Le professeur de droit pakistanais dénonce la violence avec laquelle Téhéran réprime la contestation apparue après la mort de Mahsa Amini le 16 septembre dernier. Et s’alarme de la dérive du régime depuis l’arrivée au pouvoir de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi.
Depuis 2018, le professeur de droit pakistanais Javaid Rehman est rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains en Iran. Il s’inquiète de la violence des répressions, alors que la contestation contre le régime iranien entre dans sa cinquième semaine.
Vous avez appelé le 22 septembre à une enquête « indépendante et impartiale » sur la mort de Mahsa Amini. Comment réagissez-vous à l’enquête qui a conclu à une mort de maladie, et non consécutive à des coups ?
L’affaire n’a pas été gérée convenablement. L’enquête n’était ni indépendante ni impartiale, ce n’est pas satisfaisant. Elle a été confiée au pouvoir judiciaire qui a répété la position de l’Etat. C’est très décevant, mais pas surprenant. Les autorités iraniennes n’ont jamais mené d’enquête impartiale et indépendante.
Comment qualifiez-vous la répression en cours ?
L’Etat est plus oppresseur et plus brutal qu’au début de la contestation. Il suffit de regarder les chiffres, qui sont des estimations très conservatrices : au moins 144 personnes, dont 23 enfants, ont été tuées par les forces de sécurité. Ces chiffres montrent la brutalité dont les autorités iraniennes font preuve. L’Etat agit de la façon la plus brutale et inacceptable, et contrevient à tous les droits humains et au droit international.
Les forces de sécurité semblent avoir reçu un blanc-seing. Le nombre d’enfants victimes de la répression montre qu’elles agissent sans se préoccuper des conséquences. Elles n’ont pas de limite. Leur idée est que les gens arrêteront de manifester lorsque la peur se sera suffisamment répandue. Ce n’est pas une façon de répondre à des demandes légitimes.
La répression passe aussi par le ciblage de certaines catégories de la société : les journalistes et les défenseurs des droits humains ont été emprisonnés et torturés. Les autorités ont coupé l’accès à Internet et font tout pour empêcher que les informations sortent du pays.
Confirmez-vous des tirs à balles réelles sur des manifestants pacifiques ?
Oui, ils utilisent des balles qui peuvent tuer. Dans certains cas, il y a une volonté manifeste de tuer. Il existe des façons d’arrêter des manifestations en utilisant de la force non létale. Mais ce n’est pas ce qu’on voit en Iran. Ils utilisent des moyens létaux. En majorité, les manifestants sont pacifiques. Lorsque l’Etat se comporte de façon aussi brutale, les gens réagissent. Mais ils n’ont pas d’armes. Ce qu’on voit, c’est un Etat violent qui tue.
Qui est responsable ?
Les plus hautes autorités, à commencer par le Guide suprême, le Président, le chef du pouvoir judiciaire, le chef de la police, le chef des bassidji. Ils devraient tous avoir à en répondre. Des innocents sont tués sous leur autorité. Ces hauts dirigeants n’invitent pas les forces de sécurité à se conformer au droit international ou aux droits humains. Ils donnent instruction aux unités sous leur commandement de tuer des gens. Dans des déclarations officielles, ils les incitent à utiliser la force contre les manifestants, qui sont présentés comme des « agents de l’étranger » et des « espions ».
Avez-vous des informations sur le « vendredi sanglant » à Zahedan, capitale du Sistan-et-Baloutchistan ?
Ce n’est pas encore clair. Les forces de sécurité ont eu un recours excessif à la force et ont tué beaucoup de personnes ce jour-là. Nous n’avons malheureusement obtenu aucune réponse officielle de la part de l’Etat iranien.
Ces régions marginalisées sont des cibles car elles sont historiquement le théâtre de troubles. Le mécontentement est plus fort dans ces provinces. Les privations socio-économiques sont plus importantes. Les sunnites y sont réprimés, de même que les locuteurs de langues locales. Les chiffres montrent une surreprésentation des Kurdes et des Baloutches parmi les personnes exécutées tous les ans. Les habitants se sentent marginalisés et déshérités.
Quelle est la situation à Sanandadj dans le Kurdistan, d’où est partie la contestation ?
Le Kurdistan demeure l’épicentre de la contestation. Des informations officielles font état d’une présence militaire et d’une répression de type militaire dans cette province.
Le mouvement a démarré par une contestation du port du voile obligatoire. Avez-vous lancé un dialogue avec les autorités iraniennes sur ce sujet ?
J’ai invité les autorités iraniennes à coopérer depuis le début de mon mandat en juillet 2018. Une partie importante de mes recommandations et inquiétudes sont liées à la situation des filles et des femmes. Le voile obligatoire viole la dignité des femmes. Les femmes ne veulent pas de cette loi ni de son application violente et inhumaine. C’est triste, mais il faut rappeler que Mahsa Amini n’était pas la première à être ciblée [pour non-respect du port obligatoire du voile, ndlr].
Les autorités ne veulent pas ouvrir un dialogue sur les droits des femmes, particulièrement sur le voile obligatoire. Depuis qu’Ebrahim Raïssi est arrivé au pouvoir, on observe une politique plus agressive et plus humiliante pour les femmes et les filles. En juillet, il a demandé un durcissement de la police des mœurs.
Le régime iranien a-t-il instauré un « apartheid de genre » ?
Les femmes et les filles étaient des citoyennes de seconde zone en Iran. Les autorités iraniennes le contestent mais la loi, les pratiques et le contexte social en attestent. Les discriminations se retrouvent même dans le droit pénal : les filles peuvent être condamnées à mort à partir de 9 ans, contre 15 ans pour les garçons. Nous avons énormément de préoccupations sur les vulnérabilités des jeunes filles et des femmes, liées au droit de la famille et au droit du travail.
Quel est le niveau de coopération de la République islamique avec vous ?
Il a varié depuis 2018. Mon rôle est de créer un espace de dialogue et de coopération pour améliorer la situation des droits humains dans le pays.
Mais la République islamique ne m’a pas donné accès au pays, pas plus qu’à mes prédécesseurs depuis 2011. Elle prétend que mon mandat est politisé, que je ne travaille pas de façon objective. Je dois faire un travail honnête sur le respect des droits humains.
Les autorités pensent que j’ai un agenda politique, que je suis contre eux. J’ai toujours voulu améliorer la situation. Je ne suis pas découragé, je tiens bon et je reçois énormément de soutien de la communauté internationale et de la société civile.
La situation s’est-elle dégradée depuis l’arrivée au pouvoir d’Ebrahim Raïssi l’année dernière ?
Avant son élection, Ebrahim Raissi était chef du pouvoir judiciaire. Sous son autorité, l’Etat a réprimé le mouvement de contestation de novembre 2019 [qui a fait 1 500 morts selon Reuters, ndlr]. Il doit en être tenu responsable. Depuis son élection, il a défendu une idéologie qui s’oppose au respect des droits humains, à la démocratie et à la bonne gouvernance. C’est un signal très inquiétant. Le nombre d’exécutions a d’ailleurs augmenté de façon très significative.