Julien Salingue : Charles Piaget est connu, dans la mémoire militante, comme animateur de la lutte des LIP. Mais les textes publiés et commentés dans ce petit livre sont ceux d’un Charles Piaget militant du PSU. Pourquoi ce choix ?
Théo Roumier : Pour être honnête, c’est en parcourant un carton de documents à l’Institut Tribune socialiste [qui conserve les archives du PSU] que je suis tombé sur une petite brochure retranscrivant l’intervention de Charles Piaget lors d’un meeting PSU à la Mutualité en octobre 1974, donc après la grève de LIP. Son titre – « Que signifie aujourd’hui militer pour le socialisme, être révolutionnaire ? » – m’a immédiatement tapé dans l’œil. Et à sa lecture je me suis dit que beaucoup des réflexions qui s’y trouvaient pouvaient résonner avec des préoccupations bien actuelles.
L’engagement politique de Piaget est peu connu. Lui-même n’évoque quasiment jamais la tentative de « candidature des luttes » sous son nom à la présidentielle de 1974. D’abord parce qu’elle a vite tourné court, c’est vrai, mais aussi parce qu’à la même à l’époque il estimait déjà avoir été un peu « poussé dans l’escalier » à ce sujet2. Pourtant, au-delà de cette péripétie, Charles Piaget faisait bien de la politique (qui heureusement ne se limite pas aux compétitions électorales !), même si son engagement syndicaliste était la clé d’entrée de sa compréhension du monde. C’est ça qui m’a intéressé avec cette petite étude : montrer que la réflexion politique, les enjeux stratégiques, ça n’était pas qu’une affaire de « spécialiste » ou d’intellectuelEs autorisés. Piaget est un militant ouvrier. Et en 1974, six ans après la grève générale de 1968 et ses 10 millions de grévistes, en pleine période d’insubordination ouvrière pour reprendre les mots de l’historien Xavier Vigna, il est important de prendre toute la mesure de cette parole. Et elle porte ! Car en 1974, la question du passage au socialisme est dans toutes les têtes, avec deux expériences très proches : celle du Chili de l’Unité populaire entre 1970 et 1973, matée dans le sang par Pinochet ; celle de la révolution des Œillets d’avril 1974 au Portugal. Le « socialisme » ça n’est pas un vague espoir, pas qu’une utopie : c’est une question bien concrète qu’il faut réfléchir politiquement. C’est ce que fait Piaget. Il le fait comme syndicaliste autogestionnaire, marqué par la grève « hors-la-loi » des LIP qui a défié l’ordre et la légalité capitalistes en relançant la production pour le compte des grévistes, marqué par l’extraordinaire soutien populaire qu’a reçu cette lutte. Il le fait aussi comme militant du Parti socialiste unifié, le PSU, un parti qui cherche clairement à cette époque à trouver une voie révolutionnaire autant qu’autogestionnaire pour le socialisme.
Au cœur de la réflexion de Piaget, il y a justement l’autogestion. Et ce que l’on mesure mieux à la lecture de l’ouvrage et notamment de son introduction, c’est qu’il s’agit d’un débat fondamental à gauche dans les années 1970. Peux-tu nous dire un mot à ce sujet ?
