieu de la nuit : de quoi « faire en sorte que les gens dans la rue ne soient pas connectés, pour qu’ils ne puissent pas témoigner ou s’auto-organiser », souligne Alp Toker.
Ces derniers temps, ces couvre-feux numériques semblaient s’être atténués, mais le réseau s’est de nouveau dégradé dans la nuit du 11 au 12 octobre, note Mahsa Alimardani. La mise en coupe réglée du Net iranien est plus forte que jamais, d’autant que les accès aux magasins d’applications d’Apple et surtout de Google, dont le système d’exploitation Android équipe la majorité des smartphones utilisés par la population iranienne, ont eux aussi été bloqués.
Ce qui rend particulièrement difficile l’accès aux VPN (virtual private networks, des réseaux privés virtuels) susceptibles d’échapper aux fourches caudines du régime : l’utilisation de ces « tunnels » de communication sécurisés qui permettent de protéger ses échanges et de contourner la censure était devenue très courante en Iran.
Selon la chercheuse, les autorités ont très probablement recours à des technologies de deep packet inspection (DPI), l’inspection en profondeur de paquets de données, pour identifier les protocoles de communication utilisés par les VPN, et les bloquer.
Un huis clos jamais complet
Le coût économique du black-out de 2019 a sans doute poussé le régime à raffiner ses méthodes de censure, estime Mahsa Alimardani. Depuis une décennie, celui-ci s’emploie à la construction d’un « Réseau national d’information », une sorte d’intranet national homologué par les autorités. Avec des effets sur la topologie même du réseau : « L’Internet iranien était au départ assez décentralisé, comme dans les pays européens, avec différents fournisseurs d’accès connectés entre eux et avec le reste du monde, explique Alp Toker.
Aujourd’hui, on observe que le trafic passe de plus en plus par Téhéran. » « Même s’il y a pas mal de fournisseurs d’accès locaux, peu d’opérateurs ont un accès à l’extérieur, abonde l’ingénieur réseaux français Stéphane Bortzmeyer. Il y a peu de points de sortie, qui sont bien contrôlés par le gouvernement. » De quoi permettre des coupures rapides, ciblées au besoin, et faciliter la censure.
Un contrôle des communications qui passe aussi, sans surprise, par la répression de « tous ceux qui tentent de documenter ou de critiquer cette politique de censure de l’Internet », souligne Mahsa Alimardani. Pour autant, le huis clos n’est heureusement jamais complet.
Ainsi le « médiactiviste » 1500tasvir est-il devenu, via son compte Twitter et sa chaîne Telegram, le récipiendaire dans le pays, et la principale source pour le monde extérieur, de photos et de vidéos tournées par les Iraniennes et Iraniens mobilisés contre le régime.
Et la mainmise du régime sur l’infrastructure technologique n’a pas suffi à empêcher samedi dernier un piratage spectaculaire de la télévision d’Etat pendant la retransmission d’une allocution de l’ayatollah Khamenei : une photo du Guide suprême entouré de flammes, accompagnée des mots « Rejoins-nous et soulève-toi » et d’une chanson reprenant le slogan « femme, vie, liberté », est apparue brièvement à l’écran. L’action a été revendiquée par un groupe de « hacktivistes » baptisé la Justice d’Ali.