Il ne répondra de rien. Ni publiquement ni judiciairement. Emmanuel Macron, qui a pris l’essentiel des décisions durant la crise sanitaire, bénéficie constitutionnellement d’une irresponsabilité pour tous les actes accomplis dans l’exercice de son mandat présidentiel. Pourtant, c’est lui qu’Agnès Buzyn charge en premier dans un « journal » rétrospectif confié au Monde et versé au dossier d’enquête de la Cour de justice de la République (CJR) qui l’a mise en examen pour sa gestion de l’épidémie, en septembre 2021.
Dans ce document de 600 pages, initialement destiné à être publié par un éditeur parisien, l’ancienne ministre de la santé raconte le début de l’année 2020 et les semaines qui ont précédé l’annonce du confinement. Elle cite notamment ses échanges de textos avec le chef de l’État et son ex-premier ministre, Édouard Philippe – entendu par le CJR le 18 octobre, ce dernier a été placé sous le statut de témoin assisté. Selon son récit, elle prévient le duo de l’exécutif, dès le 11 janvier par SMS, qu’une nouvelle épidémie sévit en Chine.
S’ensuivent plusieurs autres messages dans lesquels Agnès Buzyn se porte à la disposition du président de la République pour lui faire des points de situation. Le 25 janvier, elle lui glisse que « l’OMS [Organisation mondiale de la santé – ndlr] a pris la mauvaise décision de ne pas déclencher une alerte mondiale ». Il ne lui répond pas. Deux jours plus tard, elle lui envoie un nouveau texto pour lui indiquer que le nombre de cas augmente en Chine et que ses services travaillent sur différents scénarios. Il la remercie pour sa « clarté ».
Fin janvier, la ministre de la santé revient plusieurs fois à la charge pour solliciter un rendez-vous auprès du chef de l’État. Le 8 février, juste avant de quitter le gouvernement pour briguer la mairie de Paris, elle finit par s’entretenir avec lui. Une discussion qui lui vaudra, quelques jours plus tard et toujours selon son récit, ce commentaire du secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler : « Mais qu’est-ce que t’as dit au PR l’autre soir ? Tu as réussi à lui faire peur ! »
Le même Alexis Kohler aurait ensuite exigé qu’elle précise, dans le communiqué de presse annonçant sa démission, partir de son propre chef. Et ce, alors même qu’Agnès Buzyn assure avoir répété à plusieurs reprises qu’elle refusait de s’engager dans la campagne des municipales dans un tel contexte.
Emmanuel Macron n’en fait qu’à sa tête
Après son départ, l’ex-ministre de la santé continue d’échanger avec le duo de l’exécutif. Elle écrit à Emmanuel Macron qu’elle « ne pense qu’à la crise ». Elle s’inquiète par téléphone de la « perte de temps sur l’épidémie » et lui conseille de monter une « task force dédiée ». Mi-mars, elle répète à Édouard Philippe qu’il faut « annuler les élections municipales ». « Ce qui est certain, c’est que j’avais un pressentiment, et tout le monde me disait que j’étais folle », commente-t-elle auprès du Monde.
Et d’ajouter : « Pendant toute la campagne, j’ai continué d’envoyer des textos, d’alerter, mais j’ai senti que je ne pesais plus rien et que je parlais dans le vide. Je n’étais plus aux affaires et on me le faisait sentir. » Entre les lignes, elle décrit ainsi l’atmosphère de « boys’ club » qui régnait alors au plus haut niveau de l’État. Et trace, à sa manière, les contours d’un pouvoir sûr de son fait et accaparé par ses manœuvres électorales.
Dans les faits, Emmanuel Macron n’a effectivement écouté que lui-même tout au long de cette crise sanitaire, jouant plus d’une fois les fauteurs de troubles. Fin janvier, alors que l’OMS venait de déclarer « l’urgence de santé publique de portée internationale », il laissait partir sa conseillère santé – qu’il ne remplacerait qu’un mois plus tard. Un premier marqueur de désorganisation au plus haut niveau de l’État.
Le président de la République a ensuite choisi tout seul de créer un Conseil scientifique, directement rattaché à l’Élysée, auquel Santé publique France, pourtant chargée de la veille sanitaire et de la gestion de la réserve sanitaire, et le Haut Conseil de santé publique (HCSP), qui s’occupe des maladies infectieuses et transmissibles, n’ont été associés que sur le tard. Dans son journal, Agnès Buzyn assure l’avoir mis en garde contre ces experts. Elle dit aussi avoir été sidérée d’apprendre sa visite auprès du professeur Raoult. Une autre décision très personnelle du chef de l’État.
Si la charge contre l’exécutif, à commencer par le tandem Emmanuel Macron-Alexis Kohler, est violente, le journal de l’ancienne ministre de la santé révèle aussi en creux une forme de désorganisation et d’inconséquence dont elle-même ne peut se départir. Bien au contraire. Pourquoi, alors qu’elle indique qu’elle n’arrivait pas à se faire entendre à l’Élysée en janvier, n’a-t-elle pas abordé les risques de propagation en France du virus en conseil des ministres, devant tous ses collègues du gouvernement ? « De peur des fuites », indique Le Monde.
Une même impression de légèreté se dégage de la manière dont elle alerte le président de la République, dans son premier SMS du 11 janvier. « L’information ne figure pas encore dans les médias, mais ça peut monter », lui écrit-elle. Comme si le sujet représentait avant tout une vigilance en matière de communication.
Les contradictions d’Agnès Buzyn
Son départ du ministère, le 16 février, pour se présenter aux municipales à Paris est tout aussi incompréhensible, même si Agnès Buzyn a subi les pressions du président de la République et de plusieurs cadres de la majorité. « Je n’aurais jamais dû partir. À la santé, j’étais à ma place. Là, on me poussait au mauvais endroit au mauvais moment », regrette-t-elle dans son journal.
Les contradictions entre les alertes formulées par Agnès Buzyn à Emmanuel Macron et Édouard Philippe, et ses déclarations publiques rassurantes aux Françaises et aux Français sont tout aussi saisissantes. Le 21 janvier, lors d’un point de presse
Avant de se faire plus affirmative encore, trois jours plus tard : « Le risque d’importation depuis Wuhan était modéré. Il est maintenant pratiquement nul, puisque la ville, vous le savez, est isolée. Les risques de propagation dans la population [française] sont très faibles. » La même ministre qui déplore donc, le lendemain, dans un message privé au chef de l’État que « l’OMS a pris la mauvaise décision de ne pas déclencher une alerte mondiale »…
Surtout, à la lecture de son récit, on ne comprend pas pourquoi Agnès Buzyn, qui paraît si lucide en privé face au péril de la situation, n’a pas activé tous les moyens d’action à sa disposition pour mobiliser son administration. Comme l’avait révélé Mediapart, alors que son ministère était tout à fait conscient de la faiblesse des stocks d’État de masques de protection, il n’a décidé de commander qu’une très faible quantité de masques, dans des proportions clairement insuffisantes, à la fin du mois de janvier puis en février.
Mi-janvier, l’État disposait de moins de 100 millions de masques chirurgicaux (33 millions de masques pédiatriques, 66 millions de masques adultes, selon les chiffres de la commission d’enquête du Sénat) – plus 65 millions supplémentaires commandés avant l’épidémie, mais pas encore livrés – et n’avait pas le moindre stock de masques FFP2 pour le personnel soignant. Ce qui a vite suscité des alertes internes au sein de l’administration.
« On a commencé à s’inquiéter et on s’est mis en ordre de bataille pour acheter massivement fin janvier », déplorait ainsi à l’époque auprès de Mediapart, sous le couvert de l’anonymat en raison de sa fonction, un membre de la cellule de crise du ministère de la santé.
La Direction générale de la santé (DGS) n’a saisi pour la première fois l’agence Santé publique France (SPF), sous la tutelle du ministère, que le 24 janvier pour faire un inventaire des stocks de matériel médical. Avant de demander d’acquérir, le 30 janvier, « dès que possible », 1,1 million de masques FFP2 seulement. Aucune commande de masques chirurgicaux n’est alors sollicitée.
Le 7 février, la DGS effectue une nouvelle demande à SPF pour gonfler le volume de commandes de FFP2 (28,4 millions de masques), à travers « une procédure accélérée d’achat ». Toujours pas de masques chirurgicaux. Pire : comme nous l’avions raconté à l’époque, la DGS ordonne de sortir des stocks 810 000 chirurgicaux à destination de la Chine.
Finalement, le plaidoyer de l’ex-ministre de la santé est accablant pour le pouvoir dont elle était partie prenante. Il met en scène deux irresponsabilités : celle d’une présidence qui n’entend pas les alertes et celle d’une ministre qui accepte d’abandonner ses responsabilités.
Antton Rouget et Ellen Salvi