Un mot ? Oh là, ça va être dur ! Disons que l’autogestion « traverse » littéralement les années 1968, et parmi presque toutes les familles de la gauche et de l’extrême gauche. Les plus réticents à ce sujet étant le couple CGT-PCF et le courant trotskiste-lambertiste (qui publie en 1973 un livre au titre explicite : Les marxistes contre l’autogestion !). Il y a plusieurs manières de prendre en compte la question autogestionnaire à l’époque. On peut la voir comme une technique de gestion, limitée aux seules entreprises, avec un peu plus de possibilités pour les travailleurs et les travailleuses d’avoir leur mot à dire. Une sorte de brouillon de contrôle ouvrier… et amputé de toute perspective de rupture anticapitaliste. C’est un peu la vision que va développer le PS de Mitterrand. Rallié à l’automne 1974 par l’ancienne direction du PSU autour de Michel Rocard. Daniel Bensaïd a d’ailleurs fait des analyses très intéressantes à ce sujet3. C’est une des raisons qui fait se diviser profondément le PSU dans le courant de l’année 1974. Un PSU qui va finalement opter majoritairement cette année-là, avec Piaget et la section de Besançon entre autres, pour une vision bien plus nettement révolutionnaire. L’autogestion, dans cette acception, c’est en définitive l’autre nom du socialisme. D’un socialisme qui ne soit pas autoritaire, qui ne soit pas sa désastreuse et sordide caricature stalinienne. Et d’un socialisme qui ne soit pas empêtré dans le respect de l’ordre bourgeois, avec pour seule perspective l’occupation du pouvoir d’État. Donc qui se dégage de la visée réformiste.
Bien sûr si l’autogestion est présente à ce point dans les discussions c’est parce qu’un des acquis de 68 a été précisément l’extraordinaire libération de la parole qui a frappé les usines comme les amphis de fac et les lycées. Mai 68 c’est l’avènement de la démocratie assembléiste, des AG souveraines et décisionnelles, de l’auto-organisation. Et c’est une vraie logique forte. La lutte des LIP est justement pétrie d’autogestion : dans la conduite de la lutte avec une AG qui prend les décisions, un comité d’action rassemblant syndiquéEs et non-syndiquéEs, des commissions responsables devant l’AG ; dans les modalités d’action avec la remise en route de la production par les travailleuses et les travailleurs elles et eux-mêmes… et une section syndicale CFDT, dont Piaget est un des délégués, pleinement acquise à tout ça !
Question incontournable à l’heure où d’importants mouvements sociaux se développent en France. Quelle actualité des réflexions de Piaget pour nos mobilisations et nos discussions ?
Je dirai que l’actualité de Piaget est avant toute chose dans sa démarche militante : il faut avant tout partir de ses pratiques pour réfléchir stratégiquement. Sinon on colle une « vérité » établie d’avance sur le mouvement réel. Ce ne sont pas les virgules de congrès qui sont déterminantes, mais les luttes et ce qu’elles ont d’humain, de concret, de vivant. C’est du coup, au lieu d’une posture avant-gardiste un peu sommaire ou vulgaire, penser l’action de l’organisation politique ou du parti comme celle d’un « intellectuel collectif » mais aussi d’un « parti-atelier » profondément ancré dans l’action au sein des classes populaires. On lit, dans les interventions de Piaget, cette recherche de médiation politique qui permettrait à la fois d’être utile concrètement à la classe et donc de faire progresser la perspective socialiste. Ce qu’il résume joliment en parlant d’être « socialiste tous les jours ». Et puis il y a des questions posées dans ces interventions et qui ne sont pas sans faire écho à ce qui nous intéresse aujourd’hui. Par exemple : comment lier démocratie et travail ? comment se prémunir des corps de répression d’État (les manifestations de policiers et les tribunes de généraux récentes doivent nous interpeller) ? Est-ce que la gauche au pouvoir c’est le socialisme ? Est-ce que c’est l’égalité et l’émancipation pour toutes et tous ?
Hier comme aujourd’hui, l’intervention directe des classes populaires, l’expression de leur capacité politique, est un enjeu central pour toutes celles et ceux qui veulent dépasser le capitalisme. Et c’est au feu des mobilisations qu’elles se forgent.
Propos recueillis par Julien Salingue
1.Les Cahiers de l’IRTS/Éditions du Croquant, 116 pages, 10 euros.
2.Voir à ce sujet l’article de Théo Roumier dans la Revue du Crieur n° 20 de mars 2022 : « Leçons d’un candidat des luttes. Enquête sur l’éphémère candidature de Charles Piaget à la présidentielle de 1974 ».
3.Daniel Bensaïd, L’anti-Rocard ou les haillons de l’utopie, Éditions La Brèche, 1980